Laguiole, le combat acharné d’un village de couteliers contre un entrepreneur

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C’est l’histoire d’un village “gaulois” du Sud-Ouest de la France réputé dans le monde entier pour ses couteaux mais dépossédé de son identité par un homme d’affaires parisien durant 25 ans. Aujourd’hui, même si Laguiole a récupéré son nom, le combat continue.

Niché sur un plateau où un vent glacial fouette les herbes vertes naissantes en ce début de printemps, ce bourg de 1.267 habitants n’est pas peu fier. Après un quart de siècle de “profonde injustice” selon ses habitants, la justice lui a concédé une première “victoire” face à Gilbert Szajner, un entrepreneur de l’agglomération parisienne qui a déposé en 1993 le nom “Laguiole” pour désigner des couteaux mais aussi du linge de maison, des vêtements, des engrais ou encore des barbecues.

Contre redevance, ce dernier accorde des licences à des entreprises françaises et étrangères qui commercialisent sous l’appellation Laguiole des produits qui ne sont pas fabriqués là où leur nom semble l’indiquer.

“Il a tissé une toile d’araignée mondiale en déposant le nom Laguiole sur 37 classes de produits”, s’indigne le maire du village, Vincent Alazard.

Comble de cet état de fait, “la mairie ne pouvait même pas utiliser le nom Laguiole pour son logo ou pour faire la promotion du village”, se souvient-il.

Les Laguiolais “n’avaient plus d’identité, ils étaient devenus des hors-la-loi chez eux”, abonde son conseil, Me Christian Sarrot.

– “Amalgame terrible” –

Et les dégâts ne s’arrêtent pas là. L’image même du savoir-faire ancestral de Laguiole — ces couteaux fermants au manche siglé d’une abeille fabriqués depuis le 19e siècle — s’en est trouvé affectée.

“Nos employés sont formés pendant des années pour atteindre un niveau d’excellence, et on reçoit des courriers pour nous dire: ‘mon barbecue ne fonctionne pas, que dois-je faire?'”, s’indigne Thierry Moysset, le gérant de La Forge de Laguiole, première coutellerie de France en nombre de salariés (120).

“Tous ces produits dits ‘de Laguiole’, parfois fabriqués en Chine ou au Pakistan et souvent de mauvaise qualité, ont contribué à créer un amalgame terrible et à parasiter notre image”, se désole-t-il, expliquant qu’aujourd’hui seuls 1% des “couteaux de Laguiole” proviennent de Laguiole.

Le chef du restaurant gastronomique Le Suquet à Laguiole, Sébastien Bras, est lui aussi en colère. “Des hommes se sont battus durant des années pour arriver à faire sortir du lot ce territoire”, dit le fils de Michel Bras, distingué en 1999 par trois étoiles Michelin.

“Et c’est un non-sens pas possible pour nous, Laguiolais, de voir qu’un homme s’approprie par opportunisme notre nom et l’exploite à des fins commerciales”, ajoute cet “enfant du pays”.

– “Se battre contre plus fort et plus riche” –

Après de nombreux et éprouvants procès, où Laguiole avait à chaque fois été débouté, la cour d’appel de Paris a finalement annulé le 5 mars dernier une vingtaine de marques “Laguiole”, reconnaissant une “fraude” et permettant à la commune de retrouver son nom.

“S’engager dans un combat de la sorte, contre un grand entrepreneur, représentait pour nous une difficulté énorme”, reconnaît le maire de Laguiole.

Laguiole, le combat acharné d'un village de couteliers contre un entrepreneur
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“Ca coûte cher, on n’a pas de formation juridique… et il a été difficile de franchir le premier pas et se lancer”, précise M. Moysset. Mais le cas Laguiole montre que “quand on se bat intelligemment on peut gagner, contre plus fort et plus riche que nous”.

La Forge de Laguiole qu’il dirige avait, elle, déjà remporté une victoire en 2017, dans un volet judiciaire distinct. Les juges européens avaient définitivement annulé la marque “Laguiole” déposée par M. Szajner pour la vente de couteaux et couverts, une décision permettant à la société qui fabrique les “véritables” couteaux de Laguiole de ne plus être poursuivie par l’entrepreneur parisien… pour contrefaçon.

– “Made in Territoires” ?

Aujourd’hui, le village ne compte pas s’arrêter là. M. Sazjner possède encore quatre marques Laguiole déposées sur une multitude de classes de produits: “Nous allons donc intenter une procédure en nullité le plus rapidement possible”, indique Me Sarrot.

Mais au-delà du cas de leur commune, il s’agit pour les acteurs menant ce combat de revendiquer le droit des territoires à créer de l’activité autour de leurs produits identitaires.

Pour ce faire, “il faut obtenir une IG (indication géographie pour les produits manufacturés), qui permette au consommateur de savoir à quel endroit a été fabriqué le produit acheté”, explique le gérant de La Forge de Laguiole.

Problème: d’autres villes de France qui fabriquent le “couteau de Laguiole” souhaitent être intégrées à cette IG, ce que Laguiole refuse catégoriquement.

“On nous accuse d’être +jusqu’au-boutistes+, de vouloir du +made in Territoires+ alors qu’on pourrait se contenter du +Made in France+. Cette question ne pose toutefois aucun problème sur les produits alimentaires” qui sont, eux, bien protégés en fonction de leur provenance géographique, s’indigne M. Moysset.

A Laguiole, “ce village de Gaulois, il y a un consensus: les habitants sont prêts à se battre jusqu’au bout”, assure Me Sarrot.

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