Comment Jeff Bezos inspire les patrons belges

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Il est l’homme le plus riche du monde. Grâce à une intuition, une prise de risque et un talent incroyable pour faire croître Amazon. Un tel homme a certainement de précieux conseils à transmettre. Jeff Bezos les distille dans son livre ” Disrupteur “. Les patrons belges s’en inspirent… tout en conservant un salutaire esprit critique.

Le fondateur d’Amazon adore donner la leçon. Dans ses interviews, conférences et lettres aux actionnaires, il distille volontiers ses conseils aux entrepreneurs du monde entier. Cela concerne tant le management que l’innovation, ou même les investissements philanthropiques. Quelque 500 citations de Jeff Bezos ont été réunies dans un petit ouvrage, sobrement intitulé Disrupteur. Nous avons confronté des patrons belges à quelques-unes d’entre elles, ramassées en cinq volets.

1. Créer

“Dans le monde des affaires, on se pose souvent cette question : pourquoi ? Mais il en existe une autre, tout aussi pertinente : pourquoi pas ?”

Jeff Bezos a créé une des plus belles réussites économiques de ce début de siècle. Ses conseils en matière de création doivent donc, a priori, être des plus pertinents. Celui que retiennent avant tout nos interlocuteurs est la question du ” Pourquoi pas ? “, l’interrogation décisive dans l’entrepreneuriat. ” C’est précisément de cette question -pourquoi pas ? – que naît l’action, estime Michael Renous, le CEO de Tricount, une start-up fintech récompensée lors des derniers Digital Wallonia Awards. L’entrepreneur regarde alors une réalité, une tendance, un besoin et décide de l’imaginer sous un autre angle et de le façonner à sa façon. ”

” C’est la question essentielle dans l’innovation, renchérit Christian Homsy, CEO de Celyad, une biotech spécialisée dans la thérapie cellulaire. Nous sommes souvent cadenassés par nos apprentissages et nos idées préconçues. Or, tout ce qui nous bloque est en quelque sorte artificiel. Les barrières sont faites pour être surmontées, il faut de la volonté pour y parvenir. ” Et comme un clin d’oeil à Jeff Bezos, il cite en exemple… Jack Ma, le fondateur d’Alibaba : ” S’il y en a un qui a dû se dire ‘pourquoi pas ? ‘, c’est bien lui. Un professeur d’anglais dans un pays communiste et qui a réussi à faire ce qu’il a fait, c’est presque impensable. Il n’a rien inventé, il a copié Amazon, mais regardez où il est aujourd’hui ! ”

Comment Jeff Bezos inspire les patrons belges
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” On me pose très rarement cette question : qu’est-ce qui ne changera pas dans les 5 ou 10 années à venir ? C’est à partir de ces éléments stables que l’on peut réellement faire décoller des projets. Toute l’énergie que vous y consacrez aujourd’hui vous rapportera encore des dividendes dans 10 ans. “

C’est fort de cette conviction que Marc Raisière, CEO de Belfius, a décidé d’asseoir le redressement de Belfius sur ” les racines ” de l’entreprise, à savoir le secteur public et le retail. ” Nous avons financé des écoles, des hôpitaux, etc., explique-t-il. Sur cette base, nous avons pu développer progressivement le service aux entreprises. En Wallonie, Belfius représente 25% du marché des crédits aux PME. Il y a cinq ans, nous étions à 7-8% à peine. C’est notre base, nos racines qui nous ont permis de créer une activité. ” Mais une start-up qui démarre de zéro n’a pas, elle, ces racines… ” C’est aussi difficile d’anticiper ce qui va changer que ce qui ne va pas changer. D’autant que l’un influence énormément l’autre, commente Christian Homsy. Mais ça fait partie de notre job : un entrepreneur passe son temps à essayer de prédire l’avenir. ”

Fabien Pinckaers, le fondateur d’Odoo, une société qui propose un logiciel de gestion et également primée aux Digital Wallonia Awards, pose ici un conseil : ne pas se disperser et concentrer ses efforts sur l’essentiel. ” Les meilleurs managers ne sont pas ceux qui savent quoi faire, mais ceux qui sont capables de dire ce que l’on ne fait pas, afin de concentrer l’entreprise sur ce qui est essentiel, dit-il. Chez Odoo, lorsque l’on planifie une nouvelle version, on passe autant de temps à se mettre d’accord sur ce que l’on ne fera pas que sur les priorités. Le message du ‘on ne fait plus cela’ donne une direction plus forte aux équipes car on les libère d’un poids, leur permettant d’accepter les nouvelles priorités. ”

Fabienne Bister, CEO de la moutarderie Bister l'Impériale depuis 1994.
Fabienne Bister, CEO de la moutarderie Bister l’Impériale depuis 1994.© PG

“Aucun plan ne survit à la première confrontation avec la réalité.”C’est une évidence pour tous nos interlocuteurs . ” L’idée d’un business plan à 10 ans m’a toujours fait sourire, lâche Fabienne Bister, qui dirige la moutarderie éponyme. Les business plans sont toujours théoriques, il ne faut jamais s’y accrocher. ” ” C’est criant de vérité, abonde Christian Homsy, mais… ne pas planifier, c’est encore pire ! Il faut avoir un plan et, ensuite, montrer suffisamment d’agilité pour s’adapter. Nous l’avons vécu chez Celyad puisque nous sommes partis de la cardio et nous sommes passés à l’oncologie. ”

2. Diriger une équipe

“L’échec a rarement un coût important. Les coûts les plus importants qui affectent les entreprises sont beaucoup plus difficiles à identifier : ce sont les erreurs d’omission.”

Ne pas agir coûte-t-il plus cher que se tromper ? Chantal De Vrieze, ex-CEO d’Altran et administratrice de sociétés (EVS, Axa, Colruyt, Picanol), est à tout le moins convaincue que les hésitations et le surplace sont néfastes pour l’entreprise. ” Etre manager, c’est décider, dit-elle. Mieux vaut prendre une mauvaise décision que ne rien décider du tout. Une société dans le flou, sans cap, c’est le pire de tout. ” Tous nos interlocuteurs insistent sur l’intérêt pour la vitalité d’une entreprise de voir les collaborateurs oser prendre des initiatives. ” On ne va jamais licencier quelqu’un qui fait une erreur, mais on peut licencier quelqu’un qui n’évolue pas, déclare Fabien Pinckaers. La peur de l’échec est un frein à l’évolution des gens. Lorsque les collaborateurs n’ont plus peur qu’on leur reproche un échec, cela impacte positivement le travail au quotidien : tout le monde se sent libre d’essayer ou de décider. ”

Ce droit à l’échec est même, selon Jean-Pierre Lutgen, le patron d’Ice-Watch, l’une des différences entre la vie économique et la vie politique. ” Nous commettons plus d’erreurs que les politiques car nous avons beaucoup plus de liberté pour en faire, explique-t-il. Mais le monde entrepreneurial, lui, analyse ses erreurs, les admet et, ensuite, les corrige. Trois étapes nécessaires pour évoluer positivement. Le monde politique analyse rarement, n’admet presque jamais et ensuite corrige peu ou pas. C’est une différence majeure. Sachant en outre qu’une erreur répétée devient une faute… ”

Hubert Brogniez, entrepreneur en résidence au Venture Lab de l'ULiège et fondateur de Finalyse, revendue en 2013.
Hubert Brogniez, entrepreneur en résidence au Venture Lab de l’ULiège et fondateur de Finalyse, revendue en 2013.© ISOPIX

Si elle comprend le principe de ce droit à l’échec, Fabienne Bister tient toutefois à nuancer le propos : ” Dire que l’échec a rarement un coût important, c’est quand même un fameux raccourci. J’ai vu des échecs retentissants qui ont laissé des sociétés sur la paille. ” Et donc, elle y réfléchira à deux fois avant d’agir. Mais elle agira. ” J’ai une personnalité qui me pousse à oser prudemment, résume-t-elle. Je n’ai pas peur de grand-chose, sauf lors des grands investissements. Quand nous avons construit une nouvelle usine, un coût de près de 1,5 million rien que dans le bâtiment alors que notre chiffre d’affaires belge est de 3 millions d’euros, je n’ai pas bien dormi pendant quelques jours. ” “Les fondateurs sont intransigeants sur la vision. Je pense que l’intégration de managers professionnels dans l’entreprise peut parfois représenter un danger dans la mesure où, si quelque chose ne marche pas, leur premier acte consistera à changer la vision, ce qui n’est généralement pas la bonne décision à prendre.”

Qu’est-ce que ” la vision ” d’une entreprise ? ” Je n’aime pas ce mot, répond Fabienne Bister. Ce qui compte, ce sont les valeurs d’une société. Mais cela ne se met pas sur papier, car sinon, c’est vite figé. Des valeurs comme le respect, la satisfaction du client, la sécurité des travailleurs, ça, c’est non négociable. Mais la vision… Tout évolue tellement vite. Ce n’est pas la vision qui a porté le chiffre d’affaires de Bister de 750.000 à 5,5 millions d’euros en 25 ans ! ” Michael Renous préfère aussi insister sur les valeurs. ” L’entreprise doit veiller à préserver suffisamment d’ouverture et de flexibilité pour s’autoriser à affiner sa vision face à la réalité sans pour autant transiger sur ses valeurs “, résume-t-il.

Chantal De Vrieze, administratrice de sociétés, ancienne CEO d'Altran.
Chantal De Vrieze, administratrice de sociétés, ancienne CEO d’Altran.© M. WIEGANDT

Sans entrer dans la discussion – un peu théorique, convenons-en – entre la vision et les valeurs, la plupart de nos interlocuteurs ont plutôt retenu du propos de Jeff Bezos l’importance de la dialectique entre les fondateurs et les managers d’une entreprise. ” Le manager, c’est le day to day, le cours de Bourse. Les fondateurs regardent plus le long terme, explique Chantal De Vrieze. Il y a souvent des conflits d’intérêts entre les deux. Il faut alors savoir garder le cap. ” Pour Marc Raisière, il y a moyen de combiner les deux : ” Quand on a défini une vision, il ne faut pas en changer. Mais il faut sans cesse réfléchir aux moyens d’atteindre cette vision. ” Et ça, c’est peut-être le job des managers.

Hubert Brogniez, entrepreneur en résidence à l’incubateur de start-up Venture Lab, ne se définit pas comme un supporter de Jeff Bezos et du modèle Amazon. Il confie même avoir parfois l’impression, en parcourant les citations, que le patron d’Amazon est plus occupé à se construire une image qu’à formuler de sincères recommandations. Il le rejoint cependant sur ce point de l’interaction entre fondateurs et managers. ” Le rôle des fondateurs est de fixer la vision, je dirais même de la vivre. Tout, dans leur être et leurs attitudes, doit transpirer la vision. Le problème, lorsque l’entreprise croît rapidement, c’est de pouvoir continuer à partager de manière profonde la vision à un groupe plus grand. Vivre la vision ne suffit pas, il faut également la communiquer. L’arrivée des managers professionnels est un moment dangereux pour l’entreprise, entre autres pour cette raison-là. Mais transiger sur la vision, c’est perdre son âme. ”

Christian Homsy, fondateur et CEO de Celyad, biotech active dans la lutte contre le cancer.
Christian Homsy, fondateur et CEO de Celyad, biotech active dans la lutte contre le cancer.© PG

Sans renier le rôle des fondateurs (ce serait un comble de sa part…), Christian Homsy tient cependant à souligner l’intérêt de faire appel à des managers et à leur regard extérieur. ” Je comprends l’idée formulée ici par Jeff Bezos, dit-il. Mais ne pas avoir d’attachement émotionnel au projet permet de le regarder avec l’objectivité, de ne pas avoir son analyse obscurcie par la vision. ”

3. Diriger une équipe

“Nous travaillons dans une ambiance informelle, ce qui aide les salariés à me dire non. C’est très important qu’ils puissent exprimer franchement leurs pensées à leur supérieur hiérarchique. OEuvrer dans un environnement sans contrainte est un bienfait incommensurable.”Entre le slogan et la réalité, il y a peut-être ici un sérieux biais. Parce que la réalité humaine prend bien souvent le dessus sur les intentions, même les plus louables. ” Tous les CEO vont vous dire qu’ils veulent une ambiance informelle, assène Marc Raisière. Mais, dans la vie réelle, c’est toujours différent. J’ai l’impression d’être un homme ouvert et accessible, mais je sais que les collaborateurs se posent toujours la question avant de me contredire. La hiérarchie est là, elle est ancrée dans les esprits. Et je suis certain que c’est pareil chez Amazon. ” Même son de cloche chez Christian Homsy : ” Chez Bloomberg, le bureau de Michael Bloomberg est dans un cube transparent au milieu de ses employés afin de créer de la proximité, raconte-t-il. OK, mais je pense que ce n’est pas vrai. Je crois être une personne accessible et je crois que, chez Celyad, nous vivons dans une ambiance informelle. Mais je pense que, malgré tout, les collaborateurs vont avoir une réticence à me challenger, ce qui est dommage. Je ne suis pas le détenteur de la vérité, j’ai le droit de me tromper comme tout le monde. J’entends bien qu’ils disent ‘Oui, mais Christian n’aimera pas’… ”

Pour sortir de ce dilemme, Chantal De Vrieze a fait monter un jeune diplômé dans son board, avec pour mission spécifique de la ” challenger “. ” Il vient avec de nouvelles idées, de nouvelles approches. C’est du gagnant-gagnant, pour l’entreprise comme pour lui, explique-t-elle. Et c’est l’un des rôles du manager : faire grandir ses équipes. ” Elle insiste sur l’importance de bien composer ses équipes, avec des profils bien différents, histoire d’aborder les enjeux cruciaux avec des regards et des compétences complémentaires. ” On n’arrive à rien tout seul, poursuit Chantal De Vrieze. Dans un monde où il faut pouvoir répondre très vite, il faut donner cette liberté d’action et cette envie de se battre en équipe. On ne fait rien tout seul. La hiérarchie, je n’y crois plus. Je crois plus dans le respect des différences. Si tout le monde dit tout le temps oui, effectivement, on avance plus vite. Mais souvent, on n’arrive pas au bon endroit ! ”

Elle n’emploie pas le mot, mais Fabienne Bister a installé une forme de ” démocratie participative ” dans son entreprise. Quand il s’est agi de déménager, tout le personnel a été emmené vers la nouvelle implantation potentielle, avant la décision finale. ” Je n’aurais pas imaginé un tel investissement sans qu’ils soient d’accord, assure Fabienne Bister. Nous avons installé une machine qui allège la manipulation des sacs de graines. Les ouvriers, ceux qui portent ces sacs de 25 kg, ont discuté avec les ingénieurs des aménagements à faire. Ce sont quand même eux les mieux placés pour expliquer leurs souhaits. ”

Jean-Pierre Lutgen, fondateur et CEO d'Ice-Watch, Manager de l'Année 2017.
Jean-Pierre Lutgen, fondateur et CEO d’Ice-Watch, Manager de l’Année 2017.© BELGA IMAGE

“La satisfaction morale ne vient pas de ce qu’on offre aux gens pour les rendre heureux. Elle naît de la capacité à construire. Les êtres humains aiment bâtir.”

Ici, c’est l’unanimité parmi nos interlocuteurs. ” Les jeunes ne quittent pas pour un salaire plus élevé. Ils quittent pour de la fierté, de la reconnaissance, estime Chantal De Vrieze. Le rôle du management est de donner l’envie, de mobiliser. Cela vient par le sens, par le cap. Les gens sont peut-être fatigués mais ils sont boostés par le projet. ” ” Ce qui fait bouger les gens, ce sont les projets, l’enthousiasme, renchérit Fabienne Bister. Et mon rôle, c’est d’être la locomotive. C’est un des problèmes de la Wallonie aujourd’hui. Il y a un négativisme qui tire tout le monde vers le bas, alors que nous avons pourtant des pépites chez nous. Les gens ont envie d’y croire, de suivre des leaders passionnants. J’ai adoré le film Demain et toutes les solutions qu’il apporte. Ceux qui n’arrêtent pas de grogner sur les politiques peuvent y découvrir des initiatives qui contribuent à changer le monde. Les êtres humains veulent des projets positifs. ”

L’objet social peut ici jouer un rôle crucial. Fabien Pinckaers s’est interrogé sur le très faible turnover chez Odoo. Il l’expliquait spontanément par, justement, la faible prégnance hiérarchique dans l’entreprise et la faculté pour chacun d’agir de façon autonome et responsable. Mais en interpellant directement le personnel, il a découvert que la motivation ” était plutôt liée au produit et au projet : construire un logiciel de gestion qui a un impact au niveau mondial et améliore la vie de millions d’utilisateurs “.

Fabien Pinckaers, fondateur et CEO d'Odoo, société wallonne de logiciels de gestion d'entreprises.
Fabien Pinckaers, fondateur et CEO d’Odoo, société wallonne de logiciels de gestion d’entreprises.© BELGA IMAGE

4. Le travail… et le reste

“J’aime bien prendre mon temps le matin, lire le journal et prendre le petit-déjeuner avec mes enfants. Je ne programme pas de réunion importante avant 10 h du matin.”

Personne ne prend le propos à la lettre. Et donc, non, il n’y aura pas d’interdiction généralisée des réunions matinales dans les entreprises belges. ” Prendre son temps le matin, c’est un peu cliché, estime Marc Raisière. Nos vies professionnelles, nous les vivons intensément dès le réveil. Il y a toujours un imprévu le matin. ” Tous nos interlocuteurs retiennent cependant le propos global, à savoir la nécessité de pouvoir se déconnecter de temps à autre. L’autoriser pour les autres et se l’appliquer à soi-même. ” Le manager doit donner l’exemple, convient Chantal De Vrieze. Il doit pouvoir dire ‘je fais du sport, je lis, je passe du temps en famille’. Ce sont des valeurs qui ont fondamentalement changé ces dernières années. Si on ne parvient pas à équilibrer sa vie, on finit par ne plus rien faire correctement. ”

Fabienne Bister essaie de montrer cet exemple en tirant, chaque vendredi soir, ” la lourde tenture du boulot pour le week-end “. ” Ce n’est pas toujours possible, ce n’est jamais facile, mais il faut le faire, dit-elle. Vous n’avez qu’un certain capital d’énergie. Nous sommes des êtres humains, avec une seule santé, une seule famille, des amis, des envies de sport ou de lecture, etc. Les jeunes font cela beaucoup mieux que nous. Le travail n’est qu’un élément de leur vie. ” Elle est convaincue qu’une telle philosophie est payante à long terme, y compris sur le plan économique. ” On ne tombe pas malade par hasard, lâche Fabienne Bister. Nous n’avons pas connu beaucoup d’accidents de travail chez Bister. Mais chaque accident, je peux le relier à un élément humain : une réprimande, une engueulade, une dispute le matin ou la veille. Nous ne sommes pas des machines. ”

Cette approche doit pouvoir aller dans les deux sens, précise Chantal De Vrieze : si on doit pouvoir ” tirer le rideau “, on doit aussi pouvoir montrer la disponibilité nécessaire pour répondre aux attentes des clients. ” Les syndicats n’aiment pas trop cela, convient-elle. Mais sur le terrain, on constate que les employés sont beaucoup plus flexibles que le cadre dans lequel ils doivent travailler. Notamment parce que cette flexibilité va dans les deux sens. ” Et cette flexibilité doit aussi avoir ses limites. ” Mieux vaut laisser passer une opportunité que d’épuiser toute l’équipe “, lâche Fabienne Bister.

Marc Raisière, CEO de Belfius et Manager de l'année 2016.
Marc Raisière, CEO de Belfius et Manager de l’année 2016.© F.VERDICKT

“Si je me sens heureux dans ma vie privée, j’arrive au travail avec plus d’énergie, je suis un meilleur employé et un meilleur collègue. L’harmonie travail-vie privée est un bon cadre de référence.”

Ici, Marc Raisière rejoint Jeff Bezos. ” Si vous êtes malheureux dans votre vie privée, vous manquez d’énergie “, approuve-t-il, conscient toutefois que pour les dirigeants d’entreprise, ” il est souvent difficile de distinguer les vies privées et professionnelles “. ” Réussir sa vie est et restera toujours plus important que de réussir dans la vie, ajoute Michael Renous. Réussir sa vie sans être en harmonie avec sa vie privée me semble juste impossible. Même si à certains moments, la vie professionnelle prend le dessus, il est indispensable de rééquilibrer le temps nécessaire à une balance saine avec sa vie privée. ”

Faut-il pousser cette logique jusqu’à insister sur le bien-être, voire le bonheur, au travail ? Christian Homsy ne va pas jusque-là. ” Mes collaborateurs doivent trouver leur satisfaction dans un environnement propice, c’est très bien mais c’est tout, insiste-t-il. Je suis chef d’entreprise, pas Dieu. Il serait illusoire pour moi de vouloir rendre les gens heureux. ” Marc Raisière abonde dans le même sens : ” Avant de parler de ‘bonheur’ des collaborateurs, il faut donner du sens à l’entreprise. C’est l’un des fondements de la réussite de Belfius. Nous sommes revenus au sens du métier de banquier, celui qui soutient votre projet d’entreprise, celui qui vous permet d’acheter une maison. Je suis fier d’être le partenaire des Tartes Françoise ou de Pairi Daiza. Dès l’instant, où l’on a donné du sens, une forme de bien-être existe au travail. Nous avons adopté une organisation qui repose sur la confiance, avec la possibilité de deux jours de télétravail par semaine. “

Michael Renous, CEO de Tricount, start-up qui propose une appli permettant de partager les frais d'une activité entre amis.
Michael Renous, CEO de Tricount, start-up qui propose une appli permettant de partager les frais d’une activité entre amis.© PG

5. Le client et le concurrent

” Mes employés ne doivent pas redouter nos concurrents, mais nos clients. Nos clients ont fait de notre entreprise ce qu’elle est, c’est avec eux que nous entretenons des relations, c’est envers eux que nous avons une immense obligation. “

Avec ce point, Jeff Bezos décroche un 10 sur 10 face aux patrons belges. ” Les employés doivent redouter les clients. C’est une phrase très dure mais très juste, analyse Hubert Brogniez. Si on écoute vraiment ses clients, on va entendre et comprendre tout ce qui est améliorable pour ensuite prendre les mesures adéquates. Les employés comprendront qu’on ne transige pas avec le respect des délais, de la qualité, du prix, du service, etc. ” Illustration avec la moutarderie Bister : ” Aucune étude ne m’a jamais dit qu’il y avait un marché pour des cornichons découpés en cubes, raconte sa CEO. Mais nous avons écouté le client, nous avons entendu le temps qu’il passait à couper les cornichons et nous avons inventé de les couper pour lui. C’est comme cela qu’on s’en sort dans le monde d’aujourd’hui. ” Dans le même registre, Bister avait répondu, dès 1997, aux premières sollicitations de la grande distribution pour une moutarde bio. ” Peu de producteurs avaient répondu, se souvient Fabienne Bister. Mais deux ans plus tard, c’était la crise de la dioxine et tout le monde voulait du bio. Nous étions les seuls à être prêts car nous avions écouté le client. ”

Et finalement, l’histoire des Gafa, c’est un peu cela. ” Ils ont initié des produits que le client attendait, sans trop se soucier du profit au départ, pointe Chantal De Vrieze. Le reste a suivi car ils avaient des services qui ont satisfait le client. ” Avec une nuance de taille : il s’agissait de services ou de produits que les clients ne demandaient pas. Tout le talent fut alors d’imaginer ce dont ils pourraient rêver. ” J’aime bien la citation d’Henry Ford : ‘Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient dit des chevaux plus rapides’, concède Fabien Pinckaers. Au lieu de cela, il a inventé la voiture pour tous. La culture chez Odoo n’est pas de satisfaire le client à court terme mais de bien l’écouter pour comprendre ses problèmes. Et bien souvent, on finit par trouver autre chose que ce qu’ils demandaient au départ. ” Fabienne Bister le dit d’une formule : ” Contrairement à ce que l’on croit souvent, vendre, ce n’est pas raconter des trucs. Vendre, c’est écouter “.

” Nous avons adopté depuis longtemps une tradition qui consiste à ne jamais parler des entreprises concurrentes. Si vous focalisez sur vos concurrents, vous devrez attendre que l’un d’eux lance un projet. Le fait d’être focalisé sur le client permet de jouer les pionniers. “

” Je suis très heureux de lire cela, confie Marc Raisière. Nous ne nous comparons plus aux banques et aux assurances. S’il faut faire un benchmark, ce sera par rapport à des entreprises technologiques ou de communication. Si je me compare aux concurrents, quand ils sont mauvais, je le suis aussi. Se comparer aux concurrents, c’est accepter de devenir médiocre, c’est se contenter de la moyenne. ” Fabien Pinckaers est un peu plus nuancé. Il maintient qu’il y a ” une grande valeur à méthodiquement analyser tous les concurrents ” et que, parfois, ” on trouve des idées à copier chez les autres “. Il s’agit bien de nuances car, globalement, poursuit-il, ” une société innovante est plus concentrée sur elle-même que sur ses concurrents “. ” Chez Odoo, nous disons souvent que nous n’avons pas de concurrents, conclut Fabien Pinckaers. En réalité, il y a des milliers d’éditeurs de logiciels de gestion concurrents. C’est juste que notre vision va beaucoup plus loin que l’état du marché. Parce que personne n’a réussi à construire ce que nous essayons de faire : des logiciels de gestion abordables qui transforment la vie des employés et les rendent beaucoup plus performants. ”

Jeff Bezos, tenace et visionnaire

Comment Jeff Bezos inspire les patrons belges
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De son petit garage de Seattle au géant mondial de l’e-commerce, Jeff Bezos a toujours gardé la même philosophie : placer le client au centre de son business et voir à long terme. Aujourd’hui, plus rien n’arrête cet ancien banquier qui se montre prêt à conquérir l’espace. Peu importe ce qu’on peut dire de lui.

Oubliez Bill Gates, Warren Buffett, Carlos Slim Helú et Bernard Arnault. L’homme le plus riche de la Terre, désormais c’est Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon. Selon le magazine Bloomberg, sa fortune dépasserait les 150 milliards de dollars. Cette médaille d’or, il la dédie certainement aux nombreux détracteurs d’Amazon, aux observateurs sceptiques qui n’ont jamais cru dans le modèle développé au milieu des années 1990 par cet ancien banquier de Wall Street.

Quand, en 1995, il lance Amazon depuis son garage de Seattle, Jeff Bezos vend des livres, aux quatre coins des Etats-Unis. Alors que le Web et l’e-commerce n’en sont qu’à leurs balbutiements, les consommateurs répondent favorablement à la proposition d’Amazon de leur faire parvenir des livres par la poste. Puis d’autres produits comme des CD et du matériel hi-fi. La demande des clients couplée aux investissements que la firme est obligée de consentir pour grandir pousse Jeff Bezos à introduire Amazon en Bourse, malgré des pertes qui dépassent alors les 30 millions de dollars. Le 14 mai 1997, le titre est fixé à 18 dollars. Et comme le Web et l’e-commerce alimentent tous les fantasmes des boursicoteurs, il s’envole à près de 80 dollars… jusqu’à ce qu’éclate la bulle internet. L’action Amazon chute à moins de 6 dollars. Le scepticisme des investisseurs et des analystes grandit, alors que l’assortiment d’Amazon s’est déjà largement étendu et qu’on y trouve même des écrans de télévision.

Beaucoup croient à cette époque que la plateforme ne sera jamais rentable et s’étonnent de la politique très souple de retour de produits : les clients peuvent retourner n’importe quel objet acheté sur Amazon, sans même devoir se justifier. Une pratique onéreuse pour l’e-commerce, mais que Jeff Bezos maintient. Car l’un des piliers de sa stratégie n’est autre que la satisfaction du client. Et chez lui, il ne s’agit pas d’une vague formule “qui fait bien” dans une charte d’entreprise : la satisfaction des utilisateurs est devenue une obsession. L’histoire raconte même que l’ancien diplômé en informatique de Princeton imposait une chaise vide, représentant le consommateur, à toutes les réunions en interne !

Pas de court terme

Cette obsession a aussi mené Amazon, sous la direction de son fondateur, à mettre en place une série de services totalement révolutionnaires à l’époque : comme la livraison ultra-rapide ou encore Premium (Prime en Europe), un abonnement annuel permettant aux clients de se faire livrer gratuitement la plupart des articles de sa plateforme et d’accéder à des services supplémentaires. Lorsqu’en 2004, Jeff Bezos réunit en urgence son comité de direction dans le hangar à bateaux jouxtant sa propriété de Seattle, pour leur expliquer cette idée, tous sont pourtant déconcertés face à l’enthousiasme de leur patron pour ce service qui, en apparence, risquait de sacrifier les marges du site d’e-commerce. Mais le fondateur y croyait dur comme fer : cette offre devrait lever des freins à l’achat et pousser les clients à commander plus souvent, dopant le business de la plateforme. On sait aujourd’hui combien la stratégie s’est avérée payante. Autre grande constante de Jeff Bezos : travailler à long terme. La rentabilité immédiate n’est pas sa priorité. Une politique qui lui a d’ailleurs valu les sarcasmes de nombreux investisseurs et analystes. Accumulant les pertes pendant de nombreuses années, Amazon a souvent inquiété sur sa capacité à devenir rentable. Mais Jeff Bezos a toujours privilégié le réinvestissement dans la croissance de son entreprise. C’est grâce à cette vision qu’elle est désormais le mastodonte que l’on connaît aujourd’hui. Pour rappel : 566.000 emplois dans le monde, un chiffre d’affaires qui dépasse 56 milliards au troisième trimestre de 2018… Et, surtout, des activités qui débordent largement de la vente de biens en ligne. Avec, en tête de la diversification, sa division Amazon Web Services qui – en résumé – fait de la location d’espaces web. Cette dernière activité est même devenue l’une des vaches à lait d’Amazon qui avait, un temps, franchi la barre des 1.000 milliards de dollars de valorisation, avec un cours de Bourse dépassant 2.000 dollars !

Méthodes controversées

L’entourage proche de Jeff Bezos vante sa vision révolutionnaire, sa ténacité et la constance dans sa stratégie. Mais ses opposants ne sont pas tendres avec lui. ” C’est un type qui n’a guère d’empathie, confiait en septembre dernier au magazine français L’Obs un ancien d’Amazon. Il n’a aucune notion d’équité dans ses relations avec les autres. Je l’ai vu se montrer très insultant, démolir des gens alors qu’il aurait pu leur remonter les bretelles en privé. ” Le fondateur d’Amazon est aussi largement critiqué pour les conditions de travail dans ses entrepôts. A intervalles réguliers éclatent des scandales sur le sort des employés des centres de distribution, sous-payés, surveillés, mis sous pression. Pas plus tard que mi-décembre, une centaine d’employés du Minnesota avaient manifesté pour se faire entendre bien qu’Amazon ait consenti, plus tôt dans l’année, à instaurer un revenu minimum de 15 dollars de l’heure. Ses pratiques à l’égard de certains concurrents (déréférencements abusifs, pratiques de concurrence douteuses, etc.) ont également été pointées du doigt, surtout dans les premières années de succès. Mais ces critiques n’empêchent visiblement pas Jeff Bezos de dormir, ni d’avancer. Ce libéral pur et dur ne répond que très peu aux attaques. Mais il agit : il a fondé The Bezos Day One Fund, un fonds doté de deux milliards de dollars pour venir en aide aux plus démunis. Et il continue à nourrir de (très) grandes ambitions, à la fois pour sa plateforme qui s’impose dans l’univers de la production cinéma et se démène dans l’intelligence artificielle et d’autres innovations majeures, et pour divers projets annexes. En 2000, il a par exemple lancé Blue Origine, une entreprise spatiale qui l’occupe une journée par semaine. Employant 3.000 personnes, cette société n’a pas seulement pour objectif d’organiser des vols commerciaux dans l’espace pour de riches blasés par les voyages sur Terre ; elle veut ni plus ni moins partir à la conquête de l’espace, qu’il imagine coloniser d’ici quelques années.

Et comme il n’aime visiblement pas rester inoccupé, Jeff Bezos, père de quatre enfants, a multiplié les investissements. On le trouve ainsi au capital d’Airbnb, d’Uber, mais aussi de différents médias. Il a ainsi déboursé 250 millions pour s’offrir le Washington Post et détient une participation de 37 millions de dollars dans le site d’informations Business Insider.

Ce libéral pur et dur continue à nourrir de (très) grandes ambitions. Prochain objectif : coloniser l’espace.

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