Auteur de la préface du livre de Laurence Vanhée et Mathieu Biava*, Pascal Demurger est un grand patron français engagé. Directeur général de la MAIF, l’une des plus grandes mutuelles de France, il a entamé il y a 10 ans une transformation de son entreprise qui aligne les aspirations du personnel avec la performance de l’entreprise et son impact économique et social.
Le journal Le Monde disait de lui à la fin 2023 qu’il était un assureur militant qui bousculait le patronat français. Pascal Demurger, sorti de l’ENA en 1996, a rejoint la Mutuelle Assurance des Instituteurs de France (MAIF), l’une des plus grandes du pays, en 2002 après le passage obligé d’un énarque dans l’administration, en l’occurrence la direction du budget du ministère de l’Économie et des Finances. Il est devenu directeur de la MAIF en 2009, avant d’en devenir le directeur général en 2016. Il y pilote depuis 10 ans une transformation radicale qui implique le management par la confiance, l’épanouissement des collaborateurs et l’alignement de la rentabilité avec l’impact social, environnemental et sociétal de son groupe.
Il y a deux ans, il est devenu coprésident d’Impact France, une fédération patronale (30.000 entreprises dont La Poste, le Crédit Mutuel, la SNCF, Bayard, Leboncoin, etc.) qui vise à faire de l’engagement des entreprises un facteur de compétitivité et d’attractivité. Un interlocuteur de choix pour évoquer les changements du monde du travail…
TRENDS-TENDANCES. Êtes-vous un patron différent des autres ?
PASCAL DEMURGER. Les idées que je défends et les pratiques mises en œuvre à la MAIF sont peut-être singulières. Même si je suis confronté aux mêmes attentes de performance et à la même concurrence que toute autre entreprise, j’ai la conviction qu’il est possible d’aligner les aspirations de toutes les parties prenantes et de ne pas opposer rentabilité et responsabilité… Le bien-être des salariés est totalement compatible avec une haute performance.
Un confrère français disait de vous récemment que vous étiez l’un des derniers patrons de gauche. C’est comme ça que vous vous sentez ?
Il ne faut pas nécessairement avoir une sensibilité de gauche pour faire ce que je fais. L’humanisme et la sincérité n’ont aucune couleur politique. D’ailleurs, certains patrons, quelle que soit leur sensibilité politique, sont proches de mes idées et de mes pratiques. Il faut, par contre, un grand sens des responsabilités tant vis-à-vis de vos collaborateurs que de la société. Il faut de l’intégrité et du sens moral.
Vous dites dans la préface du livre de Laurence Vanhée et Mathieu Biava que c’est Laurence qui vous a fait prendre conscience de l’impact de vos actes sur le bien-être ou le mal-être de vos collaborateurs…
C’est exact. La question de son propre impact sur ceux qui nous entourent paraît très évidente, mais ma prise de conscience a eu lieu à ce moment-là. Cela a été le déclencheur : l’idée qu’investir dans le bien-être de vos collaborateurs est absolument bénéfique pour tout le monde. Laurence est intervenue il y a 10 ans dans un séminaire avec 800 managers de la MAIF à La Rochelle et nous avons lancé notre grande transformation. Je me souviens encore des mots que j’ai prononcés à cette occasion en direction de toutes les personnes présentes : elles ne seraient pas jugées sur l’augmentation de la productivité ou de l’efficacité opérationnelle, mais sur l’épanouissement de leurs collaborateurs. C’est cet épanouissement qui, derrière, permet tout le reste.
Prendre la coprésidence d’Impact France permet de faire percoler les pratiques de la MAIF dans le patronat français ?
C’est tout à fait cela. Jusqu’en 2019, je me suis concentré sur mon action au sein de la MAIF. J’ai ensuite écrit un livre intitulé L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus pour partager plus largement cette expérience et notre modèle. Impact France s’inscrit dans le prolongement de cette logique d’amplification. Cela m’a par exemple permis de porter des propositions comme la modulation des impôts des entreprises en fonction de leur engagement écologique et social. C’est une idée forte qui ne m’a pas valu que des amis. En même temps, une voix modérée comme celle d’Impact France permet de rendre ces idées plus audibles auprès de certaines personnes. Le modèle de la MAIF, c’est celui d’une transformation à long terme, qui n’est pas toujours compatible avec les objectifs à court terme de certains actionnaires, par exemple.
Vous insistez aussi sur le rôle politique des entreprises. Selon vous, le collaborateur qui ne se sent pas bien dans son travail ne se sent pas bien dans la cité et cela se ressent dans l’isoloir.
Oui, tout se tient. Le chercheur français Thomas Coutrot s’est penché sur la question. Il a fait le lien entre le vote et la réponse à une série de questions : Ai-je de l’autonomie au travail ? Y suis-je écouté ? Considéré ? etc. Le fait de répondre “non” fait partir le vote dans les extrêmes – très majoritairement vers le Rassemblement National et plus marginalement vers LFI – et augmenter l’abstention. En soi, ce n’est pas une surprise. Le travail demeure un élément très structurant dans la vie des gens. Et si on s’y sent mal…
Comment jugez-vous tous les changements intervenus dans le monde du travail depuis quelques années ?
Je suis heureux que nous ayons lancé notre transformation il y a 10 ans. Elle nous a permis d’amortir certains de ces changements. Entre 2019 et 2023, l’absentéisme a grimpé de plus de 40% en France. À la MAIF, c’est seulement 20%. Nous parvenons à maintenir un engagement fort des salariés dans un contexte d’émergence de nouvelles aspirations. C’est un travail au quotidien qui nécessite d’inventer de nouvelles manières d’écouter le corps social. Nous venons, par exemple, de lancer une convention salariée sur l’IA. Nous avons tiré au sort une trentaine de collaborateurs qui ont étudié les conditions d’intégration de l’IA dans les pratiques de la MAIF et ont nourri les décisions prises par la direction de l’entreprise.
“Un patron doit être capable de dire qu’il n’a pas toutes les réponses. En fait, ce sont vos collaborateurs qui détiennent l’essentiel de ces réponses.”
Je constate aussi que ce travail au quotidien passe par une lutte contre certains instincts. Si les résultats sont moins bons que prévus, on a envie de revenir en arrière et de resserrer les boulons. Il faut absolument résister à cela. Un patron doit être empathique, patient, authentique et capable de dire qu’il n’a pas toutes les réponses. En fait, ce sont vos collaborateurs qui détiennent l’essentiel de ces réponses.
Vous avez émis récemment l’idée de convoquer en France une Commission nationale sur le travail. Dans quel but ?
Les politiques en France, et sans doute chez vous aussi, ne parlent du travail que de façon quantitative et jamais qualitative. Or, il y a des mesures qualitatives à prendre d’urgence. Il y a la nécessité de revaloriser le travail. D’abord, de façon symbolique. Ce n’est ni un mal dont il faut se libérer comme peut le dire la gauche, ni un devoir sacrificiel qu’il faut accepter comme peut le prétendre la droite. Ce devrait être avant tout une source de réalisation de soi et d’épanouissement. Ensuite, de façon financière. Le travail est particulièrement taxé en France par rapport à la pension : 46% contre 14%. Il y a un équilibre nouveau à trouver qui permette d’augmenter le salaire poche des citoyens.
L’été dernier, votre nom a circulé pour occuper le poste de Premier ministre d’Emmanuel Macron. Qu’auriez-vous répondu s’il vous l’avait demandé ?
Certaines offres sont compliquées à refuser…
* Pascal Demurger, “Au cœur des transformations. Cultiver un équilibre dynamiques pour générer des impacts positifs”, Éditions EMS.