Bourses: la flambée peut-elle durer ?

© Illustration réalisée par une intelligence artificielle (Midjourney ®) - crédit : Roularta Media Group

Alors que le Bel 20 vient d’effacer son record de 2007 et que Wall Street fait fi de la guerre commerciale en cours, les spécialistes s’inquiètent de la valorisation élevée des Bourses et des nombreux risques qui bourgeonnent.

Sur les marchés, la “blitzkrieg” commerciale de Donald Trump s’est presque muée en non-événement. Les grands indices américains ont ainsi rapidement effacé leurs pertes, reprenant leur chasse aux records. Du côté des analystes sell-side, traditionnels relais officiels des banques dans les médias, la plupart se bornent à suivre le mouvement.

Pour le S&P 500, principal baromètre de Wall Street, l’objectif moyen de fin d’année s’élevait à 6.300 points en juillet selon le consensus de l’agence Bloomberg. Depuis, l’indice a franchi ce seuil. Quelques établissements ont ainsi relevé leurs prévisions, mais sans réelle conviction : les nouvelles cibles ne laissent entrevoir qu’un potentiel de hausse limité, de l’ordre de 2 à 3%, reflet d’une navigation à vue.

Wall Street survalorisé

Du côté buy-side – autrement dit, chez celles et ceux qui gèrent effectivement les portefeuilles – le ton est nettement plus inquiet. D’après l’enquête mensuelle de Bank of America auprès de gestionnaires d’actifs du monde entier, 91% jugeaient les actions américaines survalorisées en août.

Commentant ces résultats, Michael Hartnett, stratégiste en chef de la banque, avertit que le rallye actuel pourrait rapidement surchauffer et se transformer en bulle, dans un environnement où la politique monétaire comme la régulation financière semblent sur la voie d’un assouplissement.

Comme durant la crise du covid, la méfiance des investisseurs institutionnels est compensée par les petits porteurs.

Ce qui n’a pas empêché les Bourses de poursuivre leur ascension vers les sommets, y compris à Bruxelles où le Bel 20 a battu son vieux record de mai 2007. Comme durant la crise du covid, la méfiance des investisseurs institutionnels est compensée par les petits porteurs. Selon les données de JP Morgan Chase, les particuliers américains ont ainsi investi 270 milliards de dollars supplémentaires en Bourse au premier semestre.

Les petits porteurs en soutien

Signe de l’influence des petits porteurs, le S&P 500 avait ouvert en baisse de plus de 1,1% le 19 mai après l’annonce de la dégradation. Au début de l’après-midi, l’indice était déjà repassé dans le vert après un record d’achats des particuliers américains totalisant 4 milliards de dollars en une matinée.

Un engouement qui s’est traduit par le retour en force des actions mèmes, ces valeurs généralement à la traîne et boostées par des posts sur les réseaux sociaux. Opendoor (vente en ligne de biens immobiliers), GoPro (caméras d’action), Krispy Kreme (chaîne de donuts) ou Kohl’s (grands magasins) ont ainsi connu des flambées, comme l’illustre le graphique ci-contre.

En Europe également, les investisseurs particuliers se montrent très actifs. En France par exemple, ils ont effectué près de 28 millions de transactions en actions et ETF au premier semestre, 23% de plus qu’en 2024. Et pour la Belgique, les chiffres du premier trimestre communiqués en juillet par la FSMA étaient également en nette hausse.

Risques extrêmes

Le sentiment des petits porteurs belges s’est toutefois récemment dégradé selon l’enquête mensuelle d’ING. En juillet, le placement le plus plébiscité était ainsi le compte à terme, reflet d’un certain pessimisme face aux perspectives économiques : 42% des sondés prévoient un ralentissement dans les prochains mois (contre 22% anticipant une amélioration).

Les gérants de fonds professionnels n’anticipent pour leur part pas de ralentissement économique dans l’immédiat, mais épinglent toute une série de risques extrêmes : la guerre commerciale déclenche une récession mondiale (élément cité par 29% des répondants), l’inflation empêche la Fed de baisser ses taux (27%), une hausse désordonnée des taux sur les marchés obligataires (20%), la bulle de l’intelligence artificielle éclate (14%) ou encore la dédollarisation (6%).

En filigrane, c’est bien la “blitzkrieg” commerciale de Donald Trump qui domine. En tenant compte des mesures actuelles, les droits de douane moyens devraient atteindre 15,2% sur l’ensemble des importations aux États-Unis, soit près de sept fois plus qu’en 2024 (2,3%) et au plus haut depuis les années 1930, selon Bloomberg Economics. Et cela pourrait ne pas s’arrêter là, la Maison Blanche planchant notamment sur de nouveaux droits visant les produits pharmaceutiques et les semi-conducteurs.

Coup de frein sur la croissance

L’impact le plus direct est évidemment sur le commerce international, les États-Unis ayant importé pour 3.296 milliards de dollars de biens l’an dernier, soit 13,5% des échanges mondiaux.

Plusieurs signaux témoignent déjà d’un ralentissement : croissance américaine divisée par deux au premier semestre (1,5% contre 2,8% en 2024) et net ralentissement de l’économie chinoise en juillet. La croissance annuelle de la production industrielle a chuté de 6,8% à 5,7% et le taux de chômage urbain est passé en un mois de 5,0% à 5,2%.

Bloomberg Economics estime ainsi que les droits de douane américains amputeront le PIB mondial de 2.000 milliards de dollars d’ici 2027. Aux États-Unis, la croissance plafonnerait à 1,5% cette année (contre 2,1% prévu initialement). La Chine devrait particulièrement souffrir en 2026, avec une croissance réduite à 4,4% au lieu de 5,6%. La zone euro verrait aussi sa croissance amputée de 0,3 point.

Bloomberg Economics estime que les droits de douane américains amputeront le PIB mondial de 2.000 milliards de dollars d’ici 2027.

Le consommateur américain en première ligne

Cet impact tient avant tout au ralentissement de la consommation américaine, véritable moteur de l’économie mondiale depuis des décennies (voir graphique ci-contre). Progressivement, les consommateurs finiront, en effet, par supporter le coût des droits de douane.

Selon une récente étude de Goldman Sachs, les entreprises (importatrices) américaines ont jusqu’ici absorbé environ 64% de l’impact tarifaire. Mais cette part devrait rapidement baisser, pour tomber à 10%, à mesure qu’elles répercuteront la charge sur les consommateurs. D’ici octobre, ces derniers devraient ainsi assumer près de 67% des droits de douane.

De quoi irriter Donald Trump, qui n’a pas hésité à invectiver le CEO de Goldman Sachs et à suggérer le licenciement de son économiste en chef, Jan Hatzius. Mais au-delà de ces bisbilles politiques, une réalité s’impose : c’est bien le consommateur américain qui paiera l’essentiel de la facture des droits de douane évaluée par le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, à plus de 300 milliards de dollars sur base annuelle.

Politique et signaux faibles

En outre, “la consommation américaine sera aussi freinée par l’inversion des flux migratoires aux États-Unis et par l’incertitude politique”, souligne Étienne de Callataÿ, économiste en chef et cofondateur d’Orcadia Asset Management. Un ralentissement qui devrait toutefois être partiellement compensé par “la hausse du revenu horaire des travailleurs et un effet de richesse lié à la bonne tenue de Wall Street – elle-même soutenue par la dépréciation du dollar”.

En revanche, il n’attend pas de soutien du côté budgétaire : les baisses d’impôts décidées par l’administration républicaine profitent avant tout aux plus aisés, “or, la propension à consommer diminue à mesure que le revenu augmente”.

Au total, l’impact attendu reste négatif – une tendance qui se lit déjà dans certains indicateurs non traditionnels. Ainsi, selon la Fibre Box Association, la demande américaine de carton ondulé, utilisé aussi bien pour l’emballage de téléviseurs que pour l’e-commerce ou l’agroalimentaire, est tombée au deuxième trimestre à son plus bas niveau depuis 2015 pour cette période de l’année.

Inflation et dilemme de la Fed

L’autre effet pervers de la “blitzkrieg” commerciale de Donald Trump pour l’économie américaine, c’est l’inflation. Qu’elle soit directe, via la répercussion des droits de douane, ou indirecte, les producteurs locaux profitant d’une protection accrue face à la concurrence étrangère pour relever leurs prix.

Or, l’inflation sous-jacente atteignait déjà 3,1% en juillet. Une nouvelle accélération tournerait au cauchemar pour la Réserve fédérale américaine (Fed), qui verrait son double mandat – plein emploi et stabilité des prix – devenir intenable.

Les créations d’emplois ont en effet déjà ralenti, tombant à 35.000 par mois en moyenne sur les trois derniers mois, contre 123.000 un an plus tôt. Soutenir l’emploi impliquerait donc de baisser les taux. Mais si l’inflation persiste, la Fed est censée faire l’inverse : relever ses taux pour calmer les prix.

Pour les finances publiques américaines, le scénario n’est guère plus enviable. Toute poussée inflationniste tirerait les taux à long terme sur les marchés obligataires vers le haut, renchérissant le coût d’une dette publique qui dépassait les 37.000 milliards de dollars à la mi-août.

Concentration des marchés

Au niveau boursier, la rotation des marchés a fait long feu. La concentration est repartie de plus belle et Wall Street repose désormais sur un noyau dur de quatre valeurs liées à l’intelligence artificielle (IA).

Symbole de cette domination, Nvidia, concepteur de puces pour l’IA, pèse à lui seul pour un quart de la hausse du S&P 500 depuis janvier. En ajoutant Microsoft (actionnaire et partenaire d’OpenAI, créateur de ChatGPT), Meta Platforms (Facebook, Llama…) et Broadcom (semi-conducteurs), ces quatre champions de l’IA concentrent 60% des gains de l’indice selon DataTrek Research.

Nvidia, concepteur de puces pour l’IA, pèse à lui seul pour un quart de la hausse du S&P 500 depuis janvier.

Et leur influence dépasse largement les frontières américaines. Nvidia et Microsoft représentent à eux deux près de 10% de l’indice mondial tous pays, le MSCI ACWI, soit autant que l’ensemble des marchés japonais, chinois et britannique réunis, ou encore que les secteurs mondiaux de l’énergie, des matières premières et des services aux collectivités (gaz, électricité, immondices).

Cette dépendance est accentuée par l’appétit des particuliers. Selon Vanda Research, les investisseurs individuels américains ont injecté 19,3 milliards de dollars dans Nvidia au premier semestre… alors que les dirigeants du groupe ont cédé pour plus d’un milliard de dollars d’actions depuis début juin.

IA : rentabilité en question

Cette concentration autour de l’IA reflète évidemment le potentiel colossal de la technologie, incarné par le succès fulgurant de ChatGPT. Lancé fin 2022, le modèle revendique déjà 700 millions d’utilisateurs hebdomadaires, dont plus de 20 millions d’abonnés payants. OpenAI compte aussi plus de trois millions de clients professionnels accédant directement à ses modèles d’IA.

Reste que la start-up demeure massivement déficitaire : 5 milliards de dollars de pertes pour 3,7 milliards de revenus en 2024. Ses ventes ont accéléré depuis, atteignant un rythme annualisé de 12 milliards de dollars cet été, selon The Information. Mais ses dépenses – en particulier dans les centres de données – croissent au même rythme. En termes de trésorerie, la start-up devrait ainsi dépenser 8 milliards de plus que ses recettes cette année, contraignant la start-up à lever régulièrement des fonds.

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Et la situation ne devrait pas s’améliorer dans l’immédiat. Début août, OpenAI a dévoilé des tarifs nettement réduits pour son nouveau modèle GPT-5, une stratégie commerciale agressive qui pourrait forcer Anthropic (Claude) et Alphabet (Gemini) à réagir.

Ce scénario s’inscrit dans une dynamique classique, rappelle Peter Oppenheimer, ex-directeur financier d’Apple et aujourd’hui responsable de la recherche chez Goldman Sachs : des canaux du 18eme siècle aux télécoms des années 2000, “les technologies radicalement nouvelles attirent toujours capitaux et concurrence. Même sans bulle spéculative, elles finissent par subir une forte compression des prix à mesure que les rendements se normalisent.”

Exubérance irrationnelle

Dans l’ensemble, l’envolée des marchés s’accompagne donc d’un accroissement notable des risques dans un contexte économique loin d’être idyllique. “A priori, les multiples et graves incertitudes actuelles pourraient sembler inviter à la prudence : réduire l’exposition aux actions, privilégier les valeurs défensives, raccourcir la duration obligataire, favoriser les titres indexés sur l’inflation, conserver une poche d’or et se détourner des cryptoactifs et autres placements spéculatifs”, souligne Étienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia AM.

Il rappelle toutefois que l’histoire boursière montre que “les incertitudes, les risques, les crises sont inhérents aux marchés – et que ceux qui les ont ignorés ont toujours fini par avoir raison à long terme”.

Même si une correction paraît inévitable, nul ne peut en prédire le calendrier.

Autrement dit, même si une correction paraît inévitable, nul ne peut en prédire le calendrier. Rappelons par exemple que la célèbre expression “exubérance irrationnelle” avait été prononcée par Alan Greenspan, alors président de la Fed américaine, fin 1996. Les marchés avaient alors poursuivi leur envolée pendant trois ans avant que la bulle technologique n’explose.

Une bulle qui se gonfle

Selon le Speculative Trading Indicator de Goldman Sachs, le risque d’explosion d’une bulle boursière est bien réel, mais pas imminent. Cet indicateur de spéculation a récemment atteint des niveaux historiques, n’ayant été dépassés que lors des périodes 1998-2001 et 2020-2021. Pour les analystes de la banque, “la récente flambée de l’activité spéculative sur les marchés signale un risque haussier à court terme pour l’ensemble des actions, mais accroît aussi la probabilité d’un retournement ultérieur”.

En pratique, un pic de l’indicateur est généralement suivi de performances supérieures à la moyenne sur 3, 6 et 12 mois, avant un net essoufflement à un horizon de deux ans. Autrement dit, il semble prématuré de quitter les marchés, la phase qui précède l’explosion d’une bulle – le fameux “melt-up” – étant généralement très porteuse.

Reste que la vigilance s’impose : tout peut basculer rapidement, que ce soit sous l’effet d’un choc macroéconomique, d’une résurgence de l’inflation américaine ou d’un retournement brutal des valeurs liées à l’IA.

Quelle stratégie ?

En matière d’allocation, Étienne de Callataÿ préconise de rééquilibrer votre portefeuille pour revenir à votre profil initial, correspondant à une allocation neutre. Vous continuez ainsi à profiter de la hausse des Bourses sans risquer d’être surexposé au pire moment.

Côté valeurs, les géants de l’IA apparaissent incontournables à ce stade du cycle, les leaders tendant à renforcer leur domination lorsque les marchés culminent. Mais ce sont aussi ces mêmes titres – Nvidia, Microsoft, Meta ou Broadcom – qui pourraient plonger les premiers si la bulle venait à éclater. Théoriquement, on pourrait attendre la chute pour se repositionner, mais en pratique, il est presque impossible de distinguer une simple consolidation transitoire du début d’un krach.

À cela s’ajoute l’effet devise : un investisseur exposé uniquement au S&P 500 afficherait encore un rendement négatif depuis le début de l’année, malgré le poids important des quatre fantastiques de l’IA dans l’indice (20,2%).

Diversification et consolidation

D’où l’intérêt de chercher des “gagnants” plus diversifiés, notamment en Europe et dans des secteurs plus résilients. Retenons notamment la défense européenne, le secteur bancaire, Rolls-Royce dans l’aéronautique, Siemens Energy et GE Vernova dans les infrastructures électriques, le champion de l’ultra-luxe Hermès ou encore des valeurs de croissance dans le secteur de la consommation courante comme Lotus Bakeries, le chocolatier suisse Lindt & Sprüngli et le distributeur américain à succès Costco.

En obligations, la dégradation de l’environnement économique et le risque de tensions sur les taux imposent une certaine prudence par rapport aux titres à haut rendement, à commencer par les obligations d’entreprises affublées d’une note de solvabilité spéculative (rating inférieur à BBB). Ces dernières sont généralement exposées à des activités cycliques et/ou à un important endettement.

L’impact tentaculaire de la politique commerciale américaine

Lorsque l’administration Trump a décidé de mettre fin à l’exonération de droits de douane dite de minimis (applicable aux colis d’une valeur allant jusqu’à 800 dollars), les investisseurs se sont surtout inquiétés de l’impact potentiel pour les grandes plateformes d’e-commerce chinoises, voire pour l’industrie du pays et le pouvoir d’achat des consommateurs américains. Pourtant, c’est en Europe que le contrecoup a été le plus marqué en Bourse. La fintech néerlandaise Adyen a en effet plongé jusqu’à 20% jeudi dernier, après avoir averti que sa croissance ralentissait sous l’effet des droits de douane américains, et plus particulièrement de la fin de l’exonération de minimis, qui freine l’e-commerce international.

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