Comment l’IA pourrait moderniser l’Etat belge et rapporter 4 milliards d’euros par an

Frédéric Panier (CEO d’Akt), Didier Ongena (Microsoft), Jacqueline Galant, Kurt Rommens (Google) et Pascal Laffineur (Yuma).
Frédéric Panier (CEO d’Akt), Didier Ongena (Microsoft), Jacqueline Galant, Kurt Rommens (Google) et Pascal Laffineur (Yuma). © Centre Jean Gol.
Vincent Genot
Vincent Genot Coordinateur online news

Les cas d’usage s’accumulent, les investissements aussi, mais l’adoption de l’IA dans les services publics reste limitée. Entre promesses économiques et résistances internes, la Belgique avance à petits pas.

L’intelligence artificielle (IA) promet de transformer radicalement le fonctionnement des administrations publiques belges. Lors d’une table ronde du Centre Jean Gol sur la révolution de l’IA et réunissant acteurs publics et privés, les intervenants ont dressé un tableau contrasté, avec d’un côté des cas d’usage spectaculaires qui démontrent le potentiel de la technologie et de l’autre des obstacles persistants qui freinent son déploiement à grande échelle.

Les premiers retours d’expérience de l’utilisation de l’IA dans l’administration sont encourageants. En Région wallonne, quelque 400 agents testent actuellement l’IA dans leurs missions quotidiennes. L’exemple des permis d’environnement illustre parfaitement le gain d’efficacité qu’elle peut apporter. Grâce à l’IA, la recherche d’un terme spécifique comme “amiante” dans des dossiers volumineux passe de plusieurs mois à quelques heures. Jacqueline Galant, ministre régionale de la Fonction publique, souligne que les fonctionnaires, initialement craintifs, découvrent aujourd’hui la plus-value concrète de ces outils.

En Flandre, un projet d’analyse des subsides a permis de passer d’un contrôle de moins de 10% des factures à un examen exhaustif de 100% des dossiers. Selon Didier Ongena, vice-président Global Government de Microsoft, ce projet aurait non seulement récupéré son investissement en quelques mois, mais permettrait de financer une partie du déploiement de l’IA pour la fonction publique concernée. Les chiffres avancés donnent sont impressionants. Une étude commandée par Google estime que l’IA pourrait ajouter 9% au PIB belge d’ici dix ans, soit environ 50 milliards d’euros. Pour le seul secteur public, les gains potentiels s’élèveraient à 4 milliards d’euros annuels en gains d’efficacité, auxquels s’ajouterait un milliard d’euros de valeur créée dans les interactions entre secteur privé et administrations publiques. Kurt Rommens, responsable du secteur public chez Google Cloud, rappelle d’ailleurs l’engagement de son entreprise avec un investissement de 11 milliards d’euros en Belgique pour développer les infrastructures nécessaires au déploiement de l’IA.

Le paradoxe de l’adoption : la technologie est prête, pas toujours les organisations

Si la technologie fonctionne, son intégration dans les administrations se heurte à des résistances qui ne sont pas uniquement techniques. Hugues Bersini, cofondateur du centre de recherche FARI (Institut d’IA pour les biens publics bruxellois), relate trois projets développés pour des administrations bruxelloises qui n’ont jamais été adoptés : une application de mobilité multimodale pour la STIB, un système d’amélioration du matching emploi-demandeurs pour Actiris, et un cockpit de vaccination pour la Cocom pendant la crise du Covid. Son diagnostic est sans appel, les freins pour l’adoption de l’IA dans les administrations sont nombreux. Il pointe, notamment, un problème d’acculturation à l’IA, un conservatisme institutionnel et un manque de compétences techniques dans les équipes informatiques publiques. Le chercheur dénonce également le réflexe systématique de faire appel à de grands consultants pour des budgets conséquents, alors que des solutions locales pourraient être développées à moindre coût par des équipes universitaires.

La formation, clé de voûte du changement

Tous les intervenants convergent sur un point, la formation constitue le principal levier de transformation. Pascal Laffineur, CEO de Yuma, insiste sur le fait que l’IA n’est pas qu’une question technologique, mais implique une refonte des processus et une adaptation des personnes. La ministre Galant reconnaît que l’administration doit investir massivement dans la formation pour vaincre les a priori négatifs et attirer de nouveaux talents. Car le défi est aussi là, comment séduire les jeunes diplômés avec une administration qui travaille encore “comme il y a 20 ans” ? Le recrutement de managers de crise pour le digital et l’e-gouvernement s’est révélé difficile, précisément parce que l’image d’une fonction publique peu innovante rebute les profils recherchés.

Le débat sur le recours aux géants américains de la tech a occupé une place importante dans les échanges. Si Microsoft et Google garantissent contractuellement que les données de leurs clients publics restent dans leur environnement et ne servent pas à entraîner leurs modèles, le scepticisme persiste. Hugues Bersini plaide pour le développement de solutions souveraines, rappelant qu’avec des modèles comme Mistral en local et des technologies open source, il est possible de créer des outils performants sans dépendre exclusivement des mastodontes américains. Un argument qui résonne particulièrement à l’heure où l’Europe cherche à renforcer son autonomie stratégique. Les représentants de Microsoft et Google répondent en soulignant leur rôle de plateforme offrant accès à de multiples modèles, y compris européens, et leur écosystème de milliers de partenaires locaux qui emploient des dizaines de milliers de personnes en Belgique.

Des quick wins pour lancer la dynamique

Plutôt que de viser immédiatement des transformations systémiques, les experts recommandent de multiplier les cas d’usage simples à retour sur investissement rapide. L’analyse de documents, l’automatisation de processus répétitifs comme les demandes de renseignements complémentaires, ou encore la modernisation du code des systèmes legacy constituent autant d’opportunités concrètes. Didier Ongena estime qu’en Europe, un fonctionnaire sur trois disposera d’outils d’IA d’ici l’été prochain sur les seules technologies Microsoft, témoignant d’une vitesse d’adoption inédite pour une nouvelle technologie.

Au-delà des aspects purement technologiques, la question institutionnelle elle-même pourrait être repensée. Certains évoquent l’exemple de l’Albanie qui a créé un poste de ministre de l’Intelligence artificielle, incarné par un agent IA assistant les parlementaires dans leurs décisions. D’autres initiatives, comme celle de la Nouvelle-Zélande qui travaille sur une législation “machine readable” permettant aux systèmes de s’adapter automatiquement aux changements de loi, montrent que l’IA peut transformer jusqu’à la fabrique même des politiques publiques.

En conclusion, dans un contexte budgétaire contraint, l’IA apparaît comme un levier d’efficacité incontournable pour les administrations belges. Mais le chemin vers une adoption généralisée nécessite un changement culturel profond, des investissements massifs dans la formation, et une clarification du rôle respectif des acteurs publics, privés et académiques. Comme le résume Pascal Laffineur : “L’obsession doit être de faire en sorte que l’IA soit au service de l’humain et pas l’inverse.” Une philosophie qui devra guider les prochaines étapes de cette révolution administrative en cours.

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