“Les GAFA ne seront pas forcément les grands gagnants de l’intelligence artificielle”

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A l’heure des théories les plus pessimistes sur l’avenir de l’emploi sous les coups de butoir de l’avancée des robots et des algorithmes intelligents, Charles Edouard Bouée joue la carte de l’optimisme. Pour lui, la toute-puissance des GAFA n’est peut-être pas éternelle. L’Europe pourrait, estime-t-il, tirer son épingle du jeu.

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” Une nouvelle menace se profile, totalement inédite : l’obsolescence programmée de l’homme provoquée par une course sans fin vers un univers d’ultra-technologies dans lequel il perdrait progressivement sa raison d’être. ” Cette phrase, extraite de La chute de l’Empire humain, l’ouvrage de Charles-Edouard Bouée, pose sans ambiguïté les bases du sujet : l’impact de l’intelligence artificielle sur le monde du travail mais aussi sur la société, voire la civilisation humaine. Aidé du journaliste François Roche, le CEO de Roland Berger analyse l’évolution des recherches en intelligence artificielle et imagine le futur, en faisant parler… une machine. Nous sommes allés l’interroger dans ses bureaux parisiens.

CHARLES-EDOUARD BOUÉE. Absolument. C’est la plus grosse révolution qu’on ait vue depuis 30 ans, mais en réalité elle n’est pas nouvelle : elle se prépare depuis 1956, au moins. Nous sommes juste entrés dans une phase d’accélération et 2016 a marqué un tournant : la victoire de l’intelligence au jeu de go a été très médiatisée, les fournisseurs de puces comme Nvidia ont triplé de valeur, plusieurs acteurs américains et chinois ont pris des positions sur cette technologie. 2016 a été le point d’inflexion, mais en réalité le sujet de l’intelligence artificielle s’est constitué pendant la Seconde Guerre mondiale, avec Alan Turing (le père de l’informatique, Ndlr) notamment. Mais il est vrai que c’est aujourd’hui que l’on commence à véritablement mesurer le potentiel de l’algorithme.

Et pourtant, on n’en est qu’aux balbutiements…

Oui et non. On voit aujourd’hui de nombreuses applications de pré-intelligence artificielle. Dans un smartphone, plein d’applications intègrent de l’intelligence artificielle (IA). Parmi les exemples les plus connus, il y a Siri, développé par Apple ou les listes de suggestions d’achats d’Amazon. On a des prédictions sur les élections, sur les volumes de ventes de voitures, qui s’appuient sur l’intelligence artificielle. Mais il faut distinguer plusieurs niveaux de sophistication en matière d’IA. Il y a d’abord la reconnaissance des objets et des mots. Ensuite, le raisonnement et la prédiction. Enfin, troisième niveau, la décision. Plusieurs technologies correspondent à ces différents niveaux : le deep learning, pour le premier, le machine reasoning pour le second, et enfin, la machine capable d’écrire son propre code, ce dont nous sommes encore loin. Le deep learning, soit le premier niveau, est en plein développement. On peut comparer cela à un jardin : au moment où vous venez de planter toutes les graines, vous ne voyez pas grand-chose puis, très vite, elles poussent et cela transforme votre jardin. L’intelligence artificielle pourrait connaître de grands progrès dans un futur assez proche.

Profil

– Né le 17 mai 1969

– Après ses études (Ecole centrale, Université Paris Sud XI, MBA Harvard), il entame sa carrière professionnelle comme banquier d’affaires pour la Société générale en 1991.

– De 1997 à 2001, il est vice-président de la société de conseil AT Kearney.

– En 2001, il rejoint Roland Berger. Après avoir été responsable du marché chinois, il devient en 2009 président pour l’Asie et de Roland Berger Strategy Consultants.

– En 2010, il est nommé au comité exécutif.

– En 2014, il est désigné CEO de Roland Berger.

Et votre livre ne manque pas d’exemples. Mais la question du moment, c’est l’impact sur les jobs de demain. Et là, les études vont dans tous les sens.

Il y a différents horizons de temps. Dans le livre, j’évoque un horizon à 10 ans et un autre à 20 ans. Dans les 10 années à venir, le vrai sujet pour les Etats, les gouvernements et les sociétés, c’est la bataille de l’intelligence artificielle. On entre dans une phase proche de celle qu’on a connue en 1995 avec l’arrivée du Web, c’est-à-dire l’arrivée d’une technologie pas encore totalement mûre. En ajoutant à cette technologie des idées de business, on va pouvoir créer de belles start-up. Aujourd’hui, la course est encore totalement ouverte car il n’y a pas, pour reprendre la métaphore du jardin, de baobab qui y fait de l’ombre même si, bien sûr, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon, Ndlr) avancent. Dans le second horizon de temps, à 20 ans, il est certain que de nombreux métiers seront partiellement automatisés et robotisés, et l’intelligence artificielle aura approfondi et accéléré ce mouvement. Roland Berger a réalisé en 2014 une étude au sujet de l’impact de l’automatisation sur le travail. Dans les 20 ans à venir, on s’attend à ce que 40 à 50 % des emplois soient touchés par cette tendance à l’automatisation. Mais si l’on ne s’occupe que de cette question et pas de la bataille de l’intelligence artificielle, on aura perdu deux fois. Ceux qui auront gagné la bataille de l’intelligence artificielle auront de grandes entreprises, des plateformes et des technos avec une valeur économique très importante pour leurs concitoyens, alors que les autres seront à la traîne.

Un élément va transformer radicalement la donne, c’est l’arrivée à terme d’une intelligence artificielle portative.”

L’automatisation de processus par des technologies étrangères détruira malgré tout pas mal de tâches dans nos entreprises et sur notre marché du travail, n’est-ce pas ?

Un élément va transformer radicalement la donne, c’est l’arrivée à terme d’une intelligence artificielle portative. Il est, en effet, probable qu’on ait tous, en 2026, une sorte d’intelligence artificielle portative, c’est-à-dire une intelligence artificielle à portée de main, qui sera toujours avec nous mais dont on ignore encore la forme aujourd’hui. Ces intelligences artificielles pourront communiquer les unes avec les autres, prendront automatiquement des initiatives sans que l’on n’ait rien à faire. C’est potentiellement très disruptif car cela bouleversera la chaîne de valeur d’un certain nombre de secteurs économiques. Par exemple, les plateformes hyper puissantes en libre accès des géants du Net – telles Uber ou Airbnb – pourraient être fragilisées, car les IA portatives pourront nous mettre directement en lien avec les services recherchés sans passer par elles. Mais cela pourrait aussi rebattre les cartes sur le marché du travail. Car chaque travailleur sera augmenté : ces IA portatives offriront à tout le monde la chance d’être créatif, de développer une start-up innovante et de s’appuyer sur cette nouvelle intelligence pour faire quelque chose de différent…

D’où cette thèse sur le revenu universel défendue par des personnes aussi différentes que Bill Gates et Benoît Hamon. C’est inévitable pour vous ?

Le revenu universel n’est pas la bonne bataille aujourd’hui. Il est vu comme une réponse à la menace que la raréfaction du travail fait peser sur la cohésion sociale, une manière d’insérer tous ceux qui ne trouvent plus leur place dans l’activité économique dominée par les machines et l’IA. L’urgence est au contraire d’adapter les travailleurs pour qu’ils restent complémentaires de machines devenues intelligentes. Pour cela, il faut les former. Ne renonçons pas maintenant à ce que chacun puisse vivre de son travail. Concentrons au contraire toutes nos forces à ce que tous les travailleurs trouvent leur place dans l’économie de demain.

Vous dites que l’on se trouve aujourd’hui dans la même situation qu’à la naissance du Web en 1995 et que l’Europe peut encore se lancer dans la bataille de l’IA. Mais la bataille du Web, l’Europe ne l’a déjà pas gagnée…

Non, mais on a quand même gagné celle du téléphone portable.

Certes, mais ce fut une victoire de courte durée.

Cela représentait quand même un marché en milliards d’euros. Entre 1995 et 2005, les champions des télécoms étaient des Européens. Nous avions des champions mondiaux mais ils sont restés dans le hardware alors que la valeur a basculé vers le software.

L’intelligence artificielle va peu à peu rendre moins stratégique l’accumulation de données.”

Sauf qu’à la différence de 1995, les acteurs américains et chinois ont, semble-t-il, déjà pris des positions très fortes dans l’intelligence artificielle. N’est-il pas trop tard ?

Ils ont pris des options fortes, pas des positions fortes ! On parlerait de positions fortes si on avait tous une intelligence artificielle portative, des consolidations d’applications, des interfaces avancées. Ce n’est absolument pas le cas. Les Américains et les Chinois ont pris une option sur la première étape du développement de l’IA, c’est-à-dire la partie analyse de données et le deep learning. Mais pas encore sur l’étape suivante. Les revenus de la plupart des acteurs aujourd’hui sont liés à la publicité, pas à l’intelligence artificielle. Google et Facebook tirent l’essentiel de leur chiffre d’affaires de la publicité et Amazon de l’e-commerce. Quant à Uber, il perd de l’argent. Certes, des groupes d’acteurs ont pris des options, mais la bataille n’est pas encore finie. Avec l’intelligence artificielle, on repart de zéro car il va falloir réinventer un produit sur la partie technique et le proposer au public. Et ce sera comme pour le téléphone : trois ou quatre acteurs vont émerger… mais pas forcément les GAFA. Des milliers de start-up vont transformer notre environnement, la manière dont on achète, on consomme et on voyage. Je pense que ces start-up ne seront pas forcément les acteurs actuels du Web. En effet, ces derniers se basent sur l’Internet que l’on connaît aujourd’hui, des applications et des plateformes propriétaires fermées. Seront-ils capables de basculer ? Rien n’est moins sûr. Ils ont leur historique, des parts de marché et des revenus sécurisés. Se disrupter eux-mêmes ne sera pas aussi simple.

Les GAFA et leurs équivalents chinois (les BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) sont pourtant hyper puissants : ils ont l’argent, la vision et ils sont agiles tout en étant gros.

C’est bien le sujet. Je dis le contraire parce que, d’abord, dans l’histoire de l’humanité, très peu d’entreprises ont dominé le monde de manière très longue. Les seules qui ont dominé le monde de manière durable, ce sont celles qui étaient liées à un gouvernement. N’oublions pas qu’autoriser des monopoles relève de la souveraineté des nations. Aujourd’hui, on nous fait croire que les nouveaux maîtres du monde le seront pour l’éternité. Cela paralyse tout le monde : consommateurs, entreprises ou gouvernements. C’est de la prophétie autoproclamée. Prenez IBM : en 1981, c’était le dieu du stade. Puis Microsoft est arrivé et on ne voyait pas qui allait prendre sa place. Plus tard, avec le téléphone portable, la norme GSM a permis aux opérateurs et à des fabricants comme Nokia de prendre le contrôle du monde et de détrôner Microsoft sur la scène technologique. Puis, un jour, est arrivée la télécommande de notre vie chez Apple, qui renaissait. De même, Google a pris le contrôle du monde alors que Yahoo ! et AOL semblaient indétrônables. Nous sommes tous devenus myopes. Nous sommes paralysés par le fait que nous pensons que le monde est contrôlé par les géants de la Silicon Valley.

L’urgence est d’adapter les travailleurs pour qu’ils restent complémentaires de machines devenues intelligentes.

Vous entrevoyez donc la fin des GAFA ?

Disons plutôt que j’imagine un futur à plusieurs options. C’est mon devoir en tant que stratège d’aider mes clients et les gouvernements à s’affranchir des contraintes physiques qu’ils ont tendance à s’imposer. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas avoir peur des GAFA, mais avoir un peu moins peur. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui, la question à se poser est : ” Comment l’Europe doit-elle s’organiser pour définir des normes et promouvoir l’arrivée d’une IA portative ? “. Mon métier, c’est stratège. Quand on me donne une bataille, c’est pour la gagner. Aucune n’est perdue d’avance, aucun empire n’a tenu à l’infini. L’intelligence artificielle est transformante. Elle va changer notre civilisation, va permettre de nous affranchir des puissances actuelles et de créer de nouveaux champions. Mais je ne pense pas que les humains accepteront la domination de quelques acteurs mondiaux. Ils seront démantelés tout comme l’opérateur américain AT&T a été coupé en quatre morceaux.

Quelles seront les étapes à franchir pour que, dans cette situation, l’Europe joue un rôle de premier ordre dans les développements de l’intelligence artificielle ?

Il faut d’abord accepter qu’on a perdu la bataille d’avant. Je crois qu’il ne faut pas essayer de refaire des géants du Net, des plateformistes. Il faut plutôt décider de quelques technologies, une ou deux dont l’intelligence artificielle, qui doivent être prioritaires. Ensuite, il convient de travailler au niveau des Etats sur l’équivalent d’un DARPA européen, c’est-à-dire un outil de promotion de la recherche sur cette technologie, avec des fonds publics et privés. Un fonds qui pourrait être bonifié par des économies d’impôts. On doit tout faire pour emmener l’argent vers cet objectif tout en se donnant une vision d’avenir de ce que l’on veut faire. Cela doit se passer au niveau de la mise en place d’une norme. Comme pour le téléphone portable. Car je pense que toutes les IA portables vont devoir communiquer entre elles si on ne veut pas des plateformistes. Il faudra donc de nouveaux protocoles. On peut imaginer s’affranchir du Web. Demain, j’imagine qu’on pourra avoir du cloud sur un réseau classique. Pourquoi pas ? On ne se rend pas compte de la disruption qui arrive. On se fourvoie totalement en pensant que l’enjeu réside dans la seule donnée. Cela conduit à abandonner la course, à considérer que la bataille a déjà été gagnée par d’autres, ces géants du Net auxquels nous donnons tant de données. Mais ce n’est pas le cas.

Ce que vous dites est étonnant : l’accès à une masse importante d’informations est le point de départ de toute intelligence artificielle qui apprend grâce à elle et peut, ensuite, analyser ces données pour en dégager des conclusions.

Justement je crois que l’intelligence artificielle va peu à peu rendre moins stratégique l’accumulation de données. Tous les deux ans, on produit autant de données que ce qui a été produit depuis le début de l’humanité. Donc le prochain acteur qui émerge (qui n’est ni GAFA ni BATX), qui se place sur l’appareil ou qui fournit l’IA portative, aura accès, en un an, à un nombre considérable d’informations. Il vous connaîtra personnellement en un mois. En six mois, il connaîtra aussi votre famille et votre environnement. En un an, il en saura encore bien plus. Toutes les années d’avant sont obsolètes. Aujourd’hui, on stocke énormément de choses qui ne servent à rien. Si on stocke des photos de girafes pour apprendre à une machine ce qu’est une girafe, cela a une valeur ajoutée aujourd’hui. Mais demain, cela n’en aura aucune. Quand des machines auront appris et compris ce qu’est une girafe, on n’aura plus besoin de photos de girafes.

A en croire votre livre, vous vous attendez à des coupes claires dans les effectifs des états-majors des entreprises, et notamment parmi ceux qui doivent documenter une décision au prix de longues recherches et d’études. Vous ne seriez pas en train de prédire la mort des consultants… et du cabinet Roland Berger ?

Pas du tout (rires). On n’est pas du tout inquiet pour Roland Berger. Le métier de conseil a des milliers d’années devant lui. Tout le monde a besoin de conseils. Mais l’IA va changer la manière dont on travaille. Le conseil prendra de nouvelles formes et notre valeur ajoutée va se déplacer. Les tâches à faible valeur ajoutée vont disparaître.

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