Lunettes connectées : entre fantasme et “next big thing”
Alors que plusieurs géants du net ont jeté l’éponge, d’autres acteurs continuent de miser sur le développement de lunettes connectées. Mark Zuckerberg prédit même qu’elles remplaceront le smartphone d’ici 2030. Pourtant les doutes restent permis…
Furieux, ce passant français explose sur l’indélicat qui l’a bousculé en rue, avant d’aussitôt s’excuser quand il repère de qui il s’agit. Le badaud fait face à Laurent Baffie, l’humoriste et sniper de la télévision française. L’homme fait, depuis des mois, le plein de followers sur Instagram : 1,2 million de personnes l’y suivent. L’objet de son succès sur les réseaux ? Ses gags tournés en caméra cachée… ou plutôt en caméra embarquée… dans ses lunettes. Le trublion de la télé s’est, en effet, offert des Ray-Ban connectées, développées avec Meta, le groupe derrière Facebook. L’animateur et humoriste peut surprendre les passants, enregistrer leurs réactions et poster ses gags sur Instagram où il lui arrive de faire le “buzz”.
Un phénomène anecdotique. Mais un usage amusant d’un gadget qui fait fantasmer depuis des années : les lunettes connectées. Lesquelles semblent trouver un regain d’intérêt depuis quelque temps.
À lire la presse spécialisée et à écouter les annonces du dernier CES de Las Vegas, on constate que les smartglasses restent un produit que d’aucuns espèrent réussir à développer et à imposer sur le marché. D’ailleurs, Mark Zuckerberg, CEO de Meta, déclarait fin 2024 qu’il voyait les lunettes connectées remplacer le smartphone d’ici 2030. Quasi demain… Pourtant, lorsqu’on se penche sur l’historique de cette technologie et sur les nouveautés en matière de lunettes connectées, le doute reste permis.
Google : premier à se lancer… et à arrêter
Car l’idée des lunettes connectées n’est vraiment pas neuve. En 2012 déjà, Google annonçait ses Google Glass, permettant de faire des recherches, de visualiser des e-mails, des photos, de la navigation GPS… tout cela sans dégainer son smartphone. Les plus geeks en possédaient même en Belgique, mais le succès commercial n’a pas été au rendez-vous : design trop futuriste, ergonomie inaboutie, batterie insuffisante, prix trop élevé (plus de 1.000 dollars). Sans oublier toutes les interrogations éthiques sur la protection de la vie privée en raison de la possibilité de prendre des images à l’insu des interlocuteurs.
Le géant de la recherche en ligne a, pendant des années, continué à développer le produit, à l’abandonner, à le reprendre pour le faire évoluer, comme en 2017 pour le proposer uniquement aux professionnels… Mais sans succès : en mars 2023, le mastodonte du web annonçait enterrer (définitivement ?) le projet de Google Glass.
Pourtant, des tas d’autres initiatives ont vu le jour et nombre d’entreprises nourrissent encore l’ambition de se faire une place sur ce marché plein d’espoir. Des géants comme Snapchat avec ses “Spectacles”, Facebook/Meta associé à Ray-Ban pour ses “Stories”, Amazon et ses “Echo Frames” basées sur son assistant Alexa. Sans oublier Panasonic, Epson ou Lenovo parmi les grands groupes de la tech…
D’autres y croient encore
Mais aussi des start-up spécialisées comme Magic Leap ou Vuzix. Beaucoup continuent d’y croire. Snapchat en est ainsi à sa cinquième génération de lunettes. Et les annonces s’enchaînent de nouveau : au CES de Las Vegas, la start-up Halliday s’est fait remarquer avec un prototype misant sur la réalité augmentée, tandis que Meta poursuit le développement de ses Ray-Ban Stories.
L’excitation chez les geeks autour des lunettes connectées “est bien évidemment nourrie par la science-fiction, analyse Nicolas Dessambre, cofondateur de Get Your Way, une start-up qui développe des lunettes pour le B to B. C’est un concept que l’on retrouve dans pas mal de films ou de fictions, sous différentes formes. D’Iron Man à Dragon Ball Z, la génération actuelle des 30-40 ans a été alimentée avec cela. Beaucoup rêvent de l’avoir en vrai. Et cela intéresse les grands acteurs comme les Gafam et les fabricants d’électronique car ils espèrent tous trouver la nouvelle révolution. Ils cherchent le nouvel appareil révolutionnaire qui arrivera à changer les habitudes des gens. Il n’y a plus eu une telle révolution depuis le smartphone.”
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Alors tous investissent et cherchent, notamment dans la direction des lunettes connectées… Offrir un objet léger, se portant comme n’importe quelle monture, pour afficher en surimpression des informations pertinentes (messages, alertes, trajets GPS, etc.) ou même filmer des scènes du quotidien sans avoir à dégainer un téléphone.
Un terminal de plus (pour le moment)
Sur papier, cela paraît cohérent. Possible. D’autant que les produits se perfectionnent progressivement. “Aujourd’hui, depuis les premières Google Glass, on a amélioré la puissance de calcul, la miniaturisation, la légèreté des composants, etc. On a ajouté l’intelligence artificielle, la traduction en temps réel”, observe Alexandre De Saedeleer, CEO de l’entreprise digitale Tapptic.
L’homme en connaît un rayon en matière de nouveautés techs. Sa firme, qui développe des applications, des sites web, de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée, effectue constamment de la R&D sur de nouveaux appareils, notamment les casques virtuels et les lunettes qu’elle est la première à se faire livrer. Mais s’il constate les améliorations technologiques, l’homme reste très dubitatif sur le succès potentiel de ce type de nouveautés.
“Par rapport aux Google Glass, rien n’a vraiment révolutionné le secteur, constate-t-il. Je ne vois pas encore de véritable percée. On possède déjà une multitude de terminaux : télévision, ordinateur, tablette, smartphone, montre connectée, écran dans la voiture, assistant vocal à la maison, etc. Les lunettes connectées ne seraient qu’un écran supplémentaire dans un écosystème qui est déjà très dense. Pour qu’une nouvelle technologie s’impose vraiment, il faut apporter quelque chose d’inédit, une rupture. Or, pour le moment, les lunettes connectées demeurent un gadget qui n’apporte pas de gain majeur au quotidien. Ça reste pour moi un complément, pas un game changer. Je ne crois pas que les gens vont se ruer dessus. À ce stade, on en revient encore et toujours à se demander : Pourquoi ai-je besoin de ça ?”
“Pour le moment, les lunettes connectées demeurent un gadget qui n’apporte pas de gain majeur au quotidien.” – Alexandre De Saeddeleer (Tapptic)
Le “B to B” comme moteur
D’ailleurs, l’homme confesse qu’aucun de ses clients – de belles grosses boîtes – ne s’interroge sur les applications grand public pour les lunettes connectées. L’intérêt, à ce stade, est plutôt à aller chercher dans des applications professionnelles. Contrairement aux modèles destinés aux loisirs ou au lifestyle, les solutions pensées pour les opérateurs répondent à des besoins spécifiques : accès immédiat à l’information, minimisation des erreurs, suivi logistique et traçabilité accrue.
Cette approche tire parti de la réalité augmentée pour diffuser les données pertinentes au bon moment, directement dans le champ de vision. Elles superposent des informations ou des images sur la réalité. C’est sur ce créneau que s’étaient spécialisées les Hololens de Microsoft (plutôt un casque que des lunettes, un projet abandonné en octobre 2024) ou les Google Glass version entreprise. D’autres lunettes tiennent la corde sur ce créneau comme les Vuzix ou les RealWear. En logistique, elles facilitent la préparation de commandes ; en maintenance, elles affichent procédures et guidage en direct ; en formation, elles accompagnent l’opérateur pas à pas dans la réalisation.
Comme le rétroviseur
C’est aussi pour le créneau professionnel que la start-up wallonne Get Your Way a développé un modèle light tech qui est notamment utilisé dans les hôpitaux. Plutôt que d’intégrer une caméra lourde ou superflue, la start-up mise sur un écran connecté léger et un petit scanner porté sur la main : l’utilisateur scanne la boîte de médicaments, valide la référence, et passe automatiquement à l’étape suivante. Cette formule dite de “réalité assistée” se concentre sur l’ergonomie et la simplicité : tout en optimisant le travail des opérateurs, elle évite la surenchère de fonctionnalités coûteuses et envahissantes. Ce que Nicolas Dessambre, cofondateur de Get Your Way, préfère appeler un “écran connecté” accompagne les opérateurs comme le rétroviseur d’une voiture pour être moins intrusif. Et plus supportable. Y compris pour les finances des entreprises.
“À ce stade, les modèles de lunettes connectées restent encore trop chères pour les particuliers par rapport aux usages réels qu’ils peuvent en faire”, analyse Nicolas Dessambre. Alors que dans les cas B to B, investir 1.000 ou 2.000 euros dans un appareil qui divise le temps d’intervention par deux ou par quatre devient une évidence. Jusqu’à ce que les lunettes soient, elles-mêmes, remplacées par des robots dans un futur, pas si lointain ?
Les défis persistants
Plusieurs obstacles majeurs ont plombé les premières générations de lunettes connectées et continuent de freiner leur adoption et leur développement.1. L’autonomie des lunettes
Miniaturiser des batteries suffisamment puissantes pour tenir la journée reste un défi technique. Filmer, projeter des informations en réalité augmentée ou effectuer une reconnaissance vocale demande de l’énergie.
2. Le design et l’ergonomie
Porter un casque lourd et encombrant toute la journée n’est pas supportable. Les lunettes doivent s’oublier sur le nez des utilisateurs. Des lunettes encombrantes, qui plus est bardées d’électronique, n’enchantent pas la majorité des utilisateurs. Le public attend d’une paire de lunettes connectées qu’elle soit confortable et classe.
3. La protection de la vie privée
C’est ce qui avait provoqué un tollé autour des premières Google Glass: la capacité à filmer ou prendre des photos en permanence et à l’insu des gens. Les passants ignorent parfois qu’ils sont potentiellement enregistrés. Pire: grâce à l’IA… ils pourraient même être reconnus par des quidams malveillants.
4. La pertinence des usages
Quel est l’intérêt concret pour le grand public ? Prendre des photos à la volée ? Lire des notifications ? Traduire des menus en vacances ? Les applications, pour l’heure, peinent souvent à dépasser l’effet gadget.
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