Michel Ernst : “Quelle pauvreté en valeurs technologiques européennes !”
La techno, – l’affaire DeepSeek l’a montré ces dernières heures -, est un des moteurs des hausses boursières. Un moteur qui tourne plein régime aux Etats-Unis, mais qui toussote en Europe, souligne l’analyste financier Michel Ernst.
Depuis de longues années, les marchés européens se traînent derrière le marché américain. Un investisseur qui aurait acheté voici dix ans l’indice S&P500 (les 500 plus grandes capitalisations américaines) aurait, sans même tenir compte des effets de changes et des dividendes versés par ces sociétés, triplé la valeur de son portefeuille, alors que celui qui aurait à la même époque acheté l’EuroStoxx 50 (les 50 plus grosses capitalisations européennes) ne pourrait afficher en dix ans qu’une performance de 55%, soit quatre fois moins.
Le cas DeepSeek
Le match Etats-Unis – Europe est-il plié ? Le choc causé ces derniers jours par l’apparition de DeepSeek signe-t-il la fin de la chevauchée des valeurs technologiques américaines, et de Nvidia en particulier ? Réponse de Michel Ernst, un des vétérans de la Bourse de Bruxelles (il a été un des pères du BEL 20) et analyste financier riche d’une longue carrière, notamment au sein du groupe KBC/CBC.
Après le choc DeepSeek intervenu ces deux derniers jours, certains estimaient déjà que cette intelligence artificielle chinoise à faible coût signait l’arrêt de mort des grands acteurs américains. Mais on a été un peu vite en besogne, avertit l’analyste, qui pointe les rebonds de Nvidia ou ASML. ‘Cette affaire Deep Seek est intéressante car elle montre plusieurs choses. D’abord, contrairement à ce que les Américains pensaient il y a quelques jours, ils n’ont pas gagné la guerre de l’IA. Ils avaient gagné une bataille, mais DeepSeek semble en avoir gagné une autre. J’ajoute, parce que tout va vite, que Microsoft et Open AI suspectent DeepSeek de leur avoir volé des données. Et il semble aussi que le montant de 5,6 millions de dollars annoncé par Deep Seek pour développer son IA semble extrêmement peu probable, et de l’avoir développé en deux ou trois mois. » Il semble que la startup a reçu bien plus en argent et en moyens, notamment des pouvoirs publics chinois et du groupe Huawei. Par ailleurs, Deep Seek est aussi un produit qui comporte des filtres idéologiques (essayez de demander à DeepSeek ce qu’il pense de Xi Jinping !), et par ailleurs, la sécurité pour les données de l’utilisateur pourrait poser problème puisque ces données se retrouvent sur un serveur chinois. « Il y a des chances que l’administration Trump, voire l’Union européenne, bloquent une application qui siphonnerait les données des utilisateurs, souligne Michel Ernst.
« Mais ce que dit aussi cette affaire, ajoute-t-il, est que si Deep Seek a pu développer son IA à des coûts moindres que ceux des géants américains, il n’y a pas de raison qu’en Europe nous ne le puissions pas. »
Enorme dichotomie
Ces soubresauts montrent en tout cas que la technologie reste un des moteurs des marchés boursiers, et que le paysage techno n’est pas le même aux Etats-Unis et en Europe.
« Il y a une dichotomie énorme entre la Bourse américaine et notamment le fameux S&P 500, et les indices européens, dit-il. Elle s’explique par la composition complètement différente de ces indices, une différence qui s’est encore accentuée ces dernières années. Selon un récent rapport de Charles Schwab, le secteur technologique « pur », ce qu’on appelle « information technology » représente déjà un tiers du S&P500. Il faut ajouter à cela ce qu’on appelle le service des communications. En Europe, ce secteur ne comprend pas grand-chose, et reste souvent cantonné aux acteurs télécom (Proximus, Orange, Vodafone…). Aux États-Unis, en revanche, les services de communication constituent un secteur beaucoup plus important, qui pèse 8% environ du S&P500. On y trouve Alphabet (Google), mais aussi Netflix (qui vient d’annoncer un nombre d’abonnés record) ou Walt Disney. La technologie au sens large pèse donc déjà 41% de l’indice.
Et à cela, il faut ajouter des sociétés d’autres secteurs, comme Amazon ou Tesla , parce que l’on ne parle pas seulement de commerce en ligne ou de voitures, mais d’entreprises ultra-technologiques. Amazon est un des trois grands joueurs mondiaux dans le domaine du cloud computing et est une entreprise qui a maintenant de l’ordre de 800.000 robots installés dans ses entrepôts. Les investissements en R&D d’Amazon sont gigantesques (87 milliards de dollars en 2024, NDLR) ». Bref, la moitié des actions qui composent l’indice S&P 500 sont des entreprises de haute technologie. « Et avec l’intelligence artificielle, ces sociétés, et je ne pense pas seulement à Nvidia, continuent de se développer à un rythme accéléré ».
Quelle pauvreté !
Michel Ernst rappelle en effet que lors de son investiture, Donald Trump était entouré de quasiment tous les grands patrons de la tech américaine. « Bezos, Zuckerberg, Musk évidemment ne demandent qu’une chose, c’est que l’on dérégule, dit-il. La dérégulation est déjà avancée aux États-Unis, poussée par le mouvement libertarien, mais ils désirent davantage de dérégulation encore ».
Michel Ernst en est convaincu : « le secteur techno au sens large, sauf catastrophe majeure, continuera donc de soutenir la bourse américaine ».
Face à cela, que représentent les entreprises européennes ? « En Europe, poursuit Michel Ernst, nous avons beaucoup de belles sociétés. En revanche, au niveau technologique, quelle pauvreté! De plus, les marchés nationaux européens sont tellement différents. Le marché le plus techno en Europe est celui d’Amsterdam, avec des sociétés comme ASML, BESI, ASM International, Prosus (le holding, qui détient une participation importante dans Tencent). » Mais même à Amsterdam, le secteur technologique ne représente que 23% du marché. « Et lorsque l’on regarde ailleurs, c’est le grand désert, observe Michel Ernst. L’Allemagne, à l’exception de SAP, reste un marché de valeurs classiques. En France, le CAC40, est dominé par ce qu’on appelle la consommation discrétionnaire, c’est-à-dire le luxe : LVMH, L’Oréal, Hermès…. Et ce marché ne compte que 4% de sociétés technologiques. Et en Belgique, dans le BEL 20, nous n’avons qu’une valeur techno, Melexis. Le Bel20 est essentiellement représenté par des sociétés financières, comme Ageas ou KBC, et des holdings. Il abrite aussi le secteur de la santé, avec ArgenX en particulier ». Or, pour tous ces secteurs classiques, il faudra porter une attention particulière à la manière dont ils vont digérer la politique commerciale très agressive de Donald Trump. Sans tomber dans le pessimisme, j’ai quand même, une certaine réticence à dire « en avant toute » sur les actions européennes. » Des secteurs comme l’automobile, surtout les berlines allemandes, le luxe, l’alimentation risquent de faire les frais d’une guerre commerciale.
Une bulle ?
On pourrait quand même se demander si une bulle des valeurs technologiques n’est pas en train de se former, comme on en avait connu une au début des années 2000, avec les « dotcom ». « Il y a en effet un adage fameux : les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel, répond Michel Ernst. Et je crois que c’est plus que jamais d’actualité. Mais ce qui est frappant sur le secteur techno américain, avec des Nvidia en tête, est que ces sociétés continuent à très, très bien performer. Nvidia depuis des années non seulement ne déçoit pas, mais chaque fois surprend positivement les analystes par des chiffres énormes. Car il faut considérer la valorisation (le rapport cours-bénéfices) en rapport à la croissance des bénéfices. Si les bénéfices croissent, il n’y a pas de problème. Or, jusqu’à présent, il faut l’avouer, les entreprises américaines, sauf de rares exceptions comme Tesla valorisée à 162 fois les bénéfices, délivrent d’excellentes performances.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici