Paul Vacca
Les GAFA menacent-ils vraiment la diversité culturelle ?
En 2006 – il y a 12 ans, c’est-à-dire une éternité -, Chris Anderson, alors rédacteur en chef du magazine Wired, publiait un ouvrage intitulé “La longue traîne” (The long trail). Il y développait l’idée selon laquelle Internet allait avoir un effet vertueux sur le marché des produits culturels, donnant une chance inespérée jusque-là aux produits qui se vendent en petites quantités, d’exister pleinement.
Les restrictions physiques imposées au circuit traditionnel – la taille des magasins, les limites du stock, etc. – allaient être libérées par la distribution numérique qui, elle, est en mesure de proposer des millions de références. Et cela allait ainsi permettre de se libérer de la dictature des succès et de la nouveauté qui chasse l’autre pour faire vivre une ” traîne infinie ” de produits culturels.
La thèse avait de quoi séduire. Et de fait, elle séduisit d’emblée les tycoons d’Internet, et notamment Netflix, Amazon et Google qui adoptèrent d’emblée ce beau conte d’Anderson : cela les rendait si humains, si vertueux en preux chevaliers de la diversité culturelle.
Sauf que rien ne s’est passé comme prévu. C’est même le contraire qui s’est produit, comme l’a noté, entre autres, Anita Elberse, professeure d’économie à Harvard, dans son ouvrage Blockbusters (Henry Holt), après avoir analysé 10 années du marché du divertissement. Sa conclusion est sans appel : plus que jamais à l’heure d’Internet, c’est la ” tête ” – à savoir les grosses productions – et non ” la traîne ” qui garde le pouvoir. Elle montre, chiffres à l’appui, que la stratégie du blockbuster est la loi d’airain du marché culturel. Encore et toujours plus.
C’est encore le cas aujourd’hui. Cette extension du domaine du winner takes all au marché culturel est particulièrement éloquente avec l’émergence des plateformes de streaming. De fait, Spotify ou Deezer creusent toujours plus l’écart entre les ” gros ” et les ” petits ” artistes. Car ces plateformes, fonctionnant par abonnement, rémunèrent les artistes au prorata de leurs scores d’écoutes, contrairement au marché physique – CD ou vinyle – ou même au téléchargement en ligne comme sur iTunes qui, lui, rémunérait l’artiste à la vente. Or, on s’est rendu compte que la fréquence d’écoute des titres par personne chez les amateurs de musique rap était infiniment supérieure à celle des autres. Certains amateurs de rap peuvent mettre un son en boucle un nombre illimité de fois. Au point que des soupçons de fraude ont même circulé tant les scores étaient impressionnants. Il semblerait plutôt que le flow se prête bien au flux. Effet de ces plateformes : les gros deviennent plus gros et les petits plus petits. La longue traîne en peau de chagrin.
L’erreur a été de penser qu’Internet favorisait naturellement la diversité par le seul fait qu’il permet de présenter une infinité de produits.
Et pourtant, elle n’est pas, semble-t-il, au bout de ses peines. Un autre coup de massue se prépare. Celui de l’intelligence artificielle et des assistants personnels qui, au-delà du secteur culturel, affolent toutes les marques en général. Car si l’assistant personnel devient, comme le prédisent certains, l’interface du nouveau commerce dit intelligent, une polarisation encore plus forte sur les produits leaders est à prévoir. Le passage au vocal, via les enceintes intelligentes, va encore réduire mécaniquement les possibilités de choix par rapport à un écran. Là où Google pouvait proposer sur sa première page une dizaine d’occurrences, votre assistant personnel vous en proposera, au mieux, trois.
Alors faut-il faire le deuil de la ” longue traîne ” ? En tant qu’utopie numérique, oui. L’erreur a été de penser qu’Internet favorisait naturellement la diversité par le seul fait qu’il permet de présenter une infinité de produits. Or, par la désintermédiation, le numérique réduit toujours plus le champ de la prescription. La longue traîne n’est pas une utopie qui nous serait donnée. C’est au contraire une réalité à construire avec l’ensemble des acteurs culturels quel que soit leur secteur. La diversité est vitale à la culture comme la biodiversité l’est à la nature. Paradoxalement, ce qui semblait être un frein à la longue traîne peut en être le vecteur. Et les intermédiaires ne font pas écran à cette diversité, ils peuvent au contraire en être les acteurs. Si tant est que nous-même n’ayons pas tous cédé aux sirènes trompeuses de la désintermédiation.
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