Paul Vacca
“Le charme disruptif de la carte postale”
L’un des intérêts intellectuels que nous offre cette époque d’efferves-cence numérique est de nous permettre de regarder le passé différemment. De relire notamment, à la lumière des innovations présentes, les innovations passées et de (re)découvrir ce qu’elles pouvaient finalement avoir de disruptif. Surtout celles qui ne semblent pas les plus spectaculaires, comme la carte postale, par exemple.
Avec nos yeux de 2019, la carte postale, support classique par excellence, nous apparaît soudain hautement préfiguratrice, en bien des points, de notre ère des réseaux sociaux. En son temps, elle fut clairement disruptive. Pas seulement parce qu’elle apportait du neuf, mais surtout parce qu’elle fut l’objet de discussions et de polémiques sur sa superficialité. A la manière de nos débats actuels sur la nature des réseaux sociaux.
Disruptive, la carte postale le fut aussi comme innovation qui s’imposa très rapidement – contrairement au téléphone, par exemple, qui fut inventé à peu près à la même période mais mit plusieurs décennies à s’imposer véritablement comme moyen de communication. Dès leur apparition en 1869, les premières cartes postales, fournies par le gouvernement aux débuts de l’Empire austro-hongrois dans le but de fluidifier les correspondances commerciales entre les Etats, devinrent un best-seller. Par leur diffusion dans l’Europe entière, elles ampli-fièrent la dyna-mique déjà à l’oeuvre dans les échanges postaux avec des atouts évidents : peu coûteuses, bénéficiant d’une norme et pratiques (prépayées voire parfois préremplies avec un message).
Dès sa naissance, la carte postale prouva également sa vocation à être un outil global en tissant sa toile à l’échelle de la planète préfigurant là aussi la mondialisation du réseau numérique. Aidée par une évolution rapide de ses fonctionnalités comme nos applications d’aujourd’hui : une ergonomie optimale grâce à un verso séparé en deux pour encourager l’utilisateur à être bref et à bien inscrire l’adresse du destinataire dans le cadre adéquat ; et une dimension ludique ou statutaire au recto qui en fait un support idéal à l’ère de l’image avec une illustration ou une photo.
Un vecteur de communication de masse interactif est né, porteur d’un nouveau mode d’expression. Car la carte postale s’inscrit alors en rupture avec la confidentialité qui était jusque-là la règle dans les échanges postaux sous le ” sceau ” du secret – le sceau en cire ou, plus tard, le simple rabat adhésif de l’enveloppe. Elle consacre un nouveau type de relation épistolaire, préfiguration parfaite des réseaux sociaux : à la fois plus ouverte et plus superficielle. Un peu comme le ” like ” de Facebook, la carte postale a vocation à signaler plus qu’à informer. Avec sa phrase proverbiale ” Bons baisers de… ” qui permettait notamment de dire à une personne – avec une économie de moyens normée et sans entrer dans les détails intimes d’une lettre sous enveloppe – que l’on pensait à elle. C’est ce que Roman Jakobson désignera sous la fonction phatique du langage, à savoir un message qui a simplement comme fonction de créer le contact ou de signaler une présence. Avec, à la manière des réseaux sociaux, un espace d’expression personnel par le choix de l’illustration qui se prête autant aux jeux d’esthétisation ou de statut – comme sur Instagram – ou d’humour ou de décalage – comme avec un gif, ces images animées que l’on s’échange sur Internet.
Pas étonnant, donc, que la carte postale soit devenue dans la deuxième moitié du 20e siècle un des symboles clés du tourisme de masse, comme pur signal de géolocalisation avant l’heure. Et tout aussi logique que son utilité s’en trouve aujourd’hui affectée puisqu’il suffit de poster ses photos sur les réseaux sociaux pour signaler à tous sans effort son lieu de vacances.
Or, précisément comme il est devenu tellement commun et impersonnel de communiquer sur les réseaux sociaux, peut-être ne sommes-nous pas à l’abri d’assister à un retour en grâce de la carte postale ? Pas comme support nostalgique, mais comme réinvention, à l’image du vinyle ou de la photo argentique, à la faveur de ce que nous avons appelé l’analogique 2.0. Porté par quelque start-up, la carte postale pourrait alors renouer avec son destin disruptif : incarner dans un univers numérisé et standardisé un outil de communication personnalisé, sensitif et ” expérientiel “.
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