Quand le chevalet et la galette sont rois
A Paris, dans un prestigieux bâtiment qui borde la Seine, 200 œuvres anciennes et contemporaines ont été réunies pour une exposition sur l’argent dans l’art. Vaste sujet. Une histoire de gros sous mais aussi de morale. Etincelant.
Avec ses fines moustaches torsadées en forme de dollar, qui mieux que Salvador Dali, photographié en 1954 par Philippe Halsman, pouvait servir d’affiche à l’emballante exposition que consacre La Monnaie de Paris à L’Argent dans l’art? Effet garanti. «A mesure que j’aime l’argent, je deviens de plus en plus avare», disait, tout en roulant les “r” l’excentrique Catalan. Un jour communiste, le lendemain pro-franquiste, il changea encore de monture avec son départ en 1940 aux Etats-Unis. Le trublion découvrit au pays de l’Oncle Sam les bienfaits du capitalisme à l’américaine. Il lui resta fidèle jusqu’à son dernier souffle.
Dali aurait certainement adoré la série de sacs à main imprimés avec des tableaux de maîtres que Louis Vuitton a commercialisés en 2017. Les pièces du maroquinier à l’effigie de Rubens et Van Gogh ne sont pas présentes dans l’exposition parisienne mais la frontière parfois ténue entre art et produit manufacturé est au centre du débat. L’accrochage se passe dans un lieu inhabituel pour les Parisiens, dans les salons de la plus vieille institution monétaire de France. La Monnaie de Paris qui borde la Seine, en activité depuis 864, continue à frapper la monnaie pour l’Etat mais uniquement pour les pièces d’exception.
Peinture au mètre
C’est Marcel Duchamp qui, en 1913, à l’idée d’élever au rang d’œuvre de l’esprit une vulgaire roue de bicyclette posée sur un tabouret. Coup de génie conceptuel? Degré zéro de l’inspiration? Pied de nez aux bonnes manières? Le débat n’a rien perdu de son actualité. L’artiste anglais Damien Hirst a vendu pour 19 millions de dollars chez Sotheby’s en 2007 une armoire à pharmacie remplie de pilules peut en témoigner. Les organisateurs de l’exposition ont retenu un autre coup d’éclat du Britannique qui met en scène un alignement de pièces de monnaie ancienne disposées comme des reliques. La collection a des allures de trésor pour numismates sauf que les pièces s’avèrent totalement factices.
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«Le paradoxe c’est que ces faux objets d’archéologie valent plus cher que s’ils étaient vrais», souligne avec le sourire Jean-Michel Bouhours, commissaire de l’exposition et ancien conservateur en chef du Centre Pompidou. Le très habile parcours qu’il a mis en place au travers 200 œuvres glanées auprès de 70 prêteurs donne à voir l’influence de la société de consommation sur les artistes au fur et à mesure que le consumérisme s’impose comme modèle dominant.
“C’est à partir de la fin du 19e siècle et surtout au 20e siècle que la question va devenir fondamentale.”
Le constat est amer, cinglant, désenchanté, voire masochiste quand Giuseppe Pinot-Gallizio propose ses toiles au mètre sous forme de rouleaux industriels de 68 mètres de long sur 75 cm de large car la peinture, affirme-t-il, doit “perdre toutes valeurs idéologiques, plastiques ou même financières”. L’Italien, disparu en 1964, militait pour l’abolition des galeries et des vernissages. Raté: son travail a été acquis par de prestigieux musées.
Avec le temps, le discours contre le grand capital a perdu de sa radicalité. Le trait est moins rageur, plus accommodant aussi. Dans Lux-Vision (2021), Franck Scurti transforme le tracé que l’on trouve sur les cartes à puces électroniques des cartes bancaires en un motif de vitrail d’église. Plus question de pointer les ravages du dieu argent dénoncés dans l’Evangile selon saint Luc, ni d’espérer l’éclosion d’un nouveau monde plus égalitaire. “C’est la diffusion de la lumière qui m’intéresse”, argumente l’artiste en faisant mine de ne pas mesurer la portée politique de son geste.
Veau et pluie d’or
L’idée d’une exposition dédiée à l’argent dans l’art s’est imposée à Jean-Michel Bouhours il y a une dizaine d’années, au moment où le marché de l’art a été confronté à une spéculation exponentielle. La frénésie a eu pour effet de priver une partie des institutions publiques de la possibilité d’acquérir des œuvres devenues financièrement inabordables.
“Quand on travaille sur un sujet comme l’argent dans l’art, se pose la question du circuit économique, affirme le curateur. Dans des domaines de la création comme la poésie ou la musique, la valeur marchande n’entre pas en jeu. Une sonate de Beethoven n’a pas de prix, ce n’est pas chiffrable. En revanche, l’objet que va produire le peintre s’inscrit dans un circuit marchand. C’est à partir de la fin du 19e siècle et surtout au 20e siècle que la question va devenir fondamentale”.
Paul Durand-Ruel (1831-1922), premier marchand des peintres impressionnistes, est l’une des figures de ce nouveau business. L’homme d’affaires va acquérir d’importants lots d’œuvres signées, entre autres, Renoir ou Monet pour s’en assurer l’exclusivité. Il mettra au total la main sur 12.000 tableaux impressionnistes qui lui apporteront la fortune.
Le parcours proposé par La Monnaie de Paris jusqu’au 24 septembre est une jouissive partie de Monopoly. A la case mythologie, reculez de 25 siècles, arrêtez-vous à la Grèce classique grande pourvoyeuse de récits sonnants et trébuchants. Un vase antique de Béotie emprunté au Louvre et une toile d’après Titien prêtée par le Palais des Beaux-Arts de Lille ont en commun d’illustrer l’épisode de Danaé fécondée par Zeus métamorphosé en pluie d’or. Le métal jaune fait déjà tourner la tête.
La Bible n’est pas en reste. L’adoration du veau d’or évoquée dans l’Ancien Testament est l’un des thèmes de prédilections des Anciens. A partir du concile de Trente, en 1545, la Réforme s’en mêle. La diffusion de la morale protestante passe par le chevalet avec la vogue des Vanités qui dénoncent la vaine accumulation des richesses.
Les artistes peuvent aussi se montrer nettement plus pragmatiques. Banquiers, usuriers, collecteurs d’impôts et changeurs font leur apparition dans la peinture des Provinces- Unies au moment où la pratique du prêt à intérêt se développe dans l’Europe du Nord. La Banque d’Amsterdam voit le jour en 1609. On en profite pour immortaliser sur la toile les vendeurs de bulbes de tulipe. Le négoce est florissant, les spéculateurs affluent sur le marché. Une aubaine jusqu’à ce jour du 6 février 1637 où le cours de la tulipe s’effondre en quelques heures. On parle de la première bulle spéculative dans l’histoire des marchés. La crise des subprimes avant l’heure…
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