La blockchain peut-elle changer votre entreprise?

© Getty Images
François Remy Journaliste

La deuxième édition de la Brussels Blockchain Week vient de démarrer. On en profite pour faire le point sur cette “vieille” technologie à l’intérêt encore trop mésestimé.

‘The trust machine”. C’est en ces termes élogieux que le très sérieux hebdo The Economist promouvait une technologie émergente en passe, ni plus ni moins, de transformer l’économie mondiale. “La blockchain permet à des personnes qui ne se font pas particulièrement confiance de collaborer sans avoir à passer par une autorité centrale neutre. En termes simples, c’est une machine à créer la confiance”, insistait le titre économique en couverture de son édition de novembre… 2015.

La presse succombait-elle aux charmes d’une base de données sophistiquée? Plutôt à un registre public partagé et fiable que tout le monde peut inspecter mais qu’aucun utilisateur ne contrôle. Un maillage d’informations que les participants tiennent collectivement à jour et qui ne peut être modifié que selon des règles strictes et, surtout, d’un commun accord. L’outil principal? Le brouillage mathématique. Fruit inattendu de la cryptographie (la science pour garder une information secrète), il sert ici à détecter toute tentative de falsification de l’historique des données.

C’est un processus apparemment banal mais qui a le potentiel de transformer la façon dont les gens et les entreprises coopèrent.” THE ECONOMIST

“La notion de registres publics partagés peut ne pas sembler révolutionnaire ou sexy. La comptabilité en partie double ou les sociétés par actions non plus. Pourtant, comme elles, la blockchain est un processus apparemment banal qui a le potentiel de transformer la façon dont les gens et les entreprises coopèrent”, ponctuait The Economist, assurant que cette véritable innovation promettait bien plus encore. D’autres prestigieuses publications lui emboîtèrent le pas, le magazine Fortune déclarant même à l’époque un état de “blockchain-mania” à l’échelle planétaire.

Entre espoir et hype

Depuis, malgré cette prophétie médiatique, la blockchain navigue pourtant encore quelque part entre espoir industriel et ramdam des cabinets de consultance, projets pilotes d’envergure limitée et effets d’annonce de divers lobbies. Et si tout le monde parle de cette fameuse chaîne de blocs, le pouvoir qu’on confère à ce protocole informatique oscille entre inutilité et miracle. Certains convaincus lui prêteraient la capacité d’éradiquer la contrefaçon, d’universaliser l’accès aux soins de santé, de dératiser la finance internationale. D’autres commentateurs, moins enthousiastes, y voient une incroyable solution pour ne résoudre aucun problème. Bref, la révolution informatique gronde mais peine à éclater.

Des cas d’usage concrets se sont pourtant déjà multipliés. Des géants de l’automobile comme VW et de la téléphonie comme Deutsche Telekom, mais aussi des poids lourds de l’énergie, de la mobilité, de l’assurance, ou de la Bourse, ont intégré des projets blockchains dans leurs activités. Même la Russie, frustrée par l’hégémonie des Américains sur le web, a donné pour mission à ses espions de “mettre la main sur la blockchain”.

Mais ces frémissements paraissent bien timides, surtout si on se souvient que ce concept de chaîne de blocs est apparu dans la littérature scientifique il y a plus de 30 ans. Au siècle passé, pour certifier la création d’un fichier et garder une trace des modifications, deux cryptographes américains, Stuart Haber et W. Scott Stornetta (alias “les pères de la blockchain”) expliquaient en effet déjà comment opérer grâce à une “chaîne d’horodatages” (dispositif qui consiste à lier une date et une heure à un évènement, à une information ou à une donnée informatique), tout en maintenant une totale confidentialité. “La perspective d’un monde dans lequel tous les documents texte, audio, image et vidéo sont sous forme numérique sur des supports facilement modifiables soulève la question de savoir comment certifier quand un document a été créé ou modifié pour la dernière fois”, écrivaient-ils dans le Journal of Cryptology en 1991.

Pionnier belge

Pour l’anecdote historique, on précisera que la première expérimentation pratique au monde d’une blockchain publique sur base des recherches de Haber et Stornetta se déroula en 1996… en Belgique. Eh oui, l’un des premiers à implémenter cette technologie de façon opérationnelle était un Belge, le professeur émérite en cryptographie de l’UCLouvain, Jean-Jacques Quisquater…

Ce dernier a joué un rôle d’importance dans le développement de la technologie et de l’avènement de “l’argent numérique”. Dans les années 1990, le gouvernement néerlandais avait confié à un cryptographe l’élaboration du Digicash, une monnaie digitale destinée à faciliter et anonymiser les petits payements et qui reposait sur un système de cartes à puce. Une puce Philips, plus précisément, qui avait été imaginée au Philips Lab de Bruxelles, et programmée à l’époque par un certain Jean-Jacques Quisquater. En parallèle, l’homme planchait sur un système d’horodatage et de blockchain primitive avec des notaires bruxellois. La fermeture du laboratoire de Philips entraîna malheureusement l’arrêt du projet.

JEAN-JACQUES QUISQUATER Le professeur émérite en cryptographie de l’UCLouvain fut l’un des premiers à implémenter cette technologie de façon opérationnelle. C’était en 1996.
JEAN-JACQUES QUISQUATER, l’un des premiers à implémenter cette technologie de façon opérationnelle. © Wiki Commons

Quelques années plus tard, l’organisme gouvernemental belge de la politique scientifique, Belspo, relançait les recherches dans le cadre du projet baptisé Timesec. Conjointement menés par la KU Leuven et l’UCLouvain, ces travaux permirent pour la première fois au monde d’expérimenter de façon pratique la blockchain et de standardiser très tôt le concept. Ce qui valut à Jean-Jacques Quisquater d’être cité en deuxième référence dans le white paper (le vade-mecum) de l’inventeur du bitcoin, Satoshi Nakamoto.

Auditionné en comité scientifique du Parlement fédéral dans le cadre des travaux sur les cryptomonnaies, le professeur Quisquater avait reconnu les innovations de la blockchain bitcoin mais n’encourageait pas son utilisation directe, jugée trop énergivore. Appelant à la sobriété numérique, il encourageait à se servir du bitcoin comme modèle pour une meilleure solution, plus sobre mais tout aussi sécurisée, transparente et publique.

Version high-tech d’Excel?

Plongeons maintenant dans le cœur du sujet. Et posons la question toute simple: techniquement, qu’est-ce que la blockchain? Une précision, d’emblée. On parle de “la” blockchain mais c’est à tort. A l’heure actuelle, existent d’innombrables blockchains, présentant des spécificités très contrastées. S’il fallait rassembler toutes ces plateformes informatiques sous une seule définition grossière, la blockchain serait donc une technologie de stockage et de transmission d’information.

Se précipiter dans les déploiements de blockchain pourrait confronter les entreprises à des problèmes importants d’innovation ratée.” CABINET D’ÉTUDES GARTNER

“Vous connaissez peut-être les feuilles de calcul ou les bases de données. Une blockchain est quelque peu similaire. Mais la principale différence entre tableur traditionnel et blockchain réside dans la manière dont les données sont structurées et accessibles”, illustre le chroniqueur financier Adam Hayes pour le site spécialisé Investopedia. La blockchain collecte les informations de transaction et les saisit dans un bloc, comme une cellule dans une feuille de calcul contenant des informations. Une fois que ce bloc est plein, les informations sont traitées par un algorithme de cryptage qui crée un nombre appelé le hachage. Ce hachage est ensuite introduit dans l’en-tête du bloc suivant lui-même chiffré avec d’autres informations. Cela crée une série de blocs qui sont mathématiquement enchaînés.

L’avantage offert par la blockchain est qu’on distribue l’historique des enregistrements de données aux membres du réseau, qui participent à cette blockchain en mettant notamment à jour leurs copies indépendantes de l’historique. Ainsi, aucune personne, aucune autorité ni petit groupe de participants ne peut manipuler les données, car il faudrait alors les manipuler dans toutes les copies.

Ces réseaux blockchains peuvent être publics comme le célèbre Bitcoin, permettant à n’importe qui d’y accéder, de l’utiliser et de le gérer. Mais les blockchains peuvent également être privées, ce qui signifie qu’une organisation les contrôle et accorde des permissions d’accès, d’utilisation ou de validation des données.

Pas de miracle

Avant cette blockchain, jamais nos techniques informatiques n’avaient réussi à créer une enveloppe de contenu qui ne puisse être manipulée, et des historiques de transactions ou d’enregistrements numériques inaltérables, résistants à la censure. Une avancée qui promet un changement profond dans l’économie numérique. Certes, les utilisations pratiques à grande échelle se font rares sur le terrain. Sans oublier le paradoxe de la “coopétition”: peu d’entreprises ont l’envie de mener le développement d’une solution qui pourrait profiter à l’industrie tout entière. Mais aux quatre coins de la planète, des dizaines de milliers de développeurs pros ou bénévoles s’ingénient à bâtir des applications concrètes en réponse à des enjeux pointus.

Encore faut-il aussi pourfendre les indécrottables fausses idées sur les vertus de cette technologie qui persistent dans d’honorables entreprises. Non, la blockchain n’est pas gage d’authenticité. Les mécanismes de sécurité permettent de vérifier si un historique n’a pas été altéré mais pas forcément si les enregistrements dans cet historique sont authentiques. Ce que les anglophones résument prosaïquement en “Crap in, crap out”. “Bouse dedans, bouse dehors”).

Non, la blockchain ne supprime pas forcément les intermédiaires. Créer de la confiance sans recourir à une autorité centrale n’est pas synonyme de “désintermédiation”. La blockchain n’a pas éliminé la nécessité d’un garant, mais plutôt modifié ou déplacé ce besoin de confiance.

Disruption cachée?

La blockchain n’est donc pas un miracle technologique, plutôt une pierre à un édifice qui demande d’autres efforts et investissements. Difficile à apprivoiser, elle ne parviendrait d’ailleurs tout simplement pas à concurrencer d’autres technologies existantes. Certains projets butent ainsi sur un obstacle classique: l’absence de dématérialisation suffisante des processus métiers. Lorsque ces processus sont encore en papier, la première étape est évidemment de les numériser avant de penser “blockchain”. Tout en sachant que rien n’empêche de se servir de la blockchain pour enclencher cette numérisation…

Mais les avancées de ces dernières années ont déjà facilité la vie des entreprises. Jusqu’il y a peu, la blockchain clé en main n’existait pas. Des géants informatiques comme IBM ou Oracle proposaient bien des solutions mais celles-ci ne s’adaptaient qu’à des situations industrielles bien spécifiques, avec une certaine taille critique. Depuis, la technologie décentralisée a évolué et s’est davantage adaptée à notre économie. Désormais, même un mastodonte comme Amazon permet à n’importe quelle entreprise de mettre en place et gérer “facilement” Ethereum, la principale blockchain rivale du Bitcoin.

Cela concrétise les atouts de la blockchain même pour les PME. Du moins si celles-ci en comprennent les promesses et les limites. A cette fin, une sorte d’audit stratégique s’impose à chaque structure candidate à un projet de “blockchainisation”. La démarche est-elle motivée par un réel besoin ou seulement par du marketing pour “faire innovant”? La tech fait-elle partie de l’ADN de l’entreprise? Existent-ils déjà des talents en interne pour mener à bien ce projet ou faudra-t-il engager voire outsourcer? Et par où commencer une expérimentation pratique?

Cette dernière question est moins anodine qu’il n’y paraît. Vu de l’extérieur, l’efficacité de la blockchain demeure parfois difficile à mesurer. Tous les projets et progrès ne remontent pas jusqu’au public, et nombre de solutions blockchains soutiennent des processus métiers et autres workflows jugés banals.

Réinvention du business model

Serait-ce le propre des technologies disruptives, qui se développent lentement puis semblent du jour au lendemain être devenues omniprésentes? Les cas d’usage étant discrètement disséminés dans le tissu économique, isolés sans être interopérables, laissant cette impression d’inertie jusqu’à la disruption soudaine.

L’adoption de la chaîne de blocs souffre manifestement encore d’un maillon faible. Il faut dire que nombre de responsables IT demeurent insensibles à ses charmes. Selon diverses études, peu se sont déjà investis dans des applications pour leur entreprise tandis qu’un pourcentage à peine plus grand l’expérimente ou compte le faire dans un futur proche. “Se précipiter dans les déploiements pourrait confronter les entreprises à des problèmes importants d’innovation ratée, d’investissement gaspillé, de décisions imprudentes et même de rejet d’une technologie révolutionnaire”, fait remarquer la société de business intelligence Gartner.

D’ailleurs, si nombre d’organisations ne s’intéressent pas (encore) à ladite technologie, les quelques directeurs informatiques planchant sur des initiatives de blockchain mesurent dès à présent toute la réorganisation qu’elle impose. Cette technologie exige en effet les compétences les plus récentes dans le secteur techno et soulève un singulier problème de force de travail.

“Le défi ne consiste pas seulement à trouver et retenir des ingénieurs qualifiés, mais à en trouver suffisamment pour assurer la croissance des ressources à mesure que les applications de la chaîne de blocs se développent”, précise-t-on chez Gartner.

Sans oublier que la blockchain exige un nouveau cadre de connaissances, de pratiques et une révision des fondamentaux de l’entreprise. Et ce, à tous les niveaux: légaux, commerciaux, de sécurité ou encore de gouvernance.

Quand on pense que des entreprises parviennent laborieusement à trouver leur équilibre dans l’univers du commerce en ligne et des réseaux sociaux, l’intégration de la blockchain risque de les occuper et même de les préoccuper. Au point de devoir encore réinventer leur modèle d’affaires…

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