Jeux vidéos: la Wallonie est-elle dans le “game”?

"NANOTALE" est le nouveau projet du studio montois Fishing Cactus, qui a renoué avec ses meilleures années. © PG
Gilles Quoistiaux Journaliste Trends-Tendances

Le confinement a dopé l’industrie mondiale du jeu vidéo. En Wallonie, l’écosystème se structure autour du nouveau label GameMax. Le secteur grandit, mais il manque d’une grosse locomotive.

La consommation de jeu vidéo a été dopée par la pandémie mondiale. A la recherche d’évasion ludique, la population confinée s’est ruée vers les consoles, les smartphones et les ordinateurs. Une étude du cabinet NPD datant du 30 novembre dernier a démontré que le temps passé par les Américains devant les jeux vidéos a augmenté de 26% durant les six premiers mois de la crise sanitaire. A cette occasion, ils se sont lâchés et ont augmenté leurs dépenses vidéo-ludiques de 33%. Certains jeux comme le tout mignon Animal Crossing (31 millions de ventes dans le monde en moins de 10 mois) ont littéralement cartonné. D’après une étude de IDC, l’industrie mondiale du jeu vidéo a généré en 2020 près de 180 milliards de dollars de revenus. C’est une augmentation de 20% par rapport à 2019.

Ce qui manquait, c’était une concentration des acteurs, un guichet unique.”

Savine Moucheron (Technocité)

Au niveau global, le jeu vidéo est tout simplement la première industrie créative en termes de chiffre d’affaires, devant le cinéma et la musique. En Belgique, singulièrement du côté francophone, l’écosystème est encore balbutiant. La semaine dernière, il se réunissait à l’occasion de la première GameWeek, avec pour ambition de fédérer les énergies autour du jeu vidéo. Le secteur compte une bonne centaine d’entreprises qui emploient actuellement 1.100 personnes en Belgique, ce qui est peu par rapport au potentiel de cette industrie florissante et en pleine croissance.

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Nombre de sociétés wallonnes présentes dans le secteur du jeu vidéo. Bruxelles en compte 13 et la Flandre… 82.

La semaine du gaming est la première initiative du tout frais label GameMax. Ce consortium rassemble une série d’acteurs hainuyers qui ont pour point commun de graviter autour du parc scientifique montois Initialis: l’association Walga (Wallonia Games Association), le studio Fishing Cactus, le centre de formation Technocité, le Museum Lab et la plateforme d’innovation Le Click. “Ce qui manquait, c’était une concentration des acteurs du gaming, un guichet unique où on peut s’adresser pour obtenir toutes les informations en matière de formation, de coaching, de création d’entreprise, etc., expose Savine Moucheron, business developper au centre de formation Technocité. L’idée est de structurer le secteur et d’offrir des opportunités aux porteurs de projets, en les mettant notamment en contact avec des investisseurs.”

“FAERIA” Développé par le studio liégeois Abrakam, ce jeu a connu une belle réussite… qui n’a pas été convertie en termes de revenus.© PG

Positionnement incertain

Un des grands défis de GameMax est de parvenir à capter les jeunes diplômés, qui ne restent malheureusement pas longtemps en Belgique. D’après les chiffres compilés par Jean Gréban (Walga), une bonne centaine de personnes sortent chaque année des filières spécialisées en jeux vidéos organisées par l’enseignement supérieur francophone. Un contingent significatif provient de la Haute Ecole namuroise Albert Jacquard, qui organise une formation réputée en la matière. Problème: d’après les estimations du label GameMax, 95% des diplômés en fédération Wallonie-Bruxelles partent à l’étranger. Ils rejoignent notamment la France, le Canada et les Etats-Unis, autant de pays où les opportunités sont plus nombreuses et où l’on retrouve des géants du jeu vidéo. “Nos écoles forment des profils qualifiés, qui s’expatrient. C’est une perte sèche pour la Wallonie. Il faut trouver une solution pour développer l’industrie localement”, souligne Jean Gréban, qui fait du lobbying en ce sens auprès des décideurs politiques.

Avec son association, il tente aussi d’épauler de jeunes développeurs qui veulent se lancer dans l’aventure de la création d’un jeu vidéo. “Nous avons accompagné 17 équipes. Une seule a réussi à trouver un financement”, regrette Jean Gréban. Les montants pour créer un prototype de jeu à présenter aux éditeurs ne semblent pourtant pas démentiels. D’après Jean Gréban, il faut compter aux alentours de 50.000 euros pour cette première étape essentielle. Pourquoi les développeurs ne trouvent-ils pas ces fonds d’amorçage? Une des difficultés serait liée au positionnement encore incertain du jeu vidéo sur l’échiquier du financement public et privé. Les invests publics seraient un peu frileux sur un sujet qu’ils ne maîtrisent pas: “Le fonds W.IN.G n’a encore financé aucun projet dans ce domaine, observe Jean Gréban. Les jeux vidéos sont rangés dans le secteur créatif, et doivent donc s’adresser à Wallimage”. Quant aux fonds d’investissement privés en Belgique, aucun n’affiche une réelle spécialisation dans les jeux vidéos. Or, le secteur a quelques spécificités, qui peuvent effrayer les investisseurs.

Nos écoles forment des profils qualifiés, qui s’expatrient. C’est une perte sèche pour la Wallonie.”

Jean Gréban (Wallonia Games Association)

Un jeu vidéo demande un temps de développement long, qui se compte en années pour les projets d’une certaine envergure. Pour l’équipe qui travaille dessus, ça passe ou ça casse. Soit le succès est au rendez-vous, soit c’est l’échec commercial. Toute l’énergie est généralement dépensée dans un jeu unique, a fortiori si c’est le premier développé par le studio concerné. Par ailleurs, la création fonctionne par projets successifs, qui peuvent avoir des fortunes diverses. Dans ces conditions, difficile pour un investisseur d’imaginer une récurrence des revenus sur de nombreuses années.

A l’étranger, des fonds spécialisés se sont créés: afin de répartir le risque, ils investissent dans de nombreux projets en parallèle, sachant que seuls quelques-uns décrocheront la timbale. En Belgique, aucun fonds de ce type n’a émergé. Le studio montois Fishing Cactus s’est ainsi tourné vers Altered Ventures, un fonds américano-mexicain, pour trouver une partie de son financement. En parallèle, Fishing Cactus, qui sort de quelques années difficiles, a levé 300.000 euros auprès de Wallimage.

Miser sur la propriété intellectuelle

Créé en 2008, Fishing Cactus est une des grandes promesses du jeu vidéo en Wallonie. Après un bon départ, l’entreprise a rencontré quelques embûches, comme le reconnaît de manière très transparente son patron Bruno Urbain. Pendant quelques années, le studio s’est focalisé sur la livraison de jeux sur commande de clients, plutôt que de développer ses propres jeux. Cette stratégie l’a mené à une impasse: “Nous avons pris un risque créatif en ne produisant plus nos propres jeux. Ce risque créatif est ensuite devenu un risque financier. Nous avons parfois mal géré les cahiers des charges. Et les clients n’avaient pas toujours la même vision que nous”, dévoile Bruno Urbain.

Depuis quelques années, Fishing Cactus a opéré un virage stratégique important. L’entreprise privilégie désormais les créations maison, comme Epistory, sorti en 2016. Le jeu totalise 345.000 joueurs sur la plateforme Steam. “Pas mal pour un projet à 400.000 euros!”, sourit Bruno Urbain. La création en interne permet de miser sur le développement de la propriété intellectuelle autour de ces jeux inédits. C’est une stratégie à plus long terme, qui semble porter ses fruits. Pas moins de 60% des revenus du studio sont aujourd’hui assurés par ses créations originales. Et le chiffre d’affaires de Fishing Cactus a renoué avec ses meilleures années. “On est à 2,2 millions d’euros pour 2020. C’est un résultat très positif, nous sommes en croissance depuis deux ans”, se réjouit Bruno Urbain. L’équipe compte 25 collaborateurs et planche sur deux projets en parallèle: Nanotale et un jeu en réalité virtuelle.

Alors que Fishing Cactus semble reparti sur de bonnes bases, un autre jeune studio amorce lui aussi une nouvelle page de son histoire. Le liégeois Abrakam, qui emploie une quinzaine de personnes, se relance après une faillite prononcée en 2019. “C’est très dur d’émerger dans ce secteur très concurrentiel au niveau international. Mais il faut pouvoir se planter, apprendre de ses échecs et profiter de l’expérience acquise pour redémarrer sur de meilleures bases”, témoigne Jean-Michel Vilain, CEO d’Abrakam.

Le jeune studio a été soutenu à l’origine par The Faktory, auprès duquel il a levé un million d’euros. Abrakam a développé un premier jeu, Faeria, qui a connu une belle réussite. Plus d’un million de comptes ont été ouverts sur ce jeu de cartes en ligne inspiré de Magic: The Gathering, proposé en free to play (gratuit). Problème: ce succès en nombre d’utilisateurs n’a pas été converti en termes de revenus. “Les techniques de rétention et de monétisation des joueurs, c’est très complexe. Cela demande une expertise en matière de data mining (exploitation des données) que seuls les Gafa parviennent à maîtriser”, évoque Jean-Michel Vilain.

D’ici trois ans, j’espère que nous pourrons voir doubler l’emploi dans le secteur.”

Bruno Urbain, CEO de Fishing Cactus

Pour son prochain opus, Abrakam reste dans le même univers mais mise sur une formule solo plutôt que multijoueurs, ce qui devrait simplifier le développement et la maintenance du jeu. Par ailleurs, le studio abandonne le free to play au profit du jeu payant. “Nous voulons nous spécialiser dans un certain type de jeu, en l’occurrence le jeu de cartes stratégique. Notre business model est de capitaliser sur la propriété intellectuelle de nos créations et sur notre équipe”, pointe Jean-Michel Vilain. Le CEO espère doubler son chiffre d’affaires (entre 1 et 2 millions d’euros aujourd’hui) et passer d’ici 2022 à une équipe de 25 à 30 personnes, capables de développer deux jeux en parallèle.

Un “tax-shelter” pour booster le secteur?

Les entreprises wallonnes actives dans le jeu vidéo sont encore peu nombreuses. Le pionnier Fishing Cactus n’a pas réussi à entraîner dans son sillage beaucoup de nouvelles initiatives. D’après les chiffres de Walga, 19 sociétés wallonnes sont présentes dans le secteur. Bruxelles en compte 13 et la Flandre se détache nettement avec 82 entreprises. Surtout, la Wallonie peine encore à identifier une locomotive comparable aux studios gantois Larian, qui ont développé la saga Divinity et Baldur’s Gate 3. Le studio, qui a essaimé à l’étranger, notamment à Dublin, n’est plus à 100% belge mais emploie plusieurs centaines de personnes, ce qui en fait de loin la plus belle réussite locale. Côté francophone, la jeune pousse la plus structurée est Appeal, qui a dépassé les 50 collaborateurs en deux ans. Le studio carolo développe actuellement un très gros projet confidentiel et n’a malheureusement pas souhaité répondre à nos questions.

Le secteur est donc encore jeune et peu mature. Mais Bruno Urbain est optimiste pour les prochaines années: “Il y a une expansion possible du jeu vidéo en Wallonie et en Belgique, assure le CEO de Fishing Cactus. D’ici trois ans, j’espère que nous pourrons voir doubler l’emploi dans le secteur”. Pour y parvenir, toutes les personnes contactées dans le cadre de ce dossier ont mis en avant une mesure phare: le tax shelter. L’idée est de transposer aux jeux vidéos cette mesure fiscale qui a rencontré un beau succès et généré de nouveaux investissements dans l’industrie du cinéma en Belgique. Un texte est en discussion au Parlement fédéral. Les représentants du secteur espèrent qu’il pourra prochainement aboutir.

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