À la recherche du “Panorama du Caire”: l’oeuvre d’Émile Wauters a disparu depuis 40 ans

Détails du " Panorama du Caire "A la fin du 19e siècle, les panoramas étaient en quelque sorte des cinémascopes. On suspendait ces énormes tableaux en cercle dans un bâtiment rond, souvent spécialement construit à cet effet. © KIK-IRPA, BRUXELLES

Il y a 40 ans, la Grande mosquée de Bruxelles ouvrait ses portes. Au même moment, l’oeuvre d’Emile Wauters, le ” Panorama du Caire “, qui trônait depuis 1897 dans le bâtiment, se volatilisa. A-t-il été détruit ou simplement oublié quelque part?

Un tableau de 114 mètres de long et de 14 mètres de haut ne disparaît pas comme ça, affirme Eugène Warmenbol, professeur d’archéologie à l’ULB. ” Et pourtant le Panorama du Caire a disparu sans laisser de traces. Cela soulève de nombreuses questions. Mais que s’est-il donc passé ? ” Eugène Warmenbol et son ami Luc Delvaux, le conservateur du département égyptien du Musée Art & Histoire à Bruxelles (le nouveau du nom du Musée du Cinquantenaire), ont décidé il y a quelques années de se remettre à la recherche de l’oeuvre perdue d’Emile Wauters. ” Cette quête s’est transformée en obsession, reconnaît Eugène Warmenbol. Nous savons cependant que l’espoir d’en retrouver des morceaux pour les exposer au musée est mince. ”

Le fait que le gouvernement ait abandonné le bâtiment avec le tableau, sans que l’on sache ce qui allait en advenir, est absolument aberrant.

Le gigantesque tableau, qui offre un plan large du Caire à partir des rives du Nil, se trouvait depuis 1897 dans un pavillon du parc du Cinquantenaire aux allures de mosquée. La toile était déjà fortement endommagée lorsque le bâtiment a été remis au Centre islamique et culturel de Belgique pour y aménager la Grande mosquée de Bruxelles. ” Le fait que le gouvernement ait abandonné le bâtiment avec le tableau, sans que l’on sache ce qui allait en advenir, est absolument aberrant “, estime Eugène Warmenbol.

Triomphe international

A la fin du 19e siècle, les panoramas étaient en quelque sorte des cinémascopes. On suspendait ces énormes tableaux en cercle dans un bâtiment rond, souvent spécialement construit à cet effet. Généralement, ces oeuvres dépeignaient des événements historiques spectaculaires, des scènes de batailles ou de la Bible. L’Europe comptait nombre d’entreprises, à l’époque, qui s’adonnaient à la construction et à l’exploitation de panoramas. Il est d’ailleurs surprenant que l’une de ces entreprises, la Compagnie austro-belge des Panoramas et Dioramas, ait fait appel à Emile Wauters pour réaliser un panorama. Alors que la plupart des peintres qui réalisaient ces panoramas étaient considérés comme des artistes de second rang, Wauters était plutôt renommé comme peintre historique et portraitiste du ” beau monde ” belge.

Détails du
Détails du ” Panorama du Caire “A la fin du 19e siècle, les panoramas étaient en quelque sorte des cinémascopes. On suspendait ces énormes tableaux en cercle dans un bâtiment rond, souvent spécialement construit à cet effet.© KIK-IRPA, BRUXELLES

Quoi qu’il en soit, Emile Wauters se rendra en Egypte en 1880 pour y réaliser des esquisses de son futur tableau. ” Des artistes avaient déjà mis en scène la victoire de Napoléon pendant la Bataille des pyramides, explique Eugène Warmenbol. Emile Wauters, lui, peignait plutôt les gens ordinaires issus des campagnes le long du Nil. C’était plutôt original .” En 1881, l’archiduc Rodolphe, le prince héritier de l’empire d’Autriche-Hongrie, se rendit en Egypte pour y chasser. Une occasion que la Compagnie entendait ne pas laisser passer : l’archiduc figurerait sur la toile. Ce personnage était au demeurant très connu en Belgique, puisque peu après son retour d’Egypte, il épousa Stéphanie, l’une des filles du roi Léopold II.

A partir de juillet 1881, le Panorama entama une tournée internationale triomphale, passant par Bruxelles, Vienne, Munich et La Haye. ” Au 19e siècle, l’Orient exerçait un réel attrait sur nombre d’artistes belges, raconte Eugène Warmenbol. Le Panorama du Caire constitue l’oeuvre principale de ce courant, surtout au vu de sa taille. Sur les esquisses et d’autres oeuvres connexes, on constate qu’Emile Wauters a merveilleusement bien rendu cette lumière si typique à l’Egypte. Sur une toile de ce format, l’effet devait être vraiment extraordinaire. ”

Nous avons peu d’espoir d’en retrouver des morceaux susceptibles d’être un jour exposés au musée.

Un déclin progressif

Les choses se gâtèrent en 1889. Cette même année, l’archiduc Rodolphe est retrouvé mort dans son pavillon de chasse de Mayerling, aux côtés de sa maîtresse âgée d’à peine 18 ans. Le Panorama tomba en disgrâce et finit dans un hangar à Molenbeek. En 1894, Emile Wauters demanda au comte Louis Cavens, un riche mécène, de racheter le tableau pour en éviter la destruction. Le comte accepta et confia à l’architecte Ernest Van Humbeeck le soin de construire un pavillon aux allures de mosquée dans le parc du Cinquantenaire afin d’y accrocher le tableau. Ce pavillon ouvrira en 1897 dans le cadre de l’Exposition universelle de Bruxelles. Le comte Louis Cavens fit alors don de l’ensemble de l’oeuvre au Musée Art & Histoire. De nouveaux problèmes se firent jour en 1908. Le toit du bâtiment fuyait et l’eau qui s’était infiltrée avait gravement endommagé la toile. Emile Wauters envoya un télégramme pour alerter le comte qu’elle risquait d’être découpée en morceaux. On n’en vint finalement pas à cette extrémité, mais il a fallu attendre les années 1930 avant que le public ne puisse à nouveau admirer le Panorama du Caire. Progressivement cependant, il tomba dans l’oubli. ” Les peintres orientalistes du 19e siècle étaient complètement démodés. Plus personne ne voulait débourser le moindre centime pour leurs oeuvres “, précise Eugène Warmenbol.

Détails du
Détails du ” Panorama du Caire “A la fin du 19e siècle, les panoramas étaient en quelque sorte des cinémascopes. On suspendait ces énormes tableaux en cercle dans un bâtiment rond, souvent spécialement construit à cet effet.© KIK-IRPA, BRUXELLES

Le pavillon exotique du parc du Cinquantenaire demeurait toutefois une étonnante curiosité. En 1962, Victor Larock, le ministre de l’Education nationale et de la Culture, reçut une demande des ambassadeurs du Tchad et du Sénégal visant à rouvrir le bâtiment pour en faire une mosquée. Ils agissaient en tant que porte-parole d’autres Etats islamiques. Le ministre était plutôt favorable à ce projet, si l’on en croit sa correspondance. “A un moment où tout est mis en oeuvre pour confirmer Bruxelles comme capitale de l’Europe, l’absence d’une mosquée constitue une lacune, alors qu’il en existe dans toutes les autres capitales européennes”, avait-il écrit.

Victor Larock avait compris que le bâtiment ne pourrait faire office de mosquée si la toile restait visible, car l’islam interdit la fabrication d’images. Or le musée avait fait savoir que la toile ne pourrait être exposée nulle part ailleurs. Les ambassadeurs proposèrent donc un compromis : ils étaient disposés à placer un rideau devant la toile, de façon à pouvoir la conserver. Un collaborateur du ministre avait constaté que l’oeuvre se trouvait dans un état lamentable. Il pleuvait dans le bâtiment, devenu un véritable terrain de jeu pour les pigeons. ” La toile est en péril”, peut-on lire dans la correspondance de Victor Larock.

Faux mur

Cinq ans plus tard, la décision fut prise d’aménager le pavillon en mosquée. En 1967, Pierre Wigny, ministre de la Justice et des Cultes, remit les clés du bâtiment au roi saoudien Faysal lors d’une visite officielle en Belgique, en présence d’ambassadeurs d’autres pays musulmans. Le choix de l’Arabie saoudite n’était d’ailleurs pas un hasard : le pays comptait parmi les principaux partenaires commerciaux de la Belgique, et la famille royale saoudienne se profilait sur la scène internationale comme le porte-drapeau de l’islam. Deux ans plus tard, la Belgique céda le bâtiment officiellement en concession au Centre islamique et culturel, représenté par les ambassadeurs d’Arabie saoudite et du Maroc.

La toile était toujours accrochée dans le pavillon. Le conservateur en chef Pierre Gilbert était disposé à ériger une cloison pour la masquer, mais nul autre ne partageait cette idée. ” La direction du musée était dépassée, raconte Eugène Warmenbol. Des discussions ont sans doute eu lieu çà et là sur ce qui devait advenir du Panorama, mais on n’a jamais pris de décision. ” En 1970, l’oeuvre de Wauters avait subi des dommages dus à des coups de couteau. Et plus tard encore, des vandales s’étaient amusés à détacher la toile pour la faire tomber au sol, tentant même, mais sans y parvenir, d’y bouter le feu avec de l’essence.

LE PONT DE KASR-EL-NIL
LE PONT DE KASR-EL-NIL “Sur des oeuvres connexes, on constate que Emile Wauters a merveilleusement bien rendu cette lumière si typique à l’Egypte. “© KMSKA – LUKAS-ART IN FLANDERS VZW. PHOTO : HUGO MAERTENS

Le musée décida alors de retirer le tableau, en 1971 ou 1972, et le bâtiment fut rénové. C’est ainsi que la Grande mosquée fut solennellement inaugurée en 1978 par le roi Baudouin et le roi saoudien Khalid.

Six rouleaux

Selon une note trouvée dans les archives du musée, le panorama aurait été découpé en morceaux, puis roulé en six rouleaux. Malgré la taille énorme qu’ils doivent faire, ces rouleaux restent introuvables. L’écrivain Lucas Catherine a écrit dans un livre que l’un des conservateurs du musée aurait revendu les plus belles parties du panorama et brûlé les autres. ” Une légende urbaine à laquelle je ne peux croire, réagit Eugène Warmenbol. Comment voulez-vous découper des morceaux de cette taille sans que personne ne vous voie ? Il faut savoir que les personnages de la toile font plusieurs mètres de haut et que le panorama a été peint pour être vu de loin et non de près. Autrement dit, impossible d’en emporter un morceau sous le bras comme si de rien n’était. Et comment brûler une telle oeuvre en catimini ? Autant vous dire que lorsqu’il se trame quelque chose de louche dans un musée, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Or personne ne se souvient de rien. Non, croyez-moi, la toile n’a pas été détruite. On l’a simplement oubliée quelque part. ”

Un tableau de 114 mètres de long et de 14 mètres de haut ne disparaît pas comme ça.

Eugène Warmenbol et Luc Delvaux ont fouillé les réserves du Musée Art & Histoire. Sans résultat. Le sous-sol abrite cependant un grand rouleau qui offre une vue sur Le Caire et le Nil. Selon Werner Adriaenssens, le conservateur des collections du 20e siècle, il s’agit d’un morceau d’un Panorama d’Emile Wauters. Selon l’inventaire, cette oeuvre, aussi, aurait été donnée par le comte Cavens au musée en 1896. ” Ce rouleau se trouve dans la réserve depuis 1896. Il s’agit du morceau d’un autre panorama “, maintient Werner Adriaenssens. Aussi intéressante que cette histoire puisse paraître, Eugène Warmenbol et Luc Delvaux ne connaissent pas cette pièce. Et l’examen du rouleau n’est pas chose aisée. Un mur a été construit à côté de l’étagère sur laquelle il avait été déposé, et la toile a été en partie prise dans le ciment. Il est aujourd’hui impossible de le sortir de la réserve.

Le gigantesque tableause trouvait depuis 1897 dans un pavillon du parc du Cinquantenaire aux allures mauresques, que la Belgique cèdera en 1967 à l'Arabie saoudite afin d'y créer une mosquée.
Le gigantesque tableause trouvait depuis 1897 dans un pavillon du parc du Cinquantenaire aux allures mauresques, que la Belgique cèdera en 1967 à l’Arabie saoudite afin d’y créer une mosquée.© BELGAIMAGE

Perdu à jamais

Eugène Warmenbol pense que les rouleaux du Panorama du Caire n’ont jamais vu les murs du musée. Son hypothèse serait plutôt qu’ils ont été emportés au Musée royal de l’armée situé à proximité. Ou au Mundaneum, le bâtiment situé à côté du Musée Art & Histoire et qui abrite Autoworld depuis 1984. ” Au fil des ans, on a vu naître beaucoup d’histoires rocambolesques à propos de cette toile légendaire. Ce panorama n’a jamais abouti dans la collection du Musée royal de l’armée “, rétorque Natasja Peeters, la directrice faisant fonction des collections du Musée royal de l’armée, lorsque nous lui avons soumis cette thèse. L’attachée de presse d’Autoworld affirme, elle aussi, que personne au sein de son institution ne sait quoi que ce soit sur ces rouleaux.

Il en faut toutefois plus pour décourager nos deux enquêteurs qui poursuivent leurs recherches. Inlassablement, mais sans illusion : plus jamais le public ne pourra admirer la toile dans son état d’origine, ni même en apercevoir des morceaux. ” L’oeuvre est perdue, affirme Eugène Warmenbol. En réalité, elle l’était déjà au début des années 1970. Elle avait été attaquée pendant des décennies par l’humidité. Elle avait été vandalisée, présentait des traces de brûlure, et tout cela avant d’être roulée. Cinquante ans se sont écoulés depuis. La moisissure a dû s’en mêler. Il ne doit donc plus en rester grand-chose. ”

En 1971, l'état d'une partie de la toile après le passage de vandales.
En 1971, l’état d’une partie de la toile après le passage de vandales.© KIK-IRPA, BRUXELLES

Wim Ver Elst

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content