Ryanair: “Il y a clairement une hémorragie de pilotes”

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Ryanair est confrontée à une mobilisation inédite de ses pilotes excédés par ses méthodes de management, un mois à peine après les protestations de ses passagers énervés par une vague d’annulations de vols.

La suppression brutale de milliers de vols par la compagnie aérienne à bas coût annoncée en septembre a provoqué un tollé. Elle est aussi le symptôme du malaise moins bruyant mais persistant des équipes navigantes du premier transporteur européen.

Dans une entreprise qui ne reconnaît aucun syndicat, nombre de pilotes prennent d’assaut les réseaux sociaux depuis quelques semaines pour partager leur rancoeur envers une direction accusée de mépris et qu’ils appellent au dialogue. L’AFP a joint plusieurs pilotes, en fonction chez Ryanair ou fraîchement partis sous d’autres cieux à la faveur d’une envolée de la demande mondiale en aviateurs.

“Il y a clairement une hémorragie de pilotes. Ils s’en vont car ils sont épuisés d’être traités comme des numéros”, confie à l’AFP sous couvert de l’anonymat un copilote de Ryanair parti récemment pour une autre compagnie, en dénonçant “un régime de terreur de la part de la direction”.

Le directeur général de la compagnie irlandaise, le volubile et controversé Michael O’Leary, a mis les annulations de vols sur le compte d’un problème de plannings de congés. Mais d’après ce copilote, “le problème couvait et une simple étincelle a mis le feu aux poudres”.

Sollicitée par l’AFP, la direction de la compagnie dément toutefois des “accusations mensongères” et souligne que des représentants sont élus au sein des 86 bases où Ryanair stationne des avions dans son réseau, afin de pouvoir négocier “sans crainte” de représailles.

Pourtant, l’utilisation de ces Comités de représentation du personnel (ERC) comme interlocuteurs exclusifs de la direction est vivement contestée. Les pilotes actifs sur le site Aviation Professionnals Unite assurent avoir transmis au patron de Ryanair une lettre de 60 ERC pour réclamer la création d’une instance pan-européenne qui représenterait l’ensemble des pilotes. La direction dénonce à ce sujet “une lettre anonyme”, “envoyée par les syndicats des pilotes de nos concurrents”.

Sur le fond, Ryanair souligne avoir mis sur la table une amélioration des rémunérations de plusieurs milliers d’euros annuels qui permettront à ses pilotes de gagner “20% de plus que ceux des concurrents” Jet2 et Norwegian.

Direction détestée

Mais au-delà du salaire, les aviateurs insistent sur la difficulté des conditions et des relations du travail chez Ryanair.

“Le problème ne se pose pas en termes financiers, pour la plupart des pilotes. C’est surtout que le système engendre de la fatigue et de la démotivation”, explique à l’AFP un commandant de bord expérimenté de Ryanair, qui gagne 5.400 euros net par mois. Deux des ERC consultés sur les hausses de paie, dont l’importante base de Stansted au nord de Londres, ont d’ailleurs refusé les propositions de la direction.

Comme d’autres, ce commandant dénonce un système à deux niveaux pour les 4.000 pilotes: d’un côté ceux directement engagés par la compagnie avec des contrats du pays où ils sont basés, de l’autre, ceux employés en tant qu’auto-entrepreneurs via une multitude de petites structures juridiques ad-hoc de droit irlandais.

Ryanair souligne faire “exactement la même chose” que ses concurrents à bas coût sur ce point, mais ce commandant y voit une “barbarie sociale” qui prospère “sur les zones grises du système européen”. Il relève que la seconde catégorie de pilotes n’a pas droit aux protections santé et retraite offertes aux salariés.

“J’ai vu des gars fatigués, malades, prendre les commandes d’avion”, assure-t-il, une accusation fermement démentie par la compagnie: personne “ne pilote malade” ni “ne perd d’argent en cas d’arrêt maladie”, s’offusque-t-elle.

Au-delà, les différents pilotes qui se sont confiés à l’AFP affirment tous que la direction est haïe par les employés, qu’ils soient pilotes, hôtesses, personnel au sol ou administratif. “Chez Ryanair, vous n’êtes qu’un coût”, explique un ex-commandant de bord, récemment parti chez un concurrent, se disant “de nouveau fier” du métier qu’il exerce désormais ailleurs.

Les pilotes qui témoignent utilisent l’anonymat mais Imelda Comer, une commandante de bord basée à Dublin mais quittant Ryanair après dix ans de service, a fait exception en se proposant comme interlocutrice pour débloquer la situation.

“Les offres que vous avez faites (…) n’ont été négociées avec personne, elles ne répondent pas aux inquiétudes des pilotes, entretiennent la confusion et ne couvrent pas tous les pilotes de Ryanair”, a-t-elle écrit à Michael O’Leary.

La direction a dit qu’elle ne répondrait pas “aux lettres d’une pilote démissionnaire”.

Changement de trajectoire ?

Le mouvement European Cockpit Association a d’ailleurs lancé jeudi une campagne de financement participatif pour soutenir les pilotes qui sortent du rang dans les compagnies aériennes dépourvues d’instance globale de représentation.

D’après Christophe Tharot, président du Syndicat national des pilotes de ligne en France, l’utilisation de l’anonymat prouve que les relations sociales restent particulièrement dures chez Ryanair. “Les pilotes se sentent harcelés, potentiellement inquiétés”, dit-il, évoquant un système fondé sur “la pression et l’omerta”.

Avec le renouvellement régulier et “colossal” de ses effectifs, la compagnie trentenaire “est clairement à une période charnière de son existence”, souligne ce dirigeant syndical.

“Tous les pilotes sont libres de quitter Ryanair s’ils le souhaitent”, rétorque la compagnie. “Nous avons recruté 910 pilotes depuis le début 2017 et avons 2.500 pilotes qualifiés sur liste d’attente pour nous rejoindre”, affirme Ryanair qui s’assure parée pour l’avenir.

Elle vient de faire revenir son ancien haut responsable Peter Bellew, qui dirigeait Malaysia Airlines depuis quelques années. Au poste de directeur des opérations, il devra “mener une transformation importante dans la manière dont nous récompensons les pilotes et améliorons leur environnement de travail”, a dit M. O’Leary.

Une façon de reconnaître l’existence d’un problème, pour ce patron volontiers péremptoire mais qui n’a pas hésité par le passé à changer de trajectoire. Cette qualité pourrait en tous cas lui servir au moment d’aborder un virage peut-être décisif pour le bon fonctionnement et l’avenir de sa compagnie.

Le ciel de l’emploi se dégage pour les pilotes de ligne

Profitant de la croissance mondiale du trafic aérien, les pilotes de ligne sont désormais en position de choisir les compagnies leur offrant les meilleures conditions de vie et de travail.

La demande croissante pour le personnel des cockpits est liée au double effet des baby boomers qui partent à la retraite en Europe et à la croissance du trafic mondial appelé à quasiment doubler d’ici 2036 pour passer de quelque 4 milliards de passagers cette année à 7,8 milliards en 2036, selon l’Association internationale des transporteurs aériens (IATA).

“Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une pénurie” et que ces professionnels “vont vers la compagnie aérienne qui offre les meilleures conditions”, note Marc Houalla, qui a été directeur général de l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile (Enac) en France jusqu’à la mi-octobre.

La crise récente chez le transporteur low-cost irlandais Ryanair, qui a dû annuler 20.000 vols entre septembre et mars pour des raisons de plannings des pilotes, a aussi mis en exergue une hémorragie de professionnels en quête de meilleures conditions de travail.

Désormais, “toutes les compagnies embauchent et notamment les compagnies classiques (…) comme ces compagnies là ont un niveau de contrat social nettement plus élevé que celui en cours chez Ryanair forcément quand les pilotes ont le choix ils vont au plus offrant”, estime Christophe Tharot, président du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL).

La low-cost Norwegian a recruté depuis le début de l’année 160 pilotes ayant quitté Ryanair, soit 25% des plus de 600 qu’elle compte embaucher cette année, selon son service de presse.

L’appel d’air dans le recrutement a commencé à se faire sentir il y “deux ou trois ans” avec les compagnies américaines qui ont recruté massivement y compris au sein des compagnies du Golfe, selon un pilote s’exprimant sous couvert de l’anonymat.

Ce commandant de bord, passé de Ryanair à Air France, avait cherché sans succès à intégrer une compagnie du Golfe il y a quelques années.

“Aujourd’hui, ils m’appellent pour me demander de reconsidérer la question”, raconte-t-il.

Salaires “démentiels” en Chine

Et entre temps les compagnies chinoises proposent “des salaires un peu démentiels”, poursuit-il.

La Chine devrait détrôner les Etats-Unis en 2022 comme le plus grand marché mondial du transport aérien, selon l’IATA.

“Je reçois des mails en me disant +nous avons augmenté nos conditions, on paie 300.000 euros+” pour un commandant de bord, ajoute-t-il.

Il a préféré entrer chez Air France par le bas de l’échelle avec une baisse de salaire d’environ 1.500 euros par mois, le prix à payer, selon lui, pour une meilleure qualité de vie.

La pénurie se propage à tel point que les instructeurs de l’Enac sont absorbés par les compagnies, selon M. Houalla.

Air France qui avait gelé ses recrutements pendant 7 ans, a repris les embauches il y a un an. La compagnie a prévu de les poursuivre au rythme de “200 à 250 par an jusqu’en 2025”, selon le directeur des ressources humaines chargé des pilotes, Didier Nicolini.

Aujourd’hui, les recrues, séduites par le “package social global” offert par la compagnie, viennent de Ryanair, d’easyJet mais aussi d’Emirates, selon lui.

En Allemagne, le géant Lufthansa a un projet de rachat partiel de sa concurrente Air Berlin et a déposé une offre pour des bribes d’Alitalia. La question des pilotes devient pour lui existentielle: il lui faut manoeuvrer serré entre les habitudes d’enfants gâtés de ses 5.400 pilotes – parmi les mieux payés d’Europe (jusqu’à 200.000 euros bruts annuels) – la multiplication des liaisons et son offensive dans le low-cost. Il s’est engagé à embaucher 700 débutants d’ici 2022 dans un accord conclu en octobre.

Signe de fébrilité, Lufthansa a proposé une prime de 20.000 euros aux 15 premiers pilotes qui accepteront de voler immédiatement sur plusieurs des appareils d’Air Berlin récemment acquis par la compagnie, afin d’éviter des trous dans ses tableaux de départs.

Mais Pierre Coursimault, membre du SNPL, met de son côté en garde contre un effet de “bulle” en Europe.

“Toute augmentation de l’offre par les low-cost se fera au détriment des compagnies classiques”, estime-t-il, citant la faillite récente et sans préavis de la britannique Monarch.

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