Fusion de deux géants du papier

Deux sociétés ont annoncé en septembre vouloir convoler en justes noces : Smurfit Kappa et WestRock, dont les actions sont séduisantes. Le processus est toujours en cours, notamment en raison des enquêtes habituelles menées par les autorités de la concurrence. La fusion sera gage d’une complémentarité géographique et stratégique.
Bien avant notre ère, les Egyptiens coupaient des tiges de papyrus en lanières et les compressaient pour former le fragile papyrus. Le processus de fabrication du papier tel que nous le connaissons aujourd’hui a été mis au point en Chine au début de l’ère chrétienne – en 105 après J.-C., quand un certain T’sai Lun produisit de la pulpe à partir de bambou, de soie et d’écorce de mûrier.
Avec 125 des 415 millions de tonnes métriques produites dans le monde, la Chine est de loin le premier fabricant de papier. Suivent les Etats-Unis (67,5 millions de tonnes) et le Japon (23,6 millions). L’Allemagne est le premier exportateur mondial (30 milliards de dollars), mais l’écart avec les Etats-Unis et la Chine est minime. Un certain nombre de pays disposant de vastes forêts et d’un bon accès à l’eau jouent un rôle important, quoique plus modeste, eux aussi ; il s’agit notamment du Canada, de la Suède et de la Finlande.
Croissance du segment
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le marché du papier ne connaît aucun recul. Ses volumes devraient même progresser de près de 4 % l’an en moyenne ces prochaines années. On relève toutefois de grandes disparités. Un des segments de moins en moins sollicité est celui du papier graphique, destiné à l’imprimerie et à l’impression – les dépliants publicitaires se font virtuels. D’après le bureau d’études Statista, les volumes ont chuté d’un tiers, à 91,3 millions de tonnes, entre 2012 et 2022 ; ils devraient céder 11 % de plus d’ici à 2032. Ce qui n’empêche pas Custom Market Insight de pronostiquer une croissance de 5,3 % par an des ventes mondiales au cours de cette même période, croissance qui proviendrait surtout de la région Asie-Pacifique.
Le segment le plus important et le plus dynamique en termes de volumes est celui des papiers et cartons d’emballage. Le succès du commerce en ligne y est évidemment pour beaucoup, mais les applications industrielles contribuent elles aussi au phénomène. Les volumes ont enflé de 24 % en 10 ans, à 265 millions de tonnes. La tendance va se confirmer, notamment parce que le papier et le carton sont considérés comme plus durables que certaines applications (en plastique). Enfin, le segment Autres s’est accru de 20 % au cours de la dernière décennie, pour atteindre 58 millions de tonnes.
Le secteur offre des rendements en dividende élevés, mais pas toujours stables. Ceux de l’irlandaise Smurfit Kappa, dont le dividende a progressé 11 années durant (de 9,3 % par an, ces cinq dernières années), eux, le sont. Le rendement en dividende est actuellement de 3,9 %, ce qui rend le titre très intéressant. WestRock est une action séduisante également. Les deux sociétés ont annoncé en septembre vouloir convoler en justes noces. Le processus est toujours en cours, notamment en raison des enquêtes (habituelles) menées par les autorités de la concurrence.
Smurfit Kappa
Smurfit Kappa est elle-même le fruit d’une fusion. Créé en 1934 à Dublin, le groupe Jefferson Smurfit a commencé par fabriquer des boîtes. Il est entré à la Bourse irlandaise en 1964, puis à celle de Londres en 1969. Il a multiplié les reprises, principalement dans les segments du carton et de l’emballage et, dans une moindre mesure, de l’imprimerie et de l’impression. Ces transactions lui ont permis de s’étendre vers les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Italie, la Colombie et le Mexique. L’acquisition, en 1994, d’une partie de la Compagnie de Saint-Gobain (France), a fait de Smurfit le plus grand fabricant de produits d’emballage d’Europe. En 2005, le groupe a fusionné avec le néerlandais Kappa (‘‘Karton Productie en Papier’’). Kappa, qui disposait de parts de marché au Benelux, en Allemagne et en Suède et qui jouissait d’une plus grande exposition à l’Europe de l’Est, constituait un complément géographique intéressant pour Smurfit.
Aujourd’hui, Smurfit Kappa exploite plus de 350 sites de production dans 36 pays et emploie 47.000 personnes. Ses produits phares sont les emballages en carton. En 2023, 75 % de son chiffre d’affaires (CA) ont été générés en Europe et 25 %, en Amérique du Nord et du Sud. Son CA consolidé a atteint 11,3 milliards d’euros, en recul de 12 % par rapport au résultat record enregistré en 2022. Il faut dire que les clients ont préféré puiser dans leurs stocks. L’industrie du papier a beau être plutôt cyclique, la tendance, chez Smurfit Kappa, est à la hausse. A 1,4 fois le flux de trésorerie d’exploitation (Ebitda), son ratio d’endettement net (dette financière nette/Ebitda) est excellent et ne dérape pas par rapport aux limites fixées (à 1,5 à 2 fois l’Ebitda), ce qui permet au groupe d’augmenter encore le dividende. Avec un bénéfice de 2,93 euros par action, le ratio cours/bénéfice (C/B) atteint actuellement un très raisonnable 13,2.
WestRock
WestRock est née de la fusion, en 2015, de MeadWestvaco et de RockTenn. MeadWestvaco est elle-même issue de la fusion, opérée en 2002, de Mead Corporation et de WestVaco. RockTenn est le résultat du mariage, en 2015, entre Rock City Packaging et Tennessee Paper Mills – et nous résumons, ici aussi… WestRock est spécialisée dans le carton, mais également dans les emballages pour produits de grande consommation, un segment qui a assuré 24 % de ses 20,3 milliards de dollars de CA en 2023 (exercice décalé, jusqu’au 30 septembre). Avec un ratio d’endettement net de 2,7, son bilan n’est pas aussi bon que celui de Smurfit Kappa. Mieux vaudrait une marge de 2 au maximum mais dans l’immédiat (jusqu’à la fusion), le ratio est acceptable. L’action WestRock s’est appréciée de 50 % environ au cours des six derniers mois mais par rapport au bénéfice ajusté par action de l’exercice 2023, le ratio C/B, de 10, reste raisonnable.
Avec ses 300 sites répartis entre 30 pays, WestRock peut se prévaloir d’une vaste couverture géographique. La société emploie 58.000 personnes. Elle est principalement active aux Etats-Unis, où elle est numéro deux, derrière International Paper, s’agissant des ventes. Le CA de l’exercice 2023 se répartit de la manière suivante: 82 % produits aux Etats-Unis et au Canada, 10 %, en Amérique latine, 6 % en Europe et au Moyen-Orient et 2% seulement, dans la région Asie-Pacifique.
Combinaison porteuse
Stratégiquement, les deux entreprises ont tout intérêt à fusionner, puisque les distances entre les sites de recyclage, les usines de pâte à papier et les sites de production, entre autres, s’en trouveront réduites. Smurfit Kappa est par ailleurs plus avancée et plus rentable dans les domaines opérationnel et de l’innovation, un avantage dont WestRock pourra tirer profit sans avoir à consentir beaucoup d’investissements. WestRock dispose de son côté d’un portefeuille de produits plus vaste, en particulier dans le segment des emballages destinés à la grande consommation, un portefeuille que Smurfit Kappa va pouvoir élargir géographiquement très vite. Le nouveau groupe compte s’astreindre à une discipline financière similaire à celle de Smurfit Kappa, qui bénéficie d’une notation élevée (‘‘investissable’’) et paie un dividende croissant.
Lors de l’opération de fusion, une action Smurfit Kappa sera égale à une action Smurfit WestRock. L’action WestRock vaudra toujours 5 dollars l’unité. Depuis septembre 2023, les deux titres suivent, logiquement, une évolution similaire. Dans l’attente de l’approbation des autorités de la concurrence, nous estimons plus intéressant d’acheter Smurfit Kappa que WestRock. En tout état de cause, nous attendons beaucoup de ce mariage.
Respectueux de l’environnement, vraiment?
Les emballages en carton sont préférés dans une mesure toujours croissante aux emballages en plastique, peu biodégradables. Reste que la production de papier consomme énormément d’énergie. Le secteur émettrait selon les estimations 7 % des gaz à effet de serre produits dans le monde, contre 2,5 %, par exemple, pour celui de l’aviation. La production consomme également beaucoup d’eau – plus d’un litre pour trois feuilles A4. Et, bien sûr, il faut du bois pour obtenir la pâte à papier, même s’il s’agit de bois certifié.
Le secteur consent, ceci dit, beaucoup d’efforts pour réduire son empreinte carbone, notamment en faisant la part belle au recyclage. On estime que 58 % du papier utilisé dans le monde est recyclé. Avec un chiffre de 78 %, l’Europe fait beaucoup mieux ; les Pays-Bas recyclent même 90 % des volumes. Smurfit Kappa et WestRock proposent des solutions de recyclage, une technologie dans laquelle toutes deux investissent massivement, à leurs clients. Smurfit Kappa déclare même ne produire que du papier réutilisable.
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