Avec la volonté des pays européens de s’armer davantage, le secteur de la défense a le vent en poupe. En bourse, les cours sont partis en flèche. Est-ce que ce contexte pourrait inspirer des entreprises belges, et surtout wallonnes, à effectuer une introduction en bourse ?
Début juillet a eu lieu la première introduction en bourse à Bruxelles en quatre ans. Pourrait-elle faire appel d’air pour d’autres IPO belges, et de surcroît wallonnes ? Notamment dans le secteur de la défense, historique en Wallonie, en plein boom avec les hausses des dépenses militaires des pays de l’OTAN ? Jérémie Peloso, stratège en investissements européens et auteur de nombreux rapports sur le secteur de la défense européen en bourse chez BCA Research, analyse les perspectives.
Trends-Tendances : Aujourd’hui, avec le rallye boursier de l’industrie de la défense européenne en bourse, sur fonds des promesses d’investissements des gouvernements européens notamment, est-ce qu’il y a une fenêtre de tir pour les entreprises wallonnes de la défense pour effectuer une introduction en bourse ?
“Concrètement, oui, il y a certainement une fenêtre de tir pour les petites, moyennes et grandes entreprises privées en Belgique. Notons qu’il faut dissocier les dépenses du gouvernement belge. J’ai lu plusieurs estimations sur ce que la Belgique a mis en place pour les prochaines années, pour la défense. Je pense que pour la Belgique, cela va être relativement difficile d’atteindre 3,5% à l’horizon 2034 (nouvel objectif d’investissement dans la défense de l’OTAN, par rapport au PIB, en plus d’un objectif de 1,5% pour les dépenses de sécurité, NDLR). Cela a été extrêmement difficile ne serait ce que d’atteindre plus d’1%. En 2024, la Belgique, était aux alentours de 1,3% du PIB. Donc, on est déjà à 0,7 point en dessous de l’ancien objectif de 2%, établi en 2014. Même en dix ans, cela a été difficile pour la Belgique d’atteindre cette cible.
Après, oui, très clairement, on pourrait avoir une vague d’IPO, ou introductions en bourse pour ces entreprises. J’ai essayé de regarder quel était le paysage privé pour les entreprises de la défense belge. Je n’ai pas vraiment pu décortiquer les données, donc je n’ai pas plus d’informations par rapport aux entreprises en tant que telles. Mais il y a un élément sur les marchés qui indique qu’il pourrait y avoir des introductions en bourse. Les vagues d’IPO ont généralement tendance à suivre des retours sur investissement importants. Ce qui est particulièrement vrai pour le secteur de la défense parce que c’est un secteur qui, notamment en Europe, pendant les dix ou quinze dernières années, n’était pas forcément en odeur de sainteté. Mais aujourd’hui, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on a un secteur européen de la défense qui surperforme grandement la zone euro, peu importe l’indice de référence qu’on utilise.”
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Il y a certes les difficultés de l’Etat belge à augmenter les dépenses militaires, mais le secteur belge et wallon de la défense est également connu internationalement, et compte de nombreux clients étrangers. Comment est-ce que cela peut jouer sur les perspectives de croissance des entreprises ?
“Ce qui est positif, c’est que c’est une industrie qui est extrêmement intégrée, à l’échelle internationale. Si on parle en termes de capitalisation ou en termes de taille, il y a eu relativement peu de grosses ou de très grosses entreprises dans ce secteur. Elles sont toutes relativement intégrées. Je lisais par exemple un article qui décortiquait un F-35, avion de chasse produit par Lockheed Martin aux États-Unis, et analysait l’origine des pièces. En fait, ce dont on se rend compte, c’est que plus de 50% des composants ou des parties de ce F-35 provenaient d’entreprises européennes. Et l’inverse est également vrai.
Donc toutes ces annonces importantes de dépenses militaires supplémentaires de grosses économies au monde, à part la Russie et la Chine, sont positives d’une manière ou d’une autre pour le complexe industriel européen, et en l’occurrence pour les entreprises wallonnes. L’Allemagne a, je pense, des contrats avec les entreprises wallonnes ou les entreprises belges. Donc même si on se base simplement sur l’augmentation des dépenses militaires de l’Allemagne, qui semble être le pays le plus à même de respecter et d’augmenter ses dépenses militaires, avec les 400 milliards d’euros supplémentaires annoncés par Berlin, il y a déjà de bonnes perspectives. L’Allemagne se trouve en plus parmi les pays moins indépendants en termes de défense, comparé à la France ou à l’Italie, pour des raisons historiques, et aura donc encore plus besoin de ses partenaires européens pour la production d’armements.
Maintenant, quelles seront les entreprises qui en bénéficieront le plus de l’augmentation des dépenses ? Je pense que le souffle positif sera principalement pour les plus grosses entreprises. Mais je dirais que tout le monde va avoir droit à une part plus ou moins grosse du gâteau.”
Dans ce contexte, est-ce que le marché et les investisseurs sont très demandeurs de nouvelles introductions en bourse ?
“Le marché actuellement, de manière générale… pas tellement. On le voit notamment avec les données, il y a un essoufflement du rythme d’IPO en Europe. C’est à peu près la même chose aux États-Unis. Au niveau du contexte macro-économique mondial, il y a quand même pas mal de risques. Même si la zone euro n’est pas en récession, cela fait à peu près deux ans à deux ans et demi qu’on a une croissance plutôt en berne et une Allemagne en récession. Généralement, le cycle d’IPO suit non seulement les retours sur investissement réalisés, qui ont certes été relativement forts depuis le dernier trimestre de l’année 2024, mais suit également la croissance générale de l’économie.
Donc, d’un point de vue des marchés, on pourrait cocher cette case parce qu’il y a une surperformance très importante des actions européennes depuis la fin de l’année dernière. Mais d’un point de vue macro-économique, on a toujours cette économie européenne au ralenti. Les annonces de tout ce qui est politique commerciale des États-Unis envers l’Union européenne et l’incertitude qui va avec ajoutent également un frein à l’essor des IPO. Parce que forcément, si on est une entreprise européenne privée aujourd’hui, avec une activité qui est exposée aux ventes internationales, le contexte actuel fait qu’il vaudrait peut-être mieux mettre en pause ses projets d’IPO et attendre qu’il y ait plus de clarté sur la question de la fameuse guerre commerciale.”
S’il n’y a pas, ou moins d’IPO, est-ce que les investisseurs particuliers pourraient alors avoir accès à ce secteur de la défense via des holdings cotés ou des fonds de private equity, qui pourraient davantage s’intéresser au secteur dans ce contexte et avec ces perspectives, et faire de nouveaux achats ?
“Très certainement. Si on se place du côté de tout ce qui est private equity, hedge funds, fonds alternatifs, etc., on peut observer un changement de tendance. L’industrie du nucléaire, par exemple, est devenue moins pointée du doigt et commence à être plus acceptée au sein des mandats des investisseurs, ces dernières années. C’est à peu près la même chose qui est en train de se passer avec le secteur de l’aérospatial et de la défense. Le secteur, pendant plusieurs années, n’était pas inclus dans de nombreux mandats, dont notamment ce qui concerne l’ESG (environnement, social et bonne gouvernance, NDLR). Mais il y a un changement d’opinion qui s’opère. On sait que l’opinion européenne est relativement positive à l’égard de l’augmentation des dépenses militaires. Et on a de nombreux gouvernements européens qui mettent la main à la poche et qui sont de plus en plus enclins à augmenter les dépenses. C’est un signal relativement fort, que le secteur ne va certainement pas manquer.”
Quelles entreprises en Wallonie ?
Voilà pour le cadre théorique et macro-économique pour de potentielles entrées en bourse. Des perspectives un peu mitigées, donc. Qu’est-ce que cela veut dire pour la bourse de Bruxelles et pour les entreprises wallonnes de la défense ? Nous nous sommes renseignés auprès de ou sur quelques acteurs du secteur.
- Chez Castingpar, fonderie de précision pour de nombreux producteurs d’armes et d’équipements et engins militaires, le CEO Philippe Hoste indique que l’entreprise est trop petite pour envisager une entrée en bourse. L’entreprise a trois fonds de private equity privés au capital (deux français et un belge) et un public, Wallonie Entreprendre.
- FN Herstal est détenu à 100% par la Région wallonne et ne peut donc pas faire de commentaires sur la question si dans le contexte actuel une entrée en bourse pourrait effleurer l’esprit de l’entreprise. Elle renvoie vers le cabinet du ministre wallon de l’Économie, qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview au moment de la rédaction.
- Sonaca a aussi comme actionnaire majoritaire la Région wallonne. Cela veut surtout dire que dans l’hypothèse d’une volonté d’effectuer une entrée en bourse, le procédé nécessiterait de longs débats parlementaires en amont.
- John Cockerill, entreprise familiale qui appartient à Bernard Serin (et quelques cadres, en actionnaires minoritaires), a une filiale dédiée à la défense. L’entreprise n’a pas souhaité faire de commentaires.
- Thalès Belgium appartient à Thalès, entreprise française, qui est déjà coté en bourse. Pareil pour Safran, qui a également des activités en Belgique.
- Mecar, entretemps devenu KNDS Belgium, appartient au Franco-Allemand KNDS, qui préparerait en effet une entrée en bourse, probablement à Francfort.
- New Lachaussée appartient au Brésilien CBC Global Ammunition (ainsi qu’à la Région wallonne, à hauteur de 20%).
- Sabca, installé à Bruxelles, appartient à Orizio, un holding détenu par Sabena Aerospace (50% +1 action) et l’Etat fédéral (50% – 1 action). Orizio détient aussi Sabena Engineering (installé à Zaventem).
- OIP, présent à Tournai, Audenarde et Gand selon la branche d’activités, appartient à l’Israélien Elbit Systems, coté à Tel Aviv.
En résumé : les perspectives pour une entrée en bourse ne sont pas forcément évidentes. Certaines des entreprises appartiennent, en tout ou en partie, aux pouvoirs publics et d’autres à des grands groupes étrangers. Les entreprises ne peuvent donc pas simplement initier la procédure de leur côté, si elles en ont la volonté, par exemple. Et de nombreuses entreprises sont des PME, ce qui peut aussi limiter les possibilités. Mais à voir comment évoluent leurs tailles et leurs chiffres d’affaires avec la hausse des dépenses publiques dans le cadre de l’OTAN ces prochaines années, et avec elles les possibilités de voir des changements dans les structures actionnariales qui pourraient faciliter une éventuelle introduction en bourse.
Voici d’ailleurs une carte avec certains des différents acteurs du secteur, parue dans notre dossier consacré au retour en grâce de la défense wallonne, en mars de cette année.

Bientôt de nouveaux acteurs sur le marché de la défense ?
A côté de l’aspect boursier, on peut néanmoins noter que de nombreuses jeunes entreprises sont intéressées par le secteur de la défense et pourraient y étendre leurs activités. 195 entreprises technologiques belges, pour être précis, montre une récente étude d’Agoria, fédération de la tech belge. Trois quarts de ces entreprises sont flamandes, contre 28% en Wallonie et 10% à Bruxelles. Le Nord du pays veut-il rattraper le Sud, où se trouve aujourd’hui le gros du secteur belge de la défense ?
Ces entreprises se voient plutôt comme un maillon dans la chaine de valeur du secteur. Seule une sur six veut devenir un fournisseur principal pour les armées. Et la défense ne devrait pas devenir leur core business de sitôt : une sur trois estime que la défense représentera 10% (au moins) de leur chiffre d’affaires, dans cinq ans. Elles veulent d’ailleurs quasi toutes garder des activités à double usage, dans le civil et dans le militaire.
Malgré cet intérêt à se lancer, il reste encore des barrières qui dissuadent les entreprises, comme un manque de concertation avec les autorités, l’accès au financement (les banques peuvent apr exemple encore être plus réticentes) et des règles d’exportations complexes, montre l’étude.
Des IPO en France ?
Le journal français Capital s’est récemment posé la même question que nous, mais pour le secteur français de la défense. 4.000 PME et entreprises de taille intermédiaires seraient intéressées pour lever des fonds supplémentaires dans l’Hexagone, rapportent nos confrères. Il pourrait donc y avoir une multiplication des entrées en bourse.
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