L’or et les taux d’intérêt sont deux canaris dans une mine économique instable

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Amid Faljaoui

L’image du canari est employée en économie pour désigner un signal avant-coureur, un signal faible, annonçant qu’un danger se profile. S’ils ne prédisent pas forcément une catastrophe imminente, ces signaux nous forcent à la vigilance. Illustration avec l’or et les taux d’intérêt.

Il y a des images ou des expressions qui traversent les siècles et qui, par leur force évocatrice, survivent bien au-delà de leur contexte d’origine. Le “canari dans la mine” en fait partie. À l’époque où la sécurité industrielle tenait plus du bricolage que de la science, les mineurs de charbon descendaient avec un petit oiseau en cage. Vous vous en doutez, ce n’était pas un caprice sentimental : le canari, plus fragile que l’homme, réagissait immédiatement aux émanations de monoxyde de carbone ou de méthane. S’il s’agitait, perdait l’équilibre ou mourait, l’alerte était donnée : il fallait quitter les galeries sans attendre. L’animal servait donc de détecteur précoce, aussi cruel que rudimentaire.

Dans le jargon de la presse économique et financière, l’image a trouvé une seconde vie. Un “canari dans la mine”, c’est ce signal avant-coureur, ce signal faible, qui sans provoquer encore de catastrophe, annonce qu’un danger se profile. Ces indices sont précieux parce qu’ils apparaissent tôt et permettent, en théorie, de se préparer. Mais uniquement en théorie. Car dans la pratique, les sociétés modernes réagissent souvent comme les mineurs imprudents : elles préfèrent ignorer l’oiseau qui s’affole, en espérant qu’il se soit trompé. Or, ces dernières semaines, deux canaris se sont mis à chanter en même temps. Et leurs gazouillis devraient nous inquiéter.

Premier canari: l’or, thermomètre de l’inquiétude

Le premier signal, c’est l’or. Le métal jaune, longtemps réduit au rang de “relique barbare” selon l’expression célèbre de Keynes, n’a jamais cessé d’exercer une fascination. Quand tout va bien, les investisseurs l’oublient volontiers. Pourquoi immobiliser du capital dans un actif qui ne rapporte ni intérêt ni dividende, quand les marchés actions offrent des rendements juteux et que les obligations paraissent sûres ? Mais quand l’horizon s’assombrit, quand les doutes s’accumulent, l’or redevient incontournable. Sa flambée actuelle n’est donc pas anodine (3.500 dollars l’once, soit une hausse de 34% depuis le début de l’année, du moins en dollar, et moins en euro, ndlr).

Pareille hausse traduit plusieurs peurs entremêlées. D’abord, la peur d’une inflation qui résiste. Malgré les hausses de taux spectaculaires des banques centrales depuis 2022, les prix n’ont pas retrouvé partout la stabilité promise. Et si Trump met ses affidés à la tête de la Fed, comme il est en train de le faire, la lutte contre l’inflation appartiendra au passé.

Ensuite, la peur des dettes publiques. Jamais dans l’histoire moderne, les États n’ont porté de tels fardeaux financiers. Aux États-Unis comme en Europe, les chiffres donnent le vertige. Et quand la confiance dans la soutenabilité de ces dettes vacille, les investisseurs cherchent un refuge.

Enfin, il y a la peur géopolitique, avec notamment la guerre en Ukraine qui ne semble pas prête de s’arrêter : guerres, tensions commerciales, incertitudes monétaires. Dans un monde où même le dollar n’apparaît plus comme une certitude absolue, l’or incarne la valeur refuge par excellence.

Sa hausse n’est donc pas une bonne nouvelle pour l’économie réelle. Elle signale une défiance. C’est un choix défensif, pas offensif. Les investisseurs n’achètent pas de l’or pour financer des usines, mais pour protéger leurs portefeuilles. Autrement dit, l’or est aujourd’hui le miroir de nos inquiétudes collectives.

Deuxième canari : les taux d’intérêt, l’ombre de la dette

Le second signal, plus technique, mais tout aussi inquiétant, ce sont les taux d’intérêt à long terme. Après deux années de resserrement monétaire brutal, les banques centrales avaient commencé à desserrer l’étau. La Fed américaine et la Banque centrale européenne laissaient entendre que le pire était derrière nous. Les marchés se prenaient à rêver de baisses de taux durables, synonymes de crédit bon marché et de croissance plus solide.

Mais voilà que les rendements obligataires repartent à la hausse. Les investisseurs, qui sont les véritables prêteurs de dernier ressort, exigent plus pour continuer à financer les États et les entreprises. C’est comme si les marchés lançaient un défi aux banquiers centraux : “Vous pouvez bien abaisser vos taux directeurs, mais pour nous, le risque a augmenté, et nous voulons être mieux rémunérés.”

Et c’est exactement ce qui s’est déroulé en ce début de mois de septembre avec l’arrivée de nombreux États sur le marché de la dette, tous voulant financer leurs finances publiques à bon prix. Mais comme pour une brocante, s’il y a plus de vendeurs que d’acheteurs, les prix sont orientés à la baisse. Donc, pour la dette publique, cette “rentrée des classes” des États se traduit par des taux plus élevés.

Conséquence directe : les dettes publiques, déjà colossales, deviennent encore plus coûteuses à servir. Chaque dixième de point de hausse sur les taux de la dette américaine, belge ou française se traduit par des milliards supplémentaires à trouver chaque année pour payer les intérêts.

Pour les entreprises, c’est un frein à l’investissement : les projets sont différés ou annulés parce que le crédit pèse trop lourd.

Pour les ménages, c’est une double peine : crédits immobiliers plus chers (nos prêts hypothécaires sont indexés sur le taux des obligations à 10 ans, ndlr), consommation bridée, confiance érodée. Cette remontée des taux de marché, au moment même où l’économie mondiale espérait souffler, est donc un avertissement sérieux. Elle révèle que la confiance n’est pas revenue, que les investisseurs doutent de la capacité des États à maîtriser leurs finances et que le spectre de l’inflation n’a pas disparu.

Deux signaux, une même logique

Pris séparément, l’or et les taux d’intérêt pourraient être relativisés. Après tout, l’or a connu bien des flambées passagères. Quant aux taux, ils reflètent aussi des arbitrages techniques. Mais ensemble, ces deux signaux dessinent une tendance lourde : la défiance. Défiante, cette économie qui cherche un refuge dans l’or. Défiante, cette finance qui réclame plus pour continuer à prêter.

Ce double signal nous dit quelque chose de simple : la mine économique n’est pas stable. Le gaz invisible de l’incertitude s’accumule. Les mineurs modernes – que nous sommes – peuvent continuer à descendre plus bas, en espérant que le canari se soit trompé. Mais l’histoire montre que les oiseaux, eux, ont rarement tort.

Au fond, la vraie question est la suivante : savons-nous encore écouter les signaux faibles ? Nous vivons dans un monde saturé d’informations, de chiffres, de graphiques. Pourtant, deux indicateurs très simples – le prix de l’or et le rendement des obligations – suffisent à raconter une histoire claire : celle d’économies surendettées, fragilisées par l’inflation et inquiètes face à un monde instable.

Attention : ces deux canaris ne prédisent pas forcément une catastrophe imminente. Mais ils nous rappellent que la vigilance est de mise. Et que, parfois, la sagesse consiste simplement à tendre l’oreille au chant des oiseaux, aussi fragile soit-il.

La vraie question est la suivante : savons-nous encore écouter les signaux faibles ?

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