La face cachée du business du vin…

© Reuters

Un livre polémique avait secoué le Bordelais il y a peu. En effet, “Vino Business” dénonce des classements manipulés du côté de Saint-Emilion, des critiques oenologiques acoquinés aux exploitants les plus puissants, une spéculation sans bornes sur les grands crus et les terres viticoles… Plongée en eaux troubles.

Le Bordelais a la gueule de bois…. Mais l’abus d’alcool n’y est pour rien : c’est un livre qui en est la cause, celui d’Isabelle Saporta. Dans son dernier brûlot baptisé Vino Business (éditions Albin Michel), la journaliste française s’en prend au vignoble le plus célèbre du monde. Son enquête révèle les petites et grandes compromissions d’un secteur économique aux mains d’une poignée de grands exploitants, qui manient adroitement le conflit d’intérêts pour obtenir le classement de leurs grands crus, achètent la loyauté des critiques et vendent leur âme aux Chinois.

La réplique n’a pas tardé : Hubert de Boüard, 17e fortune du vin en France en 2013, selon le magazine Challenges, vient d’introduire une action en diffamation contre Vino Business. “C’est LE livre dont tout le monde parle à Bordeaux. Il faut croire qu’elle a visé juste”, souligne l’oenologue belge Fabrizio Bucella depuis le Bordelais, où il participe à une série de dégustations de primeurs. Vino Business appuie là où ça fait mal.

Classements bidouillés

Du côté de Saint-Emilion, le dernier classement des grands crus, établi en 2012, fait jaser. L’Angélus, propriété d’Hubert de Boüard, cristallise les polémiques. Devenu premier grand cru classé A, ce vin prestigieux trône au sommet du classement, privilège rare qu’il ne partage qu’avec les châteaux Pavie (nouveau promu lui aussi), Cheval Blanc et Ausone. Depuis qu’il est rentré dans ce club très fermé, la valeur foncière du vignoble a tout simplement doublé, ce qui a permis à son exploitant de réaliser une plus-value virtuelle de 200 millions d’euros, selon Challenges.

A Saint-Emilion, cette bonne affaire n’a pas plu à tout le monde : trois plaintes ont été déposées contre X, pour prise illégale d’intérêt. S’il n’est pas désigné nommément, c’est bien le propriétaire de l’Angélus qui est visé. Dans son livre, Isabelle Saporta pointe les multiples casquettes du vigneron, qui lui ont permis de participer à la sélection des “promus”, mais aussi à l’élaboration des critères pour figurer en bonne place dans le classement.

Ces critères sont taillés sur mesure pour les vins estampillés “luxe” dont fait partie l’Angélus. Dans cette catégorie, chose étonnante, le goût n’est plus l’élément primordial ! Les qualités gustatives ne comptent que pour 30 % de la note des premiers grands crus. “Plus le vin est prestigieux, plus il est cher, plus il est censé être bon, moins son goût importe dans le classement”, dénonce l’auteur de Vino Business. La “notoriété”, par contre, vaut 35 % des points pour les premiers grands crus. Pour s’assurer une bonne note en notoriété, il s’agit de démontrer une bonne couverture médiatique, une présence de choix dans les guides, mais aussi… dans des longs métrages, comme Casino Royale (2006), dans lequel James Bond sirote du Château Angélus.

Pourquoi les exploitants sont-ils prêts à tout pour figurer en bonne place dans le classement de Saint-Emilion ? Parce qu’il offre une quasi-assurance de nouvelles rentrées financières. Telle une étoile au Michelin, une progression dans le classement permet à l’exploitant de vendre son vin plus cher. “C’est une machine à créer de la valeur ajoutée. Tout le monde en ressort content, sauf ceux qui sont déclassés, ce qui reste assez rare”, indique Fabrizio Bucella. L’économiste Jean-Marie Cardebat, coordinateur du groupe de recherche indépendant Bordeaux Wine Economics, nuance : “Certes, le classement a des implications financières importantes. Le prix d’un vin qui devient premier grand cru classé peut augmenter de quelques dizaines de pour cent. Mais ce n’est rien à côté d’une note dans un guide prestigieux. Quand Château Smith Haut Lafitte a obtenu un 100/100 chez Parker, son prix a augmenté de 150 %.”

Guides sacralisés

“Robert Parker fait la pluie et le beau temps à Bordeaux depuis 25 ans. Une longévité pareille, c’est incroyable”, commente le patron de La Galerie des Vins, Jean-Pascal Dherte, caviste à Ath spécialisé dans les grands vins. Les notes de l’Américain Parker sont attendues avec anxiété par tous les vignerons bordelais. Dans son livre, Isabelle Saporta décrit des vignerons qui se plient en quatre pour que Parker goûte leurs vins, et des négociants qui font tout pour l’accompagner dans ses dégustations, afin de savoir à l’avance quels crus le critique apprécie. “Savoir ce qui va plaire à Parker avant que les notes ne sortent, c’est pouvoir acheter au plus bas ce qui se vendra bientôt (…) très cher”, écrit l’auteur.

Conséquence de cette dépendance étonnante aux analyses de ce “faiseur de rois”, les vignerons bordelais se sont arrangés, au fil des ans, pour que leur production corresponde aux exigences du palais de l’Américain. En résulte une certaine uniformisation du goût dans la région de Bordeaux. “Sous l’influence de Parker, les vins sont désormais plus fruités et boisés. Ils ont un côté croquant, avec des tanins souples. L’amertume est en perte de vitesse. La puissance en bouche est privilégiée par rapport à la finesse. Et le taux d’alcool a augmenté. Dans cette évolution, le consommateur n’a absolument rien à dire”, regrette l’oenologue Fabrizio Bucella. “Les propriétaires font des vins pour Parker parce que Parker fait vendre”, résume le caviste Jean-Pascal Dherte. Dans sa boutique, il affiche ses 15 coups de coeur et les 15 vins préférés de l’Américain : “Ils choisissent toujours ceux de Parker. Je me suis fait une raison.”

Vins de luxe

Autour des grands vins, une véritable industrie empruntant les codes du luxe s’est développée. Ce n’est pas un hasard si Bernard Arnault, le patron du groupe LVMH, est la première fortune du vin en France. Il détient de grands noms comme Cheval Blanc (avec Albert Frère), Yquem ou encore le champagne Dom Pérignon. En France, environ 300 vins peuvent être classés dans cette catégorie “luxe”.

Au fil des ans, grâce au savoir-faire des propriétaires et à leur sens du commerce, le prix de ces vins prestigieux a explosé (voir graphique). Ce marché très particulier échappe désormais au palais de la plupart des consommateurs. Première raison : le prix prohibitif de ces bouteilles, qui atteignent facilement les 300 euros (c’est le prix d’un Angélus) et peuvent grimper beaucoup plus haut, jusqu’à près de 3.000 euros, par exemple, pour un Petrus. Deuxième raison : ce marché haut de gamme est trusté par les collectionneurs, qui stockent, et par les spéculateurs, qui espèrent faire une plus-value à la revente.

Une proportion significative de ces grands crus ne sera finalement jamais bue ! “C’est du gâchis”, lâche Rémy Poussart. Cet auteur belge de guides sur les vins de Bordeaux rejoint les critiques émises par Isabelle Saporta dans son livre : “Le Bordelais doit se remettre en question, estime-t-il. Aujourd’hui, le vignoble bordelais est aux mains des financiers. Les amateurs de vin, notamment les Belges, n’y ont plus accès.” Selon lui, les tarifs pratiqués par les grandes maisons ne sont pas justifiés. Dans les classements qu’il conçoit à l’aide de multiples dégustations à l’aveugle, les vins estampillés “luxe” n’arrivent d’ailleurs pas forcément en pole position. Le Petrus 2009 est ainsi classé 71e, alors qu’il est vendu 2.800 euros la bouteille.

“Concevoir un grand cru, cela coûte entre 15 et 20 euros la bouteille”, avance Rémy Poussart. Les marges seraient donc énormes. “Les économistes américains considèrent qu’au-delà d’un prix de vente de 50 euros, il est impossible de justifier une amélioration des moyens de production. Donc, au-delà de 50 euros, c’est du marketing”, pointe l’oenologue Fabrizio Bucella. “On ne peut pas reprocher aux exploitants bordelais d’être doués en marketing, souligne de son côté l’économiste français Jean-Marie Cardebat : c’est absolument nécessaire dans un marché concurrentiel et cela ne dévoie pas le produit. Quant au prix, il évolue en fonction du principe très cynique de l’offre et de la demande : comme l’offre est stable et que la demande augmente, les prix grimpent.”

Un vignoble à l’accent chinois

Ces dernières années, la demande de grands crus bordelais a notamment été soutenue par les acheteurs chinois. La classe moyenne et les grandes fortunes chinoises se sont jetées à corps perdu dans le commerce des nectars français. Ils ont même racheté plusieurs dizaines de châteaux, soit environ 1.000 hectares de vignobles bordelais. “Les Chinois ont fait monter les prix sur les vins rouges de Bordeaux. Mais cet engouement un peu irrationnel est en train de se tasser”, commente Jean-Marie Cardebat. Captivés dans un premier temps par les noms ronflants tel Château Margaux, les acheteurs chinois se sont peu à peu professionnalisés. Ils ne sont plus prêts à suivre l’augmentation effrénée des prix des grands vins. Ils cherchent de meilleurs rapports qualité-prix, et s’intéressent de plus en plus à la Bourgogne.

Bulle viticole

Ce relatif désintérêt de la part des Chinois pourrait contrarier les exploitants bordelais qui ont profité de leurs largesses au cours des dernières années. Après une longue période haussière, les prix se sont d’ailleurs quelque peu tassés. Certains, comme Isabelle Saporta, évoquent l’explosion imminente d’une bulle spéculative dans le Bordelais. “En fait, la bulle du Lafite Rothschild a déjà explosé, explique l’économiste du vin Jean-Marie Cardebat. Au troisième trimestre 2011, il a perdu la moitié de sa valeur sur le marché des enchères. Depuis lors, la hausse a redémarré, mais de façon plus modérée.” Le caviste athois Jean-Pascal Dherte constate des corrections, parfois importantes, sur les prix des grands vins. Mais il ne croit pas au scénario du pire : “Bordeaux ne s’écroulera jamais”, estime-t-il.

Un hectare qui vaut des millions

Les secousses qui traversent le Bordelais déstabilisent sérieusement les petits exploitants. Dans Vino Business, Isabelle Saporta décrit des petits vignerons luttant avec des moyens dérisoires face aux grosses machines des “seigneurs de Bordeaux”. “A côté des 50 ténors autoproclamés qui font des vins à 350 euros la bouteille, pour lesquels on paye l’image plus que le goût, il y a une kyrielle de petits producteurs dont on ne parle jamais. Ils font des vins excellents à 10 euros sur lesquels ils ne font quasiment pas de marge. On tue l’âme du vigneron”, se plaint le critique Rémy Poussart.

Pour des raisons d’économie d’échelle et d’amortissement des coûts fixes, le mouvement de consolidation du vignoble bordelais semble cependant inéluctable. “C’est même souhaité par le ministère de l’Agriculture, souligne Jean- Marie Cardebat. Cela permet d’assainir la santé financière des exploitations et renforce les propriétaires dans le négoce international.” Certains petits propriétaires ont même fait de très bonnes affaires en vendant leurs terres au château voisin. Le prix du foncier atteint en effet des sommets vertigineux. A Saint-Emilion, le prix d’un hectare a décuplé en 20 ans : il dépasse aujourd’hui le million d’euros ! A Pomerol, l’hectare vaut jusqu’à 2,3 millions. A ce prix-là, le vignoble bordelais n’a pas fini de susciter des convoitises.

GILLES QUOISTIAUX

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