La difficile avancée des Afro-Américains à Wall Street: “Rien ne change”

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En plus de vingt ans de carrière dans cinq pays différents, Troy Prince, ancien trader, se souvient n’avoir été qu’une seule fois avec une autre personne noire dans une salle de marchés. “Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, parce que rien ne change”.

De retour à New York après un énième poste à l’étranger, Troy Prince, ancien trader, fonde en 2018 l’association Wall Street Bound, pour aider les jeunes issus des minorités à se préparer aux métiers de la finance. “Bien sûr, personne ne vous dira que les salles de marchés sont réservées aux hommes blancs”, dit-il. Mais les personnes issues des minorités en général “ne grandissent pas avec des pères, des oncles, des frères, qui jouent au golf ou connaissent un ami”. Parallèlement, les patrons “ne se réveillent pas un jour en se disant, +Tiens, allons recruter à l’Université Howard (accueillant principalement des étudiants noirs, NDLR) ou à l’université publique de la ville de New York+”.

Aîné d’une fratrie de cinq enfants, avec des parents de classe moyenne originaires des Caraïbes, Troy Prince n’a jamais été confronté ouvertement au racisme. Mais quand ses parents ont acheté une maison dans la très cossue banlieue new-yorkaise de Westchester, il a vite compris qu’il valait mieux utiliser cette adresse plutôt que celle du Bronx.

– Des solutions –

“Je ne cherche pas à me plaindre”, assure-t-il. “Je veux apporter des solutions pratiques et à grande échelle à ce problème” car “les statistiques sur la diversité restent les mêmes”.

Les personnes noires représentent environ 13% de la population aux Etats-Unis. Au sein de JPMorgan Chase, la première banque américaine en termes d’actifs, elles représentent 13% des employés, mais seulement 4% des managers. Et seulement 1,3% des quelque 69.000 milliards de dollars du secteur de la gestion d’actifs est confié à des sociétés dirigées par des femmes ou des minorités, même si leur performance est similaire aux autres, selon une étude de la fondation Knight.

Le patron de Wells Fargo a créé la polémique cet été en imputant l’absence de diversité à la tête de son établissement à un manque de personnes noires qualifiées.

400 ans après l’arrivée des premiers esclaves aux Etats-Unis, les Afro-Américains font toujours face à des discriminations importantes. La mort de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé en mai sous le genou d’un policier blanc, a déclenché une vague de manifestations nationales contre les violences policières et mis en lumière les inégalités raciales tout en poussant à une introspection de la société américaine.

Le futur président Joe Biden, dont la vice-présidente Kamala Harris est afro-américaine, s’est engagé à nommer un cabinet diversifié, avec un Noir pour la première fois à la tête du Pentagone. Tous secteurs confondus, les entreprises ont promis de promouvoir les minorités et les femmes pour être un miroir de la société.

Plusieurs mois après ces engagements, l’AFP a sollicité de grands établissements financiers, qui essaient de se départir de leur réputation de bastions d’hommes blancs. S’ils évoquent volontiers leurs nouveaux programmes, ils sont encore réticents à laisser parler leurs employés.

“L’élément le plus important est la lutte contre les préjugés quand il s’agit de recruter, promouvoir et évaluer”, estime Katherine Giscombe, consultante en diversité. “Les personnes noires font très attention avant d’admettre une erreur ou un manque de connaissance car elles craignent que cela leur soit reproché davantage que si elles étaient blanches”, explique-t-elle. Des études montrent que pour la même erreur, un employé noir est plus sévèrement sanctionné qu’un employé blanc, à qui est plus souvent accordé le bénéfice du doute.

Mais pour changer, il est essentiel que les entreprises commencent par évaluer l’étendue du problème, souligne Mme Giscombe: quel pourcentage de minorités ayant candidaté est recruté par rapport aux postulants blancs, reste dans l’entreprise une fois recruté, etc.

– Impulsion des maires noirs –

Le recrutement et la rétention sont deux priorités de la banque Citigroup, assure Guy Logan, responsable des services financiers aux collectivités. Si à la fin de l’année, le taux de départ dans une division est important, Citi met en place de petits groupes pour essayer de faire évoluer la culture “et s’assurer que les gens aient l’opportunité d’évoluer et accès aux supérieurs hiérarchiques”.

Etablir des connexions est essentiel, remarque M. Logan, également président de l’Association nationale des professionnels des marchés financiers qui oeuvre pour l’intégration des femmes et des minorités dans le milieu de la finance. “Quand je rentre dans une pièce, je suis très souvent la seule personne d’une minorité visible”, explique le financier. Se rapprocher de personnes lui ressemblant lui “a vraiment apporté l’opportunité d’élargir (s)on réseau professionnel et personnel”.

Les efforts de diversification dans la finance ne sont pas nouveaux.

Plusieurs Afro-Américains interrogés par l’AFP ont évoqué l’impulsion donnée par les maires noirs de plusieurs grandes villes américaines dans les années 70 et 80, réclamant d’avoir face à eux des équipes de banquiers plus diversifiées. “C’est un long travail”, note M. Logan.

Témoignages

Etre Noir à Wall Street, c’est faire face aux préjugés, se sentir souvent seul, mais aussi parfois avoir la satisfaction de lutter pour améliorer les perspectives de sa communauté. Chaque histoire est unique. Trois professionnels de la finance racontent leur expérience.

– “J’ai lu 200 fois le Top 25 des Noirs à Wall Street” –

Avant de fonder son propre cabinet de conseil, Dale Favors a longtemps travaillé dans des établissements prestigieux de la finance comme Morgan Stanley, CIBC, Royal Bank of Canada ou Piper Jaffray. Il se remémore encore vivement l’importance qu’a eue pour lui la publication, dans le magazine Black Enterprise, de la liste des 25 Noirs les plus importants à Wall Street, en octobre 1992.

“J’ai lu le numéro de la première à la dernière page, peut-être 200 fois”, se rappelle-t-il. “Cela m’a permis de m’identifier aux noms et aux visages de personnes me ressemblant et j’ai su que je pouvais y arriver”. Il les a appelées individuellement.

Quand il entame sa carrière à Morgan Stanley, dans une équipe de vente et négociation de titres à revenu fixe, il aime tout de suite le métier. S’il maîtrise rapidement la technique, il met un peu plus de temps à “s’acclimater socialement” dans un environnement “principalement blanc”, où tout est “hyper agressif, intense” et où “il faut apprendre à la volée”.

Il a été soutenu par des mentors blancs. Mais, ajoute-t-il, “c’est important de pouvoir parler de l’expérience unique d’être une personne de couleur à Wall Street” et il se crée rapidement un réseau d’entraide et de conseil. L’un de ses mentors à Morgan Stanley était Craig Robinson, le frère de l’ancienne Première dame Michelle Obama.

Pour M. Favors, les banques ont bien créé des groupes de travail, recruté dans des universités plus diversifiées, mais il faut ensuite retenir les minorités et pour cela comprendre les défis particuliers auxquels elles font face, les nuances culturelles ou de langage qui peuvent les différencier, le fait qu’elles rentrent tous les jours dans des salles de réunion en très grande majorité blanches.

“Pour apporter du changement, il faut vraiment le vouloir”, dit le financier.

Il salue des initiatives comme celle lancée par Goldman Sachs en début d’année exigeant que les entreprises souhaitant utiliser leurs services pour entrer en Bourse comptent au moins une femme et/ou une personne issue de la diversité dans leur conseil d’administration.

“On aurait pu le faire il y a 10 ans”, observe-t-il. “Maintenant qu’on a des données démontrant que des équipes diversifiées peuvent rapporter plus d’argent, ils (les patrons) commencent à faire plus attention.”

– “Jongler entre deux mondes” –

“Chaque jour au bureau, on doit se conformer à la norme”, raconte Johnita Walker Mizelle. “Je n’ai pas appris à skier quand j’étais petite, je ne suis pas allée dans une université avec une grosse équipe de football, je n’ai pas d’oncle courtier. Aller prendre une bière avec les collègues à la fin de la journée ne fait pas partie de ma culture. Il faut sans cesse jongler entre deux mondes, montrer aux collègues que je peux m’intégrer, alors qu’eux ne font jamais le chemin inverse.”

Quand elle a commencé sa carrière de banquière, en 1996, elle était aussi “la seule femme noire qui n’était pas une secrétaire dans la salle de marché”. “Je me suis sentie très seule parfois”, raconte-t-elle à l’AFP.

Elle apprécie à cet égard de travailler actuellement pour une firme dirigée par une femme, la société d’investissement en capital-risque Anthemis.

La situation des Afro-Américains dans la finance peine selon elle à évoluer car les carrières y dépendent de nombreux éléments autres que la pure méritocratie – comme un cycle économique favorable ou un mentor bien placé.

Et dans cet univers hyper compétitif, les décalages culturels – les goûts musicaux, la cuisine, l’apparence – peuvent jouer en défaveur des minorités.

Au début de sa carrière elle a travaillé pour Williams Capital, une société d’investissement gérée par des dirigeants noirs. Voir des hommes et femmes noirs diriger des départements, avoir des réunions avec les directeurs financiers des plus grandes entreprises, “ça a été primordial”, raconte-t-elle. “J’ai pu voir ce que je pouvais devenir dans 15, 20 ou 30 ans.”

Initialement diplômée en chimie, elle envisageait une carrière dans la science mais lors d’une levée de fonds pour un nouveau bâtiment de sciences, elle rencontre des salariés de Goldman Sachs. Invitée à passer quelques jours dans la banque à New York, elle “tombe amoureuse” des marchés.

Son amour du métier reste intact. Mais “il faut travailler plus dur, être encore plus résolue”, dit-elle. “Je considère chaque projet qui m’est confié comme une opportunité non seulement pour moi, mais pour tous les Noirs, les Hispaniques, qu’ils vont embaucher après moi.”

– “Contredire les stéréotypes” –

Harold Butler n’est pas un pur produit du secteur bancaire.

Il est arrivé en 2006 chez Citigroup, une des plus grandes banques de Wall Street, à la fin de sa quarantaine après un parcours professionnel l’ayant mené de l’Armée, la tech (Microsoft) à des sociétés financières. Il s’occupe désormais des relations de la banque avec diverses entités publiques, dont la puissante banque centrale américaine.

Tout au long de sa carrière, Harold Butler a fait face à différentes formes de racisme. “On vous fait comprendre que vous ne faites pas vraiment partie de l’équipe, on vous demande comment vous êtes arrivé là, si c’est grâce à des quotas, il faut contredire les stéréotypes classiques” comme l’idée que les Afro-Américains aiment particulièrement la pastèque ou le poulet frit, raconte-t-il.

A Citi, assure-t-il, “la grande majorité des gens pensent, je crois, que la diversité est un atout pour l’entreprise”.

Il participe à plusieurs groupes et initiatives visant à promouvoir la diversité au sein de l’entreprise. Citi a notamment fait davantage d’efforts pour recruter dans des universités accueillant plus spécifiquement des étudiants noirs, créer des programmes de tutorat et comprendre pourquoi certaines personnes, une fois recrutées, choisissent de quitter la firme.

Harold Butler travaille aussi à pousser Citi à faciliter l’accès des Afro-Américains au crédit immobilier et à soutenir les banques gérées par des minorités.

“J’ai la chance de participer aux efforts engagés en interne pour changer le discours et les pratiques sur la diversité, mais aussi au travail fait en dehors de la banque auprès des communautés”, se réjouit-il.

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