Nos maisons sont devenues “intelligentes”, nos appareils toujours plus “smart”. Mais derrière cette modernité se cache une fragilité inquiétante : la plupart des objets connectés dépendent entièrement des serveurs de leur fabricant. Quand l’entreprise tombe, l’objet s’éteint souvent avec elle.
Mars 2015. Des milliers de lapins se taisent simultanément à travers l’Europe. Le Nabaztag, objet connecté aux oreilles mobiles qui lisait vos emails et vous informait de la météo, vient de rendre son dernier couinement. Lancé en 2005, il était un véritable pionnier de ce qu’on appelle l’Internet des objets (IoT). Il a signé les débuts des smart assistants, bien avant Siri, Alexa ou Google Assistant.
150.000 exemplaires seront vendus à travers le monde. Ce qui n’a pas empêché Violet, la startup française qui l’avait créé, d’être placée en redressement judiciaire dès 2009. Racheté plusieurs fois dans la foulée, le lapin s’éteindra définitivement six ans plus tard. Il est alors aux mains d’Aldebaran Robotics qui coupe ses serveurs. Transformant instantanément ces objets avant-gardistes pour l’époque en bibelots décoratifs.
Un problème systémique
Cette histoire illustre une vulnérabilité structurelle de l’IoT: la dépendance totale à une infrastructure cloud et à la viabilité économique d’une entreprise tierce.
Et c’est vrai que les chiffres donnent le vertige. Le marché mondial de l’IoT est estimé à 1 010 milliards de dollars en 2024. Et devrait enregistrer une croissance annuelle moyenne de 46,4 % entre 2025 et 2034. Les 5 principaux acteurs sont Microsoft, Amazon Web Services, Google, IBM, et Siemens représentent collectivement une part significative de 22,4% du marché. Quant au nombre d’objets en circulation, il varie beaucoup selon les sources. Mais selon plusieurs cabinets d’analyse, entre 19 et 21 milliards d’objets connectés seront déployés dans le monde d’ici fin 2025. Avec une projection à près de 39 milliards de dispositifs IoT pour 2030, soit un taux de croissance annuel composé de plus de 13 %.
Mais combien survivront à leurs créateurs ? Rappelons que pour l’ensemble des startups technologiques, on estime que le taux de survie est généralement inférieur à 50 % à cinq ans. Et si à l’époque du Nabaztag, une communauté de passionnés avait réussi à ressusciter certains lapins via des serveurs alternatifs, aujourd’hui c’est devenu quasi impossible. La majorité des objets connectés sont verrouillés par leur conception même.
Vers un notaire numérique ?
C’est d’autant plus inquiétant que le vide juridique est total. Aucune obligation légale ne contraint un fabricant à assurer la continuité du service. L’idée d’un “tiers de confiance numérique” fait pourtant son chemin à Bruxelles, notamment depuis les débats autour du Digital Services Act et du droit à la réparation.
L’idée serait que tout fabricant souhaitant commercialiser un objet connecté en Europe devrait soumettre son produit à un audit indépendant. L’auditeur examinerait le code source, vérifierait la cybersécurité et validerait l’existence d’une version serveur autonome. Une fois validé, ce code serait confié à un notaire numérique, rémunéré par le fabricant. Il serait chargé de le libérer automatiquement en cas de faillite sans repreneur, d’arrêt volontaire du service, ou de hausse tarifaire supérieure à 15%.
Ce modèle s’inspire de l’entiercement logiciel (software escrow), déjà pratiqué dans l’industrie professionnelle. Software Heritage, basée à Paris (Inria), archive désormais « plus de 20 milliards de fichiers sources issus de plus de 340 millions de projets open source», selon leur dernier rapport. Elle pourrait servir d’infrastructure pour héberger ces “coffres-forts numériques” européens.
Un enjeu de souveraineté
Un tel système garantirait la survie numérique de produits aujourd’hui condamnés à l’obsolescence non pas programmée, mais forcée. Il renforcerait aussi la souveraineté technologique européenne face aux géants américains et chinois du cloud. L’Union européenne a su imposer le chargeur universel USB-C, la portabilité des données (RGPD) et le droit à la réparation. Il est temps qu’elle étende cette logique au droit à la survie numérique des objets connectés. D’autant plus que derrière chaque serveur éteint, c’est un bout de notre autonomie numérique qui disparaît.