TSMC, le groupe qui peut paralyser le monde
Le géant taiwanais des semi-conducteurs, le plus avancé technologiquement, est le mieux positionné pour profiter de l’arrivée de la 5G et des objets connectés. Ses produits sont tellement stratégiques qu’il est devenu un enjeu de la rivalité entre Etats-Unis et Chine. Une histoire d’excellence…
Qui connaît Hsinchu et son entreprise phare, la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company, le géant TSMC? Jusqu’à présent, en dehors des professionnels de l’électronique et des vieux routards de l’Asie, pas grand monde. Pourtant, en Bourse, ces quatre petites lettres pèsent 540 milliards de dollars, ce qui fait de TSMC… la dixième capitalisation du globe! Ces dernières mois, cependant, tout a changé. Après une pénurie de puces dans l’industrie automobile qui a perturbé des dizaines d’usines (…), le monde entier a subitement réalisé à quel point il était pieds et poings liés à ce géant du semi-conducteur. Du jour au lendemain, Hsinchu, sur la côte ouest de Taiwan, est devenue l’un des points les plus “chauds” de la planète tech.
Sept des dix plus grands fabricants de puces pour l’automobile sont déjà chez TSMC pour tout ou partie de leur production.
500 clients, dont Apple et Huawei
Né en 1987 dans cette “petite” ville de 500.000 habitants, TSMC fabrique à lui tout seul, dans des usines qui comptent parmi les plus chères de la planète, presque 50% des semi-conducteurs du globe. Des petits composants ultrafins, présents dans une myriade d’objets, allant des voitures aux téléphones, et appelés à devenir le carburant de l’économie de demain.
Concrètement, TSMC est un “fondeur”: il ne vend aucune puce sous sa marque, mais se charge uniquement de produire, pour d’autres, ces composants. TSMC est capable de réaliser 12.000 types de puces différentes et sert 500 clients. Parmi eux, Apple ou Huawei. Ainsi que d’autres géants des semi-conducteurs, comme Qualcomm. Ces marques connues du grand public recourent à TSMC pour tout ou partie de leur production, l’idée étant pour elles de pouvoir mieux se concentrer sur la conception et le design des puces, et éviter ainsi les milliards d’investissement liés aux équipements.
Certes, Samsung (15% du marché), l’américain Global Foundries et un autre taiwanais, UMC (7%) sont aussi sur cette activité. Mais TSMC est le plus gros et le plus avancé technologiquement. Ce qui lui permet d’exercer un quasi-monopole sur cette denrée aussi cruciale pour la digitalisation des économies que l’était le pétrole, lors de leur phase d’industrialisation. “TSMC devient de plus en plus indispensable au monde entier, note Sebastian Hou, analyste du secteur chez CLSA à Hong Kong. Bientôt, TSMC produira toutes les puces de la planète.” Difficile de faire plus “systémique”.
Des allures de forteresse
A quelques minutes en taxi de la gare TGV de Hsinchu, dans la Silicon Valley taïwanaise, le siège de TSMC a en tout cas déjà des allures de forteresse. A l’accueil, le visiteur doit laisser son ordinateur et son téléphone. L’hôtesse se chargera de les sceller avec du scotch noir. Seul le musée, à côté, se visite. Tout autour, dans la moiteur tropicale, les usines s’étendent à perte de vue.
Malgré la montée en puissance de la Chine voisine, TSMC a maintenu à Taiwan 90% de sa capacité industrielle (13 millions de disques de silicium par an) pour profiter d’une main-d’oeuvre experte et de la présence sur place de tout un écosystème. Un choix qui met le monde sous tension. Plus de la moitié de l’offre mondiale de puces dépend ainsi d’une seule société située sur une petite île de 23 millions d’habitants, balayée par les typhons, alliée des Etats-Unis mais revendiquée par la Chine.
Même d’un point de vue business, l’entreprise est prise en tenaille entre les deux géants. Les Etats-Unis et la Chine représentent à eux deux 84% de son chiffre d’affaires, l’Europe venant loin derrière, avec 5%. La guerre sans merci à laquelle se livrent les deux plus grandes puissances de la planète, à coups de listes noires et de barrières douanières, place donc le champion taiwanais des puces aux premières loges de ce choc des titans.
“Taiwan est devenu du fait de son avance technologique un enjeu géostratégique de la guerre commerciale sino-américaine , écrit dans une note Alain Berder, chef du service économique au Bureau français de Taipei *. Taiwan attire la convoitise des grands acteurs mondiaux des technologies qui souhaitent attirer ses groupes, en particulier TSMC, sur leur territoire.”
Une usine à 12 milliards
A ce jeu, Donald Trump a marqué un point en 2020, convainquant le géant taiwanais d’investir dans un deuxième site aux Etats-Unis. Cette usine à quelque 12 milliards de dollars doit sortir de terre cette année, dans l’Arizona (…). Certains suspectent même TSMC d’avoir accepté uniquement dans l’espoir d’obtenir en contrepartie une levée des sanctions américaines sur Huawei, l’un de ses principaux clients (10% du chiffre d’affaires).
Dans la presse officielle, peu après l’annonce, la Chine avait immédiatement menacé Taiwan et TSMC de mesures de rétorsion. Plus facile à dire qu’à faire, tant la deuxième économie mondiale est elle-même archi-dépendante de l’île et de TSMC pour ses propres approvisionnements en puces.
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle usine à Phoenix permettra à TSMC d’accéder aux meilleurs ingénieurs américains et de monter en charge. Car mi-janvier 2021, le champion de Hsinchu a lâché une autre bombe, en annonçant qu’il investirait entre 25 et 28 milliards de dollars cette année, presque deux fois plus qu’en 2020. Un montant colossal, du jamais vu pour une entreprise privée, surtout en temps de crise sanitaire.
Sauf que pour TSMC, justement, la crise a plutôt été une aubaine. Avec les confinements et le télétravail, les ventes de PC et de consoles vidéo, deux grands consommateurs de puces, ont grimpé en flèche. A cela s’est ajoutée l’arrivée de la 5G et notamment le lancement, en octobre, des iPhone 12, les tout premiers de la marque à la pomme à offrir la nouvelle génération de téléphonie mobile.
Or les smartphones ont toujours été très gourmands en puces. Chaque appareil en compte en moyenne une vingtaine. A l’intérieur, ces composants font circuler l’information, la stockent (cartes mémoire) ou affichent le graphisme (cartes graphiques). De vrais “cerveaux électroniques”, appelés à devenir encore plus importants avec l’intelligence artificielle. Les téléphones du futur vont nécessiter des puces à plus forte teneur en silicium (la matière première), plus puissantes, plus fines, tout en étant toujours moins énergivores. “Tant que les smartphones embarqueront trois, voire quatre, capteurs photo, il faudra toujours plus de puces très avancées!”, résume John Lorenz, analyste au cabinet Yole Développement.
Cette conjonction de facteurs a propulsé TSMC vers de nouveaux sommets. Son chiffre d’affaires a progressé de presque 32% en 2020, pour atteindre plus de 45 milliards de dollars. La marge, elle, est passée en un an de 35% à plus de 42%. Le groupe de Hsinchu a même relevé ses prévisions: TSMC s’attend désormais à une croissance de 10 à 15% par an jusqu’en 2025. Soit davantage que la moyenne du secteur. En 2021, le marché mondial des semi-conducteurs devrait en effet croître de 8,4%, après avoir progressé de 5,1% en 2020 dans une économie pourtant à l’arrêt, selon le World Semiconductor Trade Statistics (WSTS).
Prochain eldorado: la voiture autonome
Certes, tous les 10 ans, l’arrivée d’une nouvelle génération de téléphonie mobile booste mécaniquement les ventes de TSMC. Au-delà de cet effet cyclique, TSMC estime cependant être “assis” sur ce qu’il appelle des mega-trends. En clair, des tendances lourdes de l’économie qui vont doper son carnet de commandes des années durant.
C’est le cas par exemple de la voiture autonome, surtout si Apple décidait de se lancer effectivement sur ce marché. L’arrivée de l’informatique dans les voitures a déjà transformé les véhicules en “smartphones à quatre roues”. En moyenne, chaque voiture embarque 1.000 puces. Parmi elles, des microcontrôleurs (les plus touchés par la pénurie actuelle) nécessaires pour les airbags, le système d’ infotainment, la commande des vitres. Or, comme la 5G, la voiture autonome va elle aussi nécessiter des puces à plus haute valeur ajoutée et donc plus rémunératrices pour TSMC.
“Ce marché va devenir de plus en plus intéressant pour TSMC, explique Jérémie Bouchaud, analyste chez IHS Markit. Aujourd’hui, l’automobile ne représente que 3% du chiffre d’affaires de TSMC, contre 48% pour les smartphones. Le marché mondial de l’automobile, ce sont 85 millions de voitures par an, contre plus de 1 milliard d’unités pour les téléphones, on n’est pas sur les mêmes volumes! Mais sept des dix plus grands fabricants de puces pour l’automobile sont déjà chez TSMC pour tout ou partie de leur production.”
Intel coupé en deux?
Autre tendance de fond, l’informatique “à haute performance”. C’est-à-dire toutes les puces qui serviront à faire tourner les super-ordinateurs. En 2020, ce pan d’activité (un tiers du total) est celui qui a enregistré la plus forte croissance (+39%) du groupe.
“Notre activité, traditionnellement, a été tirée par les smartphones. Mais cette année, les super-ordinateurs ont pris le train en marche. A l’avenir, la saisonnalité à laquelle nous étions habitués va pouvoir être compensée par de nombreux gros clients dans de nombreux marchés différents”, indiquait Mark Liu, président du conseil d’administration de TSMC, aux analystes lors des résultats financiers (le groupe n’a pas souhaité répondre à nos questions). “Les super-ordinateurs vont devenir notre principal moteur de croissance. Ce secteur est en train de connaître des bouleversements très excitants.”
Tout semble donc sourire à TSMC (…). Car en plus du reste, le groupe pourrait profiter d’un autre mouvement stratégique: la scission en deux d’Intel. L’inventeur du microprocesseur moderne réfléchit en effet à confier à TSMC (ou à un de ses rivaux) une partie de la production de ses processeurs. Certes, Intel ne compte pas tout externaliser. L’Américain a d’ailleurs annoncé mardi un investissement de 20 milliards de dollars dans deux nouvelles usines en Arizona. Mais Intel est conscient de son retard technologique. L’entreprise de Santa Clara en Californie n’a toujours pas réussi à graver des puces de sept nanomètres, l’indicateur mesurant l’écart entre deux transistors et donc la finesse des puces. Tandis que TSMC, lui, a mis ses puces de cinq nanomètres sur le marché l’année dernière. Prochaine étape pour le taiwanais: les puces de trois nanomètres en 2022 puis les deux nanomètres en 2025.
La décision, qui incombera au tout nouveau PDG d’Intel, Pat Gelsinger, serait historique. En plus de mettre fin au modèle “100% intégré” en vigueur chez Intel depuis 50 ans, un tel choix symboliserait la perte de vitesse des Etats-Unis dans les semi-conducteurs au profit de l’Asie. En 30 ans, la part de l’Amérique dans la production mondiale des puces est passée de 37% en 1990 à 12% aujourd’hui, selon la Semiconductor Industry Association, le lobby qui défend les industriels américains du secteur. L’Asie, Taiwan en tête, contrôle 80% du marché. L’Europe, elle, ne compte plus que pour 7% de la production.
Quand Taiwan se lance dans l’électronique
Récupérer la production des puces d’Intel serait un point d’orgue pour TSMC. Qui aurait dit, en 1987, que TSMC deviendrait un tel géant? Et que l’externalisation s’imposerait comme la tendance clé du secteur? Cette année-là, Taiwan sort tout juste de quatre décennies de loi martiale et entame son virage vers la démocratie. Les Taiwanais peuvent enfin rendre visite à leurs proches restés en Chine ; les restrictions sur la presse, les partis politiques, sont enfin levées.
De l’autre côté du Pacifique, une autre révolution a lieu: celle de l’informatique. Microsoft (1975) et Apple (1976) ont vu le jour quelques années auparavant. Taiwan décide de se placer en amont de la chaîne. Le pays abandonne la production à faible valeur ajoutée (textile, jouets, etc.) pour se spécialiser dans l’électronique à haute valeur ajoutée et l’informatique. Le gouvernement “débauche” même aux Etats-Unis des ingénieurs taiwanais, pour les inciter à revenir participer à ce gigantesque chantier.
Le docteur Morris Chang est l’un d’entre eux. Cet ingénieur diplômé de Stanford, aujourd’hui nonagénaire (…), s’est installé à Hsinchu pour diriger l’Institut de recherche sur les technologies industrielles de Taiwan (ITRI). Créé en 1973, cet incubateur d’Etat donnera naissance quelques années plus tard à plusieurs spin-off dans les semi-conducteurs, dont UMC et… TSMC, avec Morris Chang comme PDG.
Le groupe travaille dans un premier temps sur les technologies mises au point par l’ITRI avant de gagner ses premiers clients, comme Philips. Un an après sa naissance, TSMC développe ses premières puces de 1,5 micromètre, puis parvient à obtenir des puces de plus en fines, jusqu’au 0,18 micromètre en 1999.
Un secteur en pleine consolidation
A l’époque, le marché est loin d’être un duopole. “TSMC est incontournable aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas alors”, rappelle Emilie Jolivet, analyste chez Yole Développement. Au début des années 2000, sont encore en activité 26 fondeurs. Mais à chaque nouvelle génération de puces, le marché se consolide. Les énormes investissements liés à la fabrication des puces poussent de nombreux acteurs américains et européens vers la sortie, pendant que TSMC se renforce.
A chaque fois, TSMC devance de peu Samsung, dont le portefeuille se cantonne surtout aux cartes mémoire. Par rapport au sud- coréen, numéro 1 mondial des smartphones, TSMC a aussi un autre avantage: il ne vend aucun téléphone. Apple ou Huawei peuvent donc avoir l’esprit tranquille et lui confier la production de leurs puces, sans risque de les voir réapparaître dans des modèles concurrents…
Aujourd’hui, TSMC est la figure de proue de toute une filière à Taiwan. Le pays compte 15 fondeurs. En plus de TSMC et UMC, trois autres fondeurs taiwanais sont dans le top 10 mondial. L’île abrite aussi le numéro 1 mondial des tests et de l’emballage des puces, la société ASE. En comptant les acteurs taiwanais sur ces autres segments (design, conception, emballage et test des puces, etc.), la filière a généré 8,5% du PIB de l’île en 2019 et 31% des exportations, selon le Bureau français de Taipei.
SMC paraît lancé comme un paquebot en pleine croisière. “Les faiblesses de TSMC? Honnêtement, même en cherchant bien, c’est difficile d’en trouver”, plaisante John Lorenz, du cabinet Yole. Tout entier tourné vers l’export, TSMC est naturellement très dépendant des fluctuations du taux de change entre le dollar taiwanais et le dollar américain. Et sur la partie industrielle, TSMC ne serait rien ou presque sans une société européenne, ASML. Cette entreprise des Pays-Bas de 28.000 salariés fournit à TSMC les équipements lithographiques qui permettent justement de graver le silicium et de produire des puces à grande échelle. Des machines qui peuvent peser jusqu’à 180 tonnes et être aussi grandes que des bus à double étage…
Les faiblesses de TSMC? Honnêtement, même en cherchant bien, c’est difficile d’en trouver.
A court et moyen terme, le risque est plutôt en sens inverse. Sans montée en puissance de l’Europe, ou si Samsung loupait par malheur les prochains virages du nanomètre, des pans entiers de l’économie mondiale ne dépendront plus que d’un géant pour l’approvisionnement en puces, au moment où ces composants n’ont jamais été aussi nécessaires. Dans cette compétition ultra-stratégique, 22 pays de l’Union européenne préparent une “alliance industrielle” (…) pour renforcer les capacités européennes “dans la conception et la fabrication de puces”. Le projet pourrait coûter entre 20 et 30 milliards d’euros. Mais encore une fois, c’est plus ou moins ce qu’a prévu d’investir, à lui tout seul, TSMC en 2021…
(*) Il s’agit de la représentation diplomatique officieuse de la France auprès de la République de Chine
5 nm
La finesse de gravure des semi-conducteurs de TSMC, en nanomètres (un millionième de millimètre), contre 10 nm chez Intel. Plus ce chiffre est petit, plus la densité et le rendement des puces augmentent.
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