Face à l’explosion de l’intelligence artificielle, la société liégeoise NRB entend se positionner comme un acteur de confiance. Spécialisée dans les services IT, elle investit dans des data centers et son cloud privé pour afficher sa “souveraineté”. Mais comment afficher celle-ci alors que l’IA est majoritairement américaine ou chinoise ? Sa CEO, Laurence Mathieu, nous répond.
ouveraineté, éthique, énergie… L’IA pose autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. Les entreprises belges veulent l’adopter, mais s’interrogent tant sur la manière de l’implémenter que sur ses dangers en matière de protection et confidentialité des données ou sur son impact environnemental. Le groupe informatique NRB, qui compte 3.700 employés, joue la carte de la séduction avec comme argument premier la souveraineté grâce à des data centers européens, notamment. Mais jusqu’où ce modèle peut-il rivaliser avec la puissance des géants étrangers ?
TRENDS-TENDANCES. L’intelligence artificielle suscite beaucoup d’engouement. Pour un groupe comme NRB, ce doit être un moment important, un challenge aussi…
LAURENCE MATHIEU. C’est un moment passionnant, mais surtout un moment où il faut se poser les bonnes questions parce que les décisions que nous prenons aujourd’hui vont façonner le futur. L’arrivée de l’IA peut être comparée à celle des réseaux sociaux ou d’internet : c’est une révolution, pas toujours simple à appréhender, et qui demande du recul. Pour le grand public comme pour les entreprises, il faut une prise de conscience. Chez NRB, nous abordons l’IA comme un outil, pas comme une finalité. La question de départ, c’est toujours “pourquoi ?”. Quelle est la stratégie du client et que veut-on résoudre ? C’est le point de départ de tout projet d’IA. Ensuite, il faut s’assurer que les équipes soient formées et accompagner la gestion du changement.
Concrètement, que propose NRB à ses clients en matière d’intelligence artificielle ?
D’abord, pour nous, dans la mesure où nous ne faisons pas de l’IA pour faire de l’IA, mais pour résoudre une problématique de nos clients, nous considérons qu’il doit s’agir d’une approche transversale. On va donc regarder le contexte du client et, par exemple, voir si le système va être accepté, si les équipes sont formées et si l’on peut accompagner le changement par rapport à ce cas d’usage. On ne regarde pas que le prisme du développement d’un cas d’usage IA. On regarde de manière plus large, ce qui veut dire qu’un cas d’usage doit pouvoir être “industrialisé”, c’est-à-dire devenir un processus de l’entreprise, monitoré en permanence, et sécurisé. Si une chaîne de production dépend d’un cas d’usage IA, il doit fonctionner de manière constante et fiable.
Et puis, nous intervenons de différentes manières selon le niveau d’avancement des clients en matière d’IA. Premièrement, on peut former les employés aux outils existants, comme Copilot, et les aider à les utiliser efficacement. Deuxièmement, on peut entraîner un modèle, de manière souveraine, sur des données spécifiques. Cela peut servir, par exemple, à comparer des dossiers juridiques avec des textes de loi, et à suggérer des synthèses. NRB intervient ici sur toute la chaîne : consulting, analyse, développement. Enfin, troisièmement, on va travailler sur des cas d’usage plus poussés, où le modèle va chercher des données dans les systèmes de l’entreprise et les réinjecter dans ses applications. Cela nécessite une forte structuration de la donnée. Dans les trois cas, nous accompagnons l’entreprise de bout en bout.
“Notre rôle est de maximiser la souveraineté là où c’est possible : par la localisation, par l’opération et par le choix d’acteurs sérieux et de confiance.”
Vous insistez souvent sur la souveraineté de l’IA, et c’est un positionnement sur lequel NRB semble miser. Pourquoi est-ce si central pour NRB ?
Dans le contexte géopolitique actuel, c’est crucial. Certaines données (comme celles d’hôpitaux ou d’assurances, ndlr) ne peuvent absolument pas se retrouver dans le domaine public. Elles doivent rester sécurisées, ne jamais être attaquables, et être exploitées de manière éthique par l’IA. À cela s’ajoute la protection de la propriété intellectuelle. Pour répondre à ces enjeux, nous misons sur des solutions souveraines. Ainsi, nous avons développé SophIA, notre propre plateforme, une sorte de GPT interne. Les données n’en sortent jamais, elles ne quittent pas nos data centers et restent entre les mains de nos équipes localisées en Belgique.
Mais la souveraineté, dans le contexte de l’IA, reste un concept un peu particulier quand on sait que la plupart des modèles sont américains, ou parfois chinois. Vous ne développez pas vos modèles…
Non. Comme les centres de recherche universitaires, nous n’entraînons pas de modèles de base, car cela demande des milliards d’investissement. Nous utilisons des modèles existants, mais en les hébergeant et en les exploitant sur notre propre infrastructure. La souveraineté, c’est une question de curseur. Nous serons toujours dépendants de l’étranger pour certaines briques, mais notre rôle est de maximiser la souveraineté là où c’est possible : par la localisation, par l’opération et par le choix d’acteurs sérieux et de confiance.
Comment garantissez-vous concrètement cette souveraineté ?
D’abord, par la localisation : si les données restent dans nos data centers, elles ne sortent pas. Elles sont sécurisées et encryptées. Même si le modèle a été entraîné aux États-Unis, les données de nos clients, elles, restent ici. Ensuite, par la gouvernance : NRB est une société belge, à l’actionnariat semi-public. Si quelqu’un nous demandait d’accéder à nos données, il n’y aurait pas de passe-droit. Enfin, par l’éthique : nous respectons l’AI Act, qui identifie les risques selon les cas d’usage. Nous avons mis en place un manifeste interne, des formations et des contrôles. Oui, cela a un coût, mais comme dans l’industrie, il faut accepter des contrôles de qualité si l’on veut de l’IA responsable.
L’AI Act, justement, est-il un frein ou un avantage pour vous ?
Il y a deux facettes. Oui, cela nous impose des contraintes : on ne peut pas faire n’importe quoi. Mais c’est aussi un moyen de nous démarquer. C’est une manière de dire que nous faisons travailler nos entreprises et nos sociétés IT européennes de manière responsable, en ligne avec nos valeurs démocratiques : respect de la propriété intellectuelle, non-discrimination, éthique. Pour moi, ce n’est pas un frein économique tant que les clients et les citoyens comprennent que cela a de la valeur et les protège.
Votre souhait de miser sur des services d’IA souveraine suppose aussi des investissements lourds pour NRB…
Nous avions déjà plusieurs data centers que nous consolidons car on sent que c’est une demande de plus en plus grande du marché, probablement pour des raisons géopolitiques. Certains craignent de placer des données à des endroits où l’accès pourrait leur être coupé. Donc, nous investissons fortement sur notre site de Herstal, à Villers-le-Bouillet, et nous avons ouvert un nouveau centre à Muizen. Nous modernisons aussi notre cloud privé souverain. Et puis, il y a SophIA, qui a nécessité l’achat de GPU puissants. La technologie évolue tellement vite que nous sortons de nouvelles versions tous les ans, voire plusieurs fois par an. Ces investissements sont stratégiques pour pouvoir suivre.
Privilégiez-vous les solutions européennes, par exemple avec Mistral, côté logiciels ?
Nous essayons, mais en restant pragmatiques. Tout dépend du use case et des besoins des clients. De plus en plus, nous allons vers l’open source sur certaines couches d’infrastructure, comme la virtualisation. C’est une question de robustesse et de résilience: éviter d’être dépendants de fournisseurs en position de monopole qui peuvent imposer des hausses de prix inconsidérées, par exemple. L’important est de trouver le bon équilibre entre indépendance et qualité. C’est aussi cela la souveraineté : ne pas être dépendant d’un monopole et être capable de maîtriser la chaîne.

“Comme dans l’industrie, il faut accepter des contrôles de qualité si l’on veut de l’IA responsable.”
L’IA n’est pas réputée écologique. Comment abordez-vous la durabilité ?
Il faut d’abord se demander si l’IA est vraiment nécessaire. Parfois, on peut répondre à la demande autrement. Ensuite, nous travaillons depuis des années sur notre empreinte : flotte électrifiée, panneaux solaires, éoliennes, énergie verte. En 2024, rien que sur notre site de Herstal, nous avons produit l’équivalent énergétique de 362 allers-retours Bruxelles – New York. Mais même au-delà de la question de l’énergie verte, il faut prendre conscience de la limite de la ressource énergétique. Si on voulait tout traiter par l’IA, même au niveau mondial, ce ne serait pas possible. Il faut donc un usage pragmatique et raisonné.
Aujourd’hui, où en sont vos clients en matière d’IA ?
Beaucoup sont encore dans l’adoption, mais cela évolue. Nous faisons beaucoup d’accompagnement et d’analyse de cas d’usage. Sur le marché de la data et de l’IA, nous prévoyons des croissances de 16 à 18% par an. Cela signifie pour nous un besoin accru en talents : développeurs, consultants, analystes. Nous recrutons activement.
Mais ces talents sont rares…
C’est vrai, surtout les profils seniors. Nous avons pas mal de positions ouvertes. Pour des postes juniors, nous avons reçu récemment 150 candidatures pour trois places, mais les profils expérimentés sont plus difficiles à trouver. D’où notre volonté de bâtir des ponts avec l’écosystème : start-up, universités, projets éducatifs. Nous avons lancé une chaire IA avec l’Université de Liège, pour croiser recherche et monde de l’entreprise. Et nous participons à des initiatives pour former des jeunes de 12 à 18 ans aux technologies, afin de susciter des vocations.
Sentez-vous une concurrence des start-up, peut-être plus sexy, qui attirent les jeunes talents ?
Oui, certains jeunes sont attirés par les start-up. Mais une grande structure comme NRB offre autre chose : la stabilité, la diversité des métiers IT, la possibilité d’évoluer et de se former en interne. Nous sommes labellisés Top Employer, et c’est important pour les jeunes.
Vous parlez régulièrement d’écosystème. Vous vous êtes récemment associé au jeune spécialiste AI5, une petite structure innovante, et vous vous rapprochez des universités. Est-ce parce que c’est difficile pour une grande structure d’innover en matière d’IA ?
AI5 est très innovante, mais c’est surtout parce qu’à deux, on va plus loin, plus vite. AI5 développe des cas d’usage, et nous pouvons les industrialiser. Il y a une belle complémentarité entre nous, et une proximité dans les valeurs. C’est la même logique qui nous pousse à envisager d’autres partenariats sectoriels.
Pour conclure, on dit parfois que “l’IA, c’est un ultra-trail au rythme d’un sprint”. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, l’IA est un chemin, et le chemin compte autant que la destination. Oui, certains pays sont plus avancés, mais l’essentiel est de faire les bonnes étapes : pourquoi je fais de l’IA ? Comment je la sécurise ? Où sont mes données ? On peut avancer à un rythme soutenu, mais il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Je préfère dire que l’IA est un outil, un miroir. C’est ce que nous en ferons, en tant que personnes, entreprises et société, qui déterminera si nous avancerons de manière structurée et responsable.
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