La pharma dans la crainte de la furie de Washington

Robert Kennedy Jr., Donald Trump et Howard Lutnick, respectivement secrétaire d’État à la Santé, président et secrétaire au Commerce des États-Unis. © Getty Images

Alors que Donald Trump a temporairement suspendu sa nouvelle salve de tarifs “réciproques” pour une période de trois mois, les marchés tournent désormais leur regard vers l’industrie pharmaceutique, de plus en plus exposée aux soubresauts de la politique américaine.

Le président américain a réaffirmé la semaine dernière son intention d’”annoncer très prochainement des droits de douane majeurs sur les produits pharmaceutiques”. Quel taux ? Quelle assiette ? Et selon quelles modalités ?

Pour l’instant, les marchés ne peuvent que spéculer. Mais la menace est prise au sérieux, comme en témoigne la chute en Bourse de groupes comme UCB, Novo Nordisk ou Sanofi. Cette réaction épidermique s’explique aussi par le poids stratégique du marché américain : il représente à lui seul près de 45% des ventes mondiales de médicaments.

Relocaliser pour apaiser Washington ?

Pour limiter l’impact potentiel des nouveaux droits de douane – et envoyer un signal d’apaisement à l’administration américaine – plusieurs grands laboratoires ont annoncé des investissements massifs aux États-Unis.

Le dernier en date est Novartis, qui a présenté début avril un plan de 23 milliards de dollars pour créer un centre de recherche en Californie et six sites de production répartis dans le pays. Ce programme ambitieux est étalé sur cinq ans et ne sera donc d’aucune aide directe par rapport aux prochaines mesures tarifaires.

Même constat pour les annonces des groupes américains Eli Lilly (27 milliards de dollars pour quatre usines), Merck (8 milliards d’ici 2028) ou encore Johnson & Johnson (55 milliards sur quatre ans), dévoilées en février et mars dernier.

Pour limiter l’impact potentiel des nouveaux droits de douane, plusieurs grands laboratoires ont annoncé des investissements massifs aux États-Unis.

Les groupes américains pas épargnés

Ces importants programmes d’investissement témoignent du fait que les entreprises pharmaceutiques américaines sont en effet loin d’être à l’abri. Qu’il s’agisse de leur dépendance à des chaînes d’approvisionnement internationales, de la délocalisation de leur production ou de leurs bénéfices (en logeant leur propriété intellectuelle dans des pays comme l’Irlande), elles sont également exposées. Un facteur crucial pour les investisseurs, les États-Unis représentant 65% de l’indice mondial du secteur, le MSCI World Pharmaceuticals, Biotechnology and Life Sciences.

Aujourd’hui, les trois premières capitalisations boursières mondiales dans le secteur sont toutes américaines : Eli Lilly (570 milliards d’euros), Johnson & Johnson (315 milliards) et AbbVie (272 milliards).

Côté européen, Novo Nordisk tire son épingle du jeu, avec une valorisation de 235 milliards d’euros le plaçant en quatrième position.

Marges inégales

Les droits de douane pourraient toutefois s’avérer moins douloureux qu’il n’y paraît. “Si une taxe de 25% est appliquée sur un médicament qui coûte seulement quelques dollars à produire, mais qui est vendu des milliers, l’impact sur les marges restera limité”, explique Brian Abrahams, responsable mondial de la recherche en biotechnologie chez RBC Capital Markets.

Mais toutes les entreprises ne réalisent pas des marges brutes aussi élevées, préviennent John Murphy et Sam Fazeli dans une note sectorielle. Bristol-Myers Squibb, Pfizer et Sanofi seraient ainsi plus vulnérables aux droits de douane, tout comme les acteurs du générique – Teva, Sandoz, Stada, Viatris… – qui évoluent sur des marchés à faibles marges.

L’enjeu fiscal de la propriété intellectuelle

Autre point d’inquiétude : la base sur laquelle les tarifs douaniers pourraient être appliqués. Selon Brian Abrahams, il existe un risque que la taxe ne s’applique pas seulement sur le coût de fabrication, mais aussi sur la valeur de la propriété intellectuelle, souvent domiciliée hors des États-Unis.

D’après le Council on Foreign Relations, cette optimisation permet aux géants américains de l’industrie de bénéficier d’un taux d’imposition de 10% à 15%, bien inférieur à la moyenne des entreprises du S&P 500, qui tourne autour de 20%.

Un éventuel rapatriement de la propriété intellectuelle sur le sol américain pourrait donc peser sur la rentabilité des grands laboratoires au travers d’une fiscalité plus élevée.

La R&D en ligne de mire

Pour préserver leurs marges dans un contexte de pression croissante, les groupes pharmaceutiques pourraient décider de tailler dans leurs coûts, a prévenu David Ricks, CEO d’Eli Lilly. “Cela se traduira généralement par une réduction des effectifs ou des investissements en recherche et développement. Et je pense que la R&D sera la première touchée.”

Une tendance qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions en cascade sur les fournisseurs de technologies et de services R&D. Des entreprises comme Thermo Fisher, Agilent Technologies, Danaher ou encore le franco-allemand Sartorius (et sa filiale Sartorius Stedim) pourraient voir leur activité impactée.

Le vrai sujet, la régulation

Mais pour Brian Abrahams, les droits de douane ne sont pas le plus grand danger pour le secteur pharmaceutique. “À nos yeux, les incertitudes réglementaires constituent un risque bien plus significatif que les tarifs douaniers.”

Il pointe notamment les coupes budgétaires et les réductions d’effectifs au sein de la FDA, l’agence de régulation américaine, qui pourraient ralentir considérablement le traitement des demandes d’autorisation. Une menace réelle pour les biotechs, souvent très dépendantes de l’approbation rapide de leurs produits, faute de revenus récurrents.

Retour de la clause de la nation la plus favorisée ?

L’autre inquiétude majeure pour le secteur : la politique de prix des médicaments.

Lors de son premier mandat, Donald Trump avait tenté d’imposer un décret introduisant la clause de la nation la plus favorisée – une règle visant à aligner le prix des médicaments remboursés aux États-Unis sur les plus bas pratiqués dans les grands pays industrialisés.

Contestée en justice par le lobby pharmaceutique PhRMA, la mesure avait finalement été bloquée. Mais le sujet revient sur la table. Fin mars, l’America First Policy Institute, proche de l’administration Trump, a remis le sujet en lumière dans une note d’orientation. Le président ne s’est pas encore exprimé sur cette proposition, mais le secteur redoute un retour en force du projet.

Et pour cause : selon une étude de l’institut RAND, les prix des médicaments sont en moyenne trois fois plus élevés aux États-Unis que dans les autres pays de l’OCDE. Autant dire que l’impact d’un tel alignement tarifaire serait colossal pour l’industrie.

Ministre antivax

Chez les grands fabricants de vaccins – Pfizer, Moderna, GlaxoSmithKline ou Sanofi – l’inquiétude ne porte pas tant sur les tarifs douaniers que sur le profil du nouveau secrétaire d’État à la Santé, Robert Kennedy.

Longtemps connu pour ses positions antivax, Robert Kennedy entretient un discours ambigu. © Getty Images

Longtemps connu pour ses positions antivax, il entretient un discours ambigu. Lors de la récente épidémie de rougeole aux États-Unis, il a bien reconnu que le vaccin ROR constituait une protection efficace… Tout en affirmant que la vitamine A et l’huile de foie de morue étaient des traitements efficaces – une allégation largement contredite par la communauté scientifique.

Plus préoccupant encore, Robert Kennedy a missionné David Geier, un personnage hautement controversé, pour réaliser une étude sur le lien entre vaccination et autisme. Cet analyste de données, condamné pour exercice illégal de la médecine, s’est illustré à plusieurs reprises en diffusant des théories sans fondement sur les dangers supposés des vaccins.

Pour les laboratoires, cette orientation introduit une incertitude sanitaire et réglementaire majeure.

Dans un autre domaine, la nouvelle génération de coupe-faim, comme le Wegovy de Novo Nordisk ou le Mounjaro d’Eli Lilly, suscite aussi la défiance de Robert Kennedy. “Si on offrait simplement de bons repas, trois fois par jour, à chaque homme, femme et enfant de ce pays, on pourrait résoudre l’épidémie d’obésité”, a-t-il lancé sur Fox News. Avant d’ajouter, dans une attaque directe contre Novo Nordisk : “Ils comptent sur les ventes aux Américains, parce que nous sommes trop stupides et trop accros aux médicaments.”

Des déclarations chocs qui relèvent plus du prêche que de la politique de santé publique, et qui n’aident guère les millions d’Américains en surpoids depuis des décennies.

Robert Kennedy ne peut pas annuler les autorisations de mise sur le marché déjà accordées à ces médicaments. Mais il a enterré le plan de l’administration Biden visant à faire entrer ces traitements dans la couverture du programme Medicare. La porte reste théoriquement entrouverte, mais sous conditions strictes et à une échéance pour l’instant incertaine.

Visibilité encore floue

Les droits de douane ne sont donc que la partie émergée des incertitudes qui planent aujourd’hui sur le secteur pharmaceutique. Pour les investisseurs, la vraie question est de savoir si ces risques sont déjà reflétés dans les valorisations boursières.

Pour les groupes les plus vulnérables, comme Pfizer ou Sanofi, la prudence reste de mise. Ces titres affichent certes des multiples de valorisation attractifs sur le papier, mais ils dépendent fortement de leurs résultats à court terme, actuellement sous pression.

Même constat mitigé du côté des équipementiers comme Thermo Fisher ou Sartorius, alors que la menace d’un recul des budgets R&D survient à un mauvais moment. Le secteur peine en effet toujours à se redresser après le contrecoup de la pandémie, marquée par une intense activité.

Des opportunités à surveiller

À l’inverse, certains acteurs de qualité commencent à offrir des points d’entrée intéressants pour les investisseurs de long terme, à condition de garder une certaine flexibilité pour renforcer en cas de repli. Parmi les valeurs à surveiller, citons : le spécialiste belge UCB, le géant américain AbbVie, le pionnier belge de la biotech Amgen (qui avance sur le créneau de l’obésité), le britannique AstraZeneca (à la pointe dans l’immuno-oncologie) et bien sûr, Eli Lilly, dont les traitements contre l’obésité connaissent un démarrage prometteur. À 31 fois les bénéfices estimés pour 2025 (et 24 fois ceux de 2026), la valorisation reste raisonnable au vu de son potentiel.

Quant à Novo Nordisk, le leader actuel du marché des coupe-faim, il reste une cible de choix malgré les résultats cliniques en demi-teinte de son nouveau traitement expérimental. Avec un multiple de 16 fois les bénéfices attendus cette année, la décote paraît déjà bien intégrée dans le cours.

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