L’IA et le monde juridique: “Les cabinets qui n’utilisent pas l’IA vont disparaître”
Dire que ChatGPT et la cohorte d’IA (intelligence artificielle) génératives qui l’accompagnent ont révolutionné notre quotidien est un euphémisme. En déferlante ou à petite touche, la révolution IA n’a épargné aucune profession, pas même celle d’avocat.
L’intelligence artificielle générative, nombreux sont ceux qui s’y sont frottés avec plus ou moins de succès. Que cela soit par jeu, curiosité, dans un cadre professionnel ou pour détourner la vérité… Et quand le succès est au rendez-vous, qu’en est-il du droit et surtout de la propriété intellectuelle ?
Ces questions ont été posées à Edward Taelman. Il y a peu, ce dernier a rejoint Crowell & Moring, après avoir occupé le poste de collaborateur senior dans un autre cabinet, Allen & Overy à Bruxelles. Depuis 2018, Edward Taelman était collaborateur senior au sein de leur département de propriété intellectuelle.
« Les nouvelles technologies ont dominé l’actualité ces dernières années grâce à des percées uniques en matière d’IA, de commerce électronique, de sciences de la vie, soulignait-il. J’estime qu’une connaissance approfondie du droit procédural est nécessaire pour présenter des arguments innovants devant les tribunaux. C’est ce que je fais tous les jours en tant qu’avocat ! »
L’IA et les nouvelles technologies ont rapidement changé la vie des personnes. Mais qu’en est-il des changements concernant le droit en général ?
Edward Taelman. Dans le droit en général, on voit qu’il y a beaucoup d’activité de la part des législateurs et des gouvernements pour essayer de réglementer cette technologie, qui est complètement nouvelle. Le Parlement européen vient d’adopter le 13 mars, un règlement concernant l’intelligence artificielle. En automne 2023, il y avait eu un Executive Order aux États-Unis, c’est comparable à un arrêté royal du gouvernement, qui règle l’utilisation de l’intelligence artificielle. On voit que dans les derniers mois, des règles contraignantes ont été adoptées par différents pays comme les États-Unis, l’Europe… Et il y a des initiatives pareilles dans les autres pays.
Il existe déjà un large éventail de ce qu’on appelle les soft laws : des directives ou des conseils donnés par différentes organisations comme l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), par exemple. D’autres organisations ont fait de même. Premièrement, ces documents ont eu un effet inspirant pour les développeurs. Deuxièmement, ils ont aussi influencé les lois qui sont maintenant adoptées en Europe et aux États-Unis.
Bien sûr, l’intelligence artificielle fonctionne essentiellement sur des quantités énormes des données. Et bien sûr, énormément de ces données sont aussi des données personnelles. Toutes les règles concernant la protection des données personnelles s’appliquent également ici.
Donc il faut prendre en compte les lois existantes concernant la protection des données, et maintenant les règles spécifiques à l’IA et ce qui viendra après. Mais il y a aussi des questions très intéressantes qui se posent concernant la propriété intellectuelle et la résilience de l’intelligence artificielle.
C’est vraiment un terrain qui est en pleine évolution, où il y a plein de choses qui bougent. Il y a trois ans, personne n’aurait pu prédire tout cela, car peu de monde avait prévu que l’impact de l’IA serait tellement rapide et tellement énorme, et dans tous les secteurs, alors qu’on parle d’intelligence artificielle depuis près de 30-40 ans. Mais ce n’est que ces dernières années que l’IA est vraiment entrée dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous.
L’arrivée de l’IA a-t-elle changé quelque chose dans la manière d’exercer votre métier? Quel est son impact sur la profession d’avocat?
Oui, et non. Cela a certes eu un impact, car relativement rapidement, il y a des outils d’intelligence artificielle qui ont été mis à disposition des avocats. Mais on ne les utilise pas encore à ce stade-ci pour vraiment délivrer du travail juridique pour les clients, et ce pour deux raisons. La première est qu’il y a encore pas mal de questions sur la protection des informations qui sont confidentielles. La deuxième est qu’on voit que, pour faire des recherches, les systèmes ne sont pas encore fiables. La réponse est souvent proche du bon résultat, mais elle est rarement exacte. De plus il y a un problème de AI Hallucinations. L’IA a « halluciné » des affaires qui n’existaient pas et donc des avocats, qui n’avaient pas bien contrôlé la réponse de l’IA, ont fait fausse route, car la façon dont l’intelligence artificielle avait présenté la chose était très réaliste.
Le danger, c’est qu’il y a des fautes et des hallucinations dans les réponses données par l’IA, mais que la réponse a l’air d’être très fiable et écrite comme une référence à une affaire existante.
Par contre, on a remarqué que l’IA est très forte pour tout ce qui concerne la rédaction des documents. Donc si l’on demande de réécrire un texte, ou de le traduire, on voit là que la qualité est en général très haute. Donc je pense aussi qu’une fois que l’on dépassera le stade de l’expérimentation, on pourra utiliser l’intelligence artificielle pour rédiger, par exemple, des contrats. Parce que là, les variations possibles sont limitées.
Je pense que la progression de l’IA, dans la grande majorité de la profession, sera de traduire ou rédiger des contrats. L’intelligence artificielle sera vraiment utile pour les avocats dans cette situation. Par contre, pour développer des arguments dans une procédure, l’IA est loin d’être déjà à point.
Remplacer un avocat par une IA, du domaine du possible ? Ou totalement surréaliste ?
On n’en est certainement pas encore là, donc je ne m’inquiète pas trop. Mais c’est vrai que l’intelligence artificielle peut faire certaines choses comme rédiger, traduire, résumer plus vite qu’un humain.
Oui, l’intelligence artificielle aura sans doute un impact important sur la profession d’avocat. Mais les avocats ne vont pas disparaître, notre profession sera seulement très différente dans cinq ou dix ans.
Les avocats doivent-ils avoir peur de l’intelligence artificielle ?
En général, je pense que cela ne sert à rien de combattre les nouvelles technologies. Par exemple, ce n’est pas parce les luddites ont cassé quelques machines à vapeur qu’ils ont pu arrêter la révolution industrielle. Je pense que les cabinets d’avocats qui refusent d’utiliser l’IA n’existeront plus tout simplement dans cinq ou dix ans. L’IA est une technologie, qui selon moi, va devenir incontournable. Donc je pense qu’il faut engager avec et aussi être honnête envers ses clients.
La connaissance humaine reste primordiale, mais pour rédiger plus rapidement et pour être plus efficace, c’est important de l’utiliser.
En quoi l’arrivée de l’IA a-t-elle été une révolution pour la propriété intellectuelle?
Je pense qu’il y a des questions complexes et intéressantes qui se posent. La première concerne la méthode par laquelle ces systèmes sont créés et entraînés. On voit que les modèles des intelligences artificielles les plus populaires sont entraînés sur d’énormes quantités de données et sans doute qu’une grande partie de ces données sont protégées par le droit d’auteur. Peut-on, sans l’autorisation de l’auteur des données, entraîner un système d’intelligence artificielle? C’est une question qui revient souvent. Le législateur européen a déjà prévu cette problématique: un système IA peut utiliser ces données protégées par le droit d’auteur pour s’entraîner sauf si l’auteur a spécifiquement indiqué qu’il ne donne pas son autorisation.
La deuxième grande question : est-ce que ce qui est créé par un système d’intelligence artificielle est protégé par des droits de propriété intellectuelle ? La réponse est la même partout dans le monde, en Europe, en Grande-Bretagne, aux États-Unis : la réponse est non. L’intelligence artificielle ne peut pas être considérée comme l’inventeur ou l’auteur. Seul un être humain peut l’être, mais pas une intelligence artificielle.
La question se pose alors pour les personnes qui ont obtenu un résultat via cette intelligence artificielle. Par exemple, il y a beaucoup d’intelligences artificielles qui peuvent générer des photos. Est-ce que la personne qui a demandé : « Génère-moi une image qui contient X et Z » peut prétendre à ce que le résultat obtenu soit protégé par le droit d’auteur ? C’est une grande question qui reste ouverte, et qui reste à affiner au fur et à mesure. Ce n’est pas une question théorique. C’est une question qui se pose actuellement et sur laquelle on est en train de travailler.
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