Redevenue un enjeu stratégique et une priorité depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’industrie européenne de la défense se rapproche désormais des géants américains du secteur. Faut-il s’inquiéter des niveaux de valorisation élevés, ou est-il encore temps d’y investir ?
Si vous demandez à un investisseur quelle action il achèterait s’il pouvait remonter 30 mois en arrière, il y a fort à parier qu’il citerait Nvidia. Symbole de l’essor de l’intelligence artificielle, impulsé par le succès de ChatGPT depuis son lancement public fin 2022, le concepteur américain de puces graphiques s’est imposé au sommet de la hiérarchie boursière mondiale. Pourtant, en matière de performance pure, Nvidia est largement distancée par plusieurs valeurs européennes de la défense, comme l’illustre le graphique ci-contre.
Envolée en Bourse

Le leader incontesté de cette renaissance industrielle et boursière est Rheinmetall. Largement méconnu il y a quelques années, le fabricant allemand de chars figure désormais parmi les 30 premières capitalisations boursières européennes, talonnant des poids lourds comme Axa et BNP Paribas.
Dans son sillage, d’autres acteurs de la défense ont connu une ascension spectaculaire comme Dassault Aviation (constructeur du Rafale), Saab (avions Gripen, systèmes d’armes, navires de guerre), Hensoldt (électronique et capteurs militaires) ou encore Kongsberg Gruppen (systèmes de contrôle, missiles, drones sous-marins…).
Le secteur bénéficie évidemment du vaste mouvement de réarmement amorcé en Europe à la suite de la guerre en Ukraine. Mais cette dynamique suscite aussi des interrogations, les valorisations ayant grimpé beaucoup plus vite que les résultats. Ainsi, Rheinmetall se négocie actuellement à 119 fois ses bénéfices de 2024 – un ratio bien supérieur à celui de Nvidia (46 fois) ou encore à la moyenne de l’indice paneuropéen Stoxx 600 (18 fois).
Réarmement allemand
Or, se focaliser sur les multiples de valorisation peut vous faire passer à côté de belles opportunités. Fin novembre, Jakub Rochlitz, analyste chez eToro, et d’autres s’inquiétaient déjà de niveaux de “valorisation atteignant des sommets et ne laissant que très peu de place à l’erreur”.
Depuis, l’action Rheinmetall a plus que triplé, dopée notamment par l’élection de Friedrich Merz. Le nouveau chancelier allemand a clairement placé le réarmement au cœur de son programme politique, allant bien au-delà du fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros annoncé en 2023 pour la modernisation de la Bundeswehr, l’armée allemande.
Désormais, les dépenses de défense excédant 1% du PIB ne seront plus comptabilisées dans le calcul du “frein à l’endettement”, ce qui ouvre la voie à une progression marquée du budget militaire. Alors que les dépenses représentaient 1,4% du PIB en 2022 et 2% en 2024, elles devraient atteindre 3% dès 2026. Le mois dernier, Boris Pistorius, le ministre de la Défense, a annoncé que l’Allemagne pourrait viser un objectif de 5% d’ici 2031. Ce seuil se décomposerait en 3,5% de dépenses militaires stricto sensu et 1,5% alloué à des dépenses de sécurité élargies (infrastructures, cybersécurité…).
Objectif : 5% du PIB
Et le reste de l’Europe emboîte le pas. En France, Emmanuel Macron s’est déjà déclaré favorable à une augmentation du budget militaire, qui passerait de 2 à 3,5% du PIB. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a évoqué la possibilité d’un objectif global de 5%, en y intégrant les dépenses de sécurité au sens large.
La Pologne, de son côté, frôle déjà ce seuil avec un budget de la défense équivalant à 4,7% du PIB en 2024. L’Italie, malgré l’un des budgets militaires les plus modestes de l’Otan (1,5% du PIB), s’est dite prête à accélérer, tout en attendant le sommet de l’Alliance prévu fin juin à La Haye pour chiffrer ses ambitions.
Le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, estime qu’un consensus pourrait émerger autour d’un objectif combiné de 3,5% de dépenses militaires directes et de 1,5% supplémentaire consacré à la sécurité élargie.
Potentiel considérable
En 2024, les pays européens membres de l’Otan ont consacré 2% de leur PIB à la défense, soit 380 milliards de dollars (base 2015), selon les chiffres de l’organisation. Atteindre l’objectif de 3,5% représenterait une hausse d’au moins 75% des dépenses hors inflation.
Et pour le secteur de la défense, le potentiel est encore plus considérable, pour trois raisons.
- Premièrement, la hausse des budgets soutiendra avant tout les achats de matériel, les effectifs n’étant pas appelés à croître au même rythme.
- Deuxièmement, les industriels de la défense pourront également capter une part des dépenses de sécurité élargie, incluant des domaines comme la cybersécurité, la mobilité stratégique ou les infrastructures critiques.
- Et troisièmement, l’Union européenne (UE) entend renforcer son autonomie stratégique en matière de défense. Elle vise ainsi à faire passer la part des achats d’équipements réalisés au sein de l’UE de moins de 40% (période 2007–2016) à 50% en 2030, puis à 60% en 2035.
Rheinmetall, l’incontournable
Pour les investisseurs, la principale difficulté réside désormais dans l’identification des entreprises qui tireront le meilleur parti de cette dynamique de croissance. À ce jour, le grand gagnant reste sans conteste Rheinmetall. Le groupe allemand bénéficie directement du conflit en Ukraine, en fournissant munitions et véhicules. Il a même engagé la construction d’une usine de munitions sur le sol ukrainien.
Rheinmetall dispose encore de solides relais de croissance, à la croisée de plusieurs priorités stratégiques des armées européennes : augmentation des stocks de munitions, modernisation des équipements et amélioration des capacités de défense.
Le groupe fabrique une large gamme de véhicules blindés de nouvelle génération – char d’assaut Panther, blindé d’infanterie Lynx, obusier automatisé HX – et demeure le principal fournisseur de munitions d’artillerie de 155 mm de l’Otan. Il est également un acteur de référence dans les systèmes de défense antiaérienne.
Dans une étude récente, les analystes actions de Morningstar estiment que le potentiel (à court terme) n’est pas épuisé, valorisant Rheinmetall à 2.220 euros par action.
La principale difficulté réside désormais dans l’identification des entreprises qui tireront le meilleur parti de cette dynamique de croissance.
L’opportunité Thales

Selon l’étude de Morningstar, l’action la plus prometteuse à court terme dans le secteur est Thales, dont la juste valeur est estimée à 308 euros par action. En Bourse, le titre a “seulement” triplé depuis début 2022, ce qui suffit pour conforter sa position de première capitalisation européenne du secteur et lui permettre de se hisser au troisième rang mondial.
Du point de vue opérationnel, l’accélération des résultats ne s’est matérialisée qu’en 2024, avec une croissance organique de 11,5%, tirée par la division défense (+ 13,9%). Le décalage par rapport à Rheinmetall s’explique notamment par la nature de l’offre de Thales, davantage centrée sur les systèmes technologiques (défense antiaérienne et antimissile, systèmes de combat naval et de communication sécurisée, lutte anti-sous-marine) souvent déployés dans le cadre de programmes d’investissement de long terme.
La défense représente aujourd’hui 54% du chiffre d’affaires du groupe, mais si l’on y ajoute le pôle cybersécurité, ce sont près des trois quarts des activités de Thales qui sont directement exposées aux secteurs de la défense et de la sécurité.
Selon Morningstar, l’action la plus prometteuse à court terme dans le secteur est Thales.
Rafale et Gripen
À l’inverse, les analystes de Morningstar estiment que Dassault Aviation est actuellement surévalué, avec une juste valeur fixée à 227 euros par action. Une situation qui s’explique en partie par la nature spécifique du marché des avions de combat, où une seule commande peut avoir un impact significatif sur les résultats financiers.
Dans ce contexte, les discussions en cours avec l’Indonésie et l’Inde concernant de potentielles commandes supplémentaires de Rafale pourraient considérablement améliorer les perspectives du groupe. Ce qui profiterait aussi à Thales, qui fournit entre 20 et 25% des équipements embarqués sur un Rafale.
Du côté suédois, Saab apparaît également légèrement surévalué, selon les mêmes analystes. Pour autant, le groupe affiche une exécution solide, avec des résultats et des prises de commandes en progression constante trimestre après trimestre. Cette dynamique laisse entrevoir une réévaluation rapide de sa juste valeur.
Le groupe table sur un regain d’intérêt pour son avion de chasse Gripen, alors que certains États, précédemment tournés vers du matériel américain et le F-35 en particulier, envisagent des alternatives stratégiques et budgétaires.
En résumé, le secteur européen de la défense conserve un potentiel de croissance indéniable, mais une approche diversifiée apparaît plus prudente.
ETF sur la défense européenne
Du côté des fonds indiciels, l’ETF WisdomTree Europe Defence (ticker : WDEF sur Euronext Paris, 0,40% de frais annuels), lancé en mars dernier, permet de s’exposer d’un bloc à 24 groupes européens de défense et de sécurité. Les quatre poids lourds du secteur – Thales, Leonardo, Rheinmetall et BAE Systems – y représentent à eux seuls près de 50% de la pondération.
Une autre option est l’ETF HANetf Future of European Defence (ticker : ARMY sur Euronext Paris, 0,39% de frais annuels), lancé en avril. Moins plébiscité à ce stade, avec un encours de 68 millions d’euros contre 1,9 milliard pour le WDEF, il pâtit peut-être d’une approche plus élargie, avec parmi ses principales positions un groupe comme Safran, dont l’activité reste majoritairement concentrée sur l’aviation civile (80% de son chiffre d’affaires).