Les six commandements de l’e-commerce familial

Zalando - Ce n'est pas un hasard si les familles Torfs et Van Audenhove ont massivement investi dans l'e-commerce en 2012, au moment où Zalando arrivait en Belgique. © Bloomberg via Getty Images

Le commerce électronique pose souvent un dilemme aux entreprises familiales. S’il est risqué d’attendre et de ne pas investir, il l’est tout autant de franchir le pas trop tôt.

Et lorsque la famille se décide, toute une série de nouveaux défis l’attendent…

La vente de chaussures est un excellent exemple d’activité métamorphosée par l’avènement du commerce en ligne. Pendant longtemps, l’achat et surtout l’essayage de chaussures ont semblé être le privilège exclusif des magasins physiques. Puis, Zalando est apparue, avec sa soif de conquête. D’origine allemande, cette cyberboutique de chaussures, de vêtements et d’accessoires de mode est arrivée en Belgique en 2012. Zalando permet d’essayer chez soi les chaussures achetées en ligne. Elles serrent un peu ? Il suffit de les renvoyer.

On ne peut pas dire que les entreprises familiales belges spécialisées dans la vente de chaussures soient restées à bâiller aux corneilles. Ce n’est pas un hasard si les familles Torfs (Schoenen Torfs) et Van Audenhove (Euro Shoe Group) ont massivement investi dans l’e-commerce en 2012, au moment où Zalando arrivait en Belgique. La famille Brantegem (propriétaire de Brantano jusqu’en 2008) avait fait le pas bien plus tôt, dès le début des années 2000. Plus d’une décennie sépare donc ceux qui ont cru les premiers au commerce électronique de ceux qui les ont suivis. Or, pour Kurt Moons, CEO d’Euro Shoe Group et précédemment de Brantano, c’est précisément là le dilemme que le commerce électronique pose aux entreprises familiales. “Elles sont souvent enfermées dans leur modèle commercial, explique-t-il. Les familles ont investi pendant longtemps dans cet ancien modèle, qui est d’ailleurs toujours rentable. Elles ont du mal à évaluer la rapidité d’expansion du nouveau modèle et ses chances de succès.”

Pour le patron, ces doutes expliquent en grande partie l’attentisme des entreprises familiales face au commerce en ligne. “Elles ont peur parce qu’investir rapidement implique de faire des choix et de délaisser leur modèle traditionnel. Si elles n’investissent pas du tout, la concurrence ravira le marché. La grande difficulté consiste à injecter des moyens financiers familiaux dans un modèle encore incertain. Les nouveaux acteurs qui n’investissent que dans l’e-commerce peuvent plus facilement partir de zéro.” Une tendance qu’observe également Jean-Pol Boone, cofondateur d’Inoopa, un outil de diagnostic pour l’e-commerce : “Passer d’un modèle historique rentable à un marché doté de concurrents surcapitalisés visant la prise de part de marché au détriment de la rentabilité n’est pas simple. Nous observons que beaucoup d’entre eux sont perdus et ont du mal à trouver un intérêt financier à se lancer dans l’aventure.” Dans la pratique, le stimulant financier est souvent déterminant. Cette attitude plutôt défensive n’est pas un problème pour autant, mais il importe que la famille ne s’engage pas sur la Toile en tirant le frein à main. Quels sont donc les écueils à éviter ?

Premier commandement. Suscitez une adhésion suffisante au sein de la famille

“Si vous vous lancez dans l’e-commerce, vous avez tout intérêt à laisser les sceptiques sur la ligne de touche”, conseille Steve Muylle, academic director online MBA à la Vlerick Business School. Ce spécialiste de la question observe que les familles qui passent au commerce électronique procèdent souvent par étapes. “La plupart du temps, elles créent une unité distincte pour développer le commerce en ligne. On retrouve cette piste dans les entreprises où la nouvelle génération croit dur comme fer à l’e-commerce. Les jeunes développent la nouvelle activité, mais c’est encore l’ancienne génération qui tire les ficelles. Souvent, ces entreprises commencent par offrir une gamme limitée, histoire de voir si l’activité électronique ne cannibalise pas l’activité classique. L’entreprise familiale apprend de ses tâtonnements successifs.”

Steve Muylle, Vlerick Business School
Steve Muylle, Vlerick Business School© BENNY DE GROVE

Les entreprises familiales peuvent aussi supprimer d’entrée de jeu la différence pour le client et mettre sur le même plan les activités en ligne et hors ligne. Elles doivent alors faire unanimement le choix du numérique. Le fournisseur de pneus Deldo, qui appartient à la famille Delcroix (lire l’encadré “Sans l’e-commerce, on peut fermer boutique”), a inauguré sa cyberboutique en 2002. D’emblée, il a mis à disposition l’ensemble de son stock en ligne. En outre, Deldo a fait son apparition sur les plateformes externes. “Mes parents ont créé l’entreprise en 1973, explique Philip Delcroix, son directeur général. Pendant des années, nous étions à la traîne sur le plan informatique. Mes parents étaient contre l’automatisation et les ordinateurs. Il y a 18 ans, je suis entré dans la société avec ma soeur. Nous avons alors amorcé le mouvement de rattrapage nécessaire. Heureusement, ce n’est pas très sorcier : la famille a le pouvoir de décision et peut rattraper assez facilement son retard.”

Deuxième commandement. L’e-commerce n’est pas une fin en soi

En tant que concurrent des détaillants familiaux, Zalando a une stratégie claire : la rentabilité n’est pas indispensable immédiatement. Les premières années, elle voulait avant tout attirer le plus possible de consommateurs grâce à son modèle basé sur l’essayage à domicile. “Il est évident qu’une entreprise familiale ne doit pas copier ce modèle, prévient Steve Muylle de la Vlerick Business School. Elle tient à savoir ce que cela rapportera et quand elle aura ces recettes. Vous pouvez même introduire un modèle qui éduque le client. Soyez clair sur les valeurs de votre entreprise familiale : pourquoi ne pas souligner, par exemple, la qualité de la livraison et la fiabilité ? Si vous n’y arrivez vraiment pas parce que les starters perturbent énormément le marché, vous devez vous poser la question fondamentale de savoir si vous voulez vous lancer.”

Euro Shoe Group s’est doté d’un modèle stratégique clair en 2015. L’e-commerce n’est pas une fin en soi. Au contraire : les magasins en briques restent l’activité principale de la famille Van Audenhove, propriétaire de la chaîne. Les ventes en ligne sont censées soutenir les boutiques, ce qui explique pourquoi la société insiste tellement sur le retrait des commandes en magasin. “Les entreprises familiales pensent à long terme, estime Kurt Moons. Elles peuvent donc faire évoluer progressivement leur positionnement en ligne. D’abord mettre en place tous les éléments constitutifs, puis passer à la vitesse supérieure si le marché le demande.”

Troisième commandement. Une informatique performante est essentielle

A cet égard, l’élément constitutif essentiel est un système informatique performant. Et le département informatique n’a pas pour seule tâche de résoudre les problèmes d’ordinateurs. Il contribue à la réflexion stratégique sur le commerce électronique et participe à l’adoption des bonnes décisions. “Un sérieux investissement attend l’entreprise familiale, analyse le professeur de la Vlerick Business School. Elle peut choisir parmi un grand nombre de fournisseurs. Il vaut mieux qu’elle se fasse conseiller sur ce qui est vraiment nécessaire. Elle doit fixer ses priorités. Collecter des tas de données au travers de son site de vente, c’est fantastique. Mais en a-t-elle réellement besoin ? Demandez-vous jusqu’à quel point vous voulez suivre le mouvement et gardez bien les pieds sur terre.”

Kurt Moons, CEO Euro Shoe Group
Kurt Moons, CEO Euro Shoe Group© Wiegandt

En 2012, Euro Shoe Group a mis l’accent sur le lien entre les ventes en ligne et la gestion des stocks. La famille voulait tenir compte de l’ensemble des canaux de vente et a mis le paquet sur le plan technique. “Nous investissons énormément dans les techniques qui relient l’e-boutique et le SAP, précise Kurt Moons. C’est pourquoi nous avons développé plus que les autres les systèmes de support sous-jacents. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut vraiment se prétendre actif dans tous les canaux de vente possibles.”

Le cofondateur de la firme Inoopa souligne l’agilité qu’impliquent les changements technologiques nécessités par l’e-commerce : “Dans les années 1990 ou 2000, on pouvait passer des mois à développer des plateformes IT avant de lancer finalement le projet sur le marché. Aujourd’hui, on tend à rapidement lancer ces produits afin de les évaluer, de tester leur prix et suivre les concurrents. Sur base des données collectées, on affine. Cette méthodologie doit être réactive, avec des cycles de décision rapide, et avec des gens qui s’y connaissent.”

Quatrième commandement. Répandez la culture numérique dans la famille

Bien sûr, l’e-commerce ne se résume pas à une informatique performante. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de bien connaître le phénomène, faute de quoi cela peut freiner les ambitions des entreprises familiales. Si celles-ci excellent souvent dans une activité traditionnelle, le talent numérique ne va pas de soi, ni parmi leurs membres, ni parmi leur personnel. Cette difficulté peut notamment être surmontée si les nouvelles recrues familiales acquièrent d’abord une expérience en dehors de l’entreprise en se focalisant sur la transformation numérique.

Mais ce n’est pas tout : “Même si vous avez les personnes compétentes, la famille doit encore suivre, prévient Steven Muylle. Il faut changer la culture familiale. Comment ? Invitez des experts, ou faites-les siéger au conseil en tant qu’administrateurs indépendants. Suivez des formations destinées aux entreprises familiales. Les entrepreneurs familiaux perçoivent d’ailleurs bien le potentiel de l’e-commerce. La numérisation fait ressortir l’entrepreneur qui est en eux.”

Le plan d’affaires numérique est une deuxième solution structurelle pour combler le déficit de connaissances numériques. Kurt Moons en a fait sa lecture de chevet. On y trouve une énumération de toutes les expertises permettant à Euro Shoe Group de mettre en oeuvre sa stratégie. “Les entreprises familiales sous-estiment souvent ce point, explique le professeur. L’e-commerce, ce n’est pas que de la technologie. Il s’agit aussi de logistique, de gestion des clients et de communication. D’après moi, on sous-estime surtout ce dernier facteur. Avec le commerce en ligne, il faut démarcher une nouvelle génération de clients et adapter la communication à leur univers mental. Quand le champ d’action de l’entreprise familiale s’élargit, elle doit rajeunir sa communication. Si l’ancienne génération ne sait que faire de Snapchat et d’Instagram, elle doit recourir à une expertise externe.” Car le développement de l’e-commerce dans une entreprise familiale traditionnelle s’accompagne de l’apparition de nouveaux métiers. En effet, aujourd’hui le commerce électronique ne se limite plus à une transformation technique et logistique : “Il évolue rapidement vers d’autres métiers tels que les data scientists ou encore l’inbound marketing, précise Jean-Pol Boone d’Inoopa. Et on voit à quel point il est périlleux de manoeuvrer dans ce sens. Trouver le personnel qualifié, le conserver, et surtout le rentabiliser est un vrai challenge en soi, surtout quand on est confronté à une génération de travailleurs différente. Dans beaucoup de cas, nous observons qu’il est plus rentable d’externaliser certaines expertises plutôt que de tenter de le faire en interne.”

Jean-Pol Boone, cofondateur d'Inoopa
Jean-Pol Boone, cofondateur d’Inoopa© PG

Et Jean-Pol Boone d’insister également, en marge du plan d’affaires numérique, sur la “nécessité de suivre les chiffres clés des concurrents, fournissant ainsi des données qui peuvent aider à la décision pour la PME familiale”. Ainsi outillée, elle sera à même de pouvoir évoluer en toute connaissance de cause. Peu le font et pourtant c’est nécessaire : au même titre qu’un budget est fait annuellement, une revue de l’e-commerce et des chiffres des concurrents semble plutôt une approche pragmatique et recommandée pour garder le cap de la rentabilité.”

Cinquième commandement. Associez vos collaborateurs au processus

Qu’implique le commerce électronique pour les travailleurs ? Souvent, le personnel se sent menacé par les activités numériques. Pour les entreprises familiales, qui défendent souvent leurs employés, c’est un point sensible. “Soyez clair à ce sujet, conseille Steve Muylle. Expliquez les conséquences du changement numérique. Et indiquez par la même occasion que vous souhaitez associer vos collaborateurs au processus, et de quelle manière. Démontrez qu’il s’agit d’un choix à long terme et évitez absolument toute ambiance négative. La numérisation ne peut être synonyme d’incertitude pour les travailleurs. Dissipez les craintes. Une entreprise familiale est suffisamment proche de son personnel pour faire le pas de manière crédible.”

Sixième commandement. Evaluez bien les nouveaux marchés émergents

Le commerce numérique ouvre les frontières. D’un coup, les produits peuvent se vendre assez facilement sur d’autres marchés. “Cela pose de nouveaux défis, analyse le patron d’Euro Shoe Group. Votre marque est-elle suffisamment connue sur ces nouveaux marchés émergents ? Comment organiser la logistique ? Quelles sont les différences dont il faut tenir compte sur ces marchés ? Dans les entreprises familiales, les nouvelles générations s’investissent volontiers dans tout cela. Elles travaillent d’une autre manière, apprennent à gérer les clients qui arrivent un peu de nulle part sur le site web et nouent des contacts sur Skype. On peut en tirer des leçons très intéressantes.”

Deldo vend 90 % de ses pneus à l’étranger. Grâce aux plateformes de vente externes, qui gagnent en importance, il compte déjà 20.000 acheteurs rien qu’en Allemagne, par exemple. La nouvelle situation sur le marché impose toutefois la vigilance, prévient Philip Delcroix, directeur général du fournisseur de pneus. “De très petites entreprises peuvent désormais faire concurrence à des grossistes comme nous, indique-t-il. L’organisation doit alors être plus rapide et plus intelligente. L’exercice en ligne d’une activité de volumes implique d’augmenter les capacités, les performances et l’efficience. Cela devrait donner lieu à une consolidation, car de nombreuses entreprises de taille moyenne auront du mal à suivre. Sous l’influence d’Internet, le commerce change très rapidement. Et nous n’en sommes encore qu’à mi-course.”

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