Alternative open source au réseau social X d’Elon Musk, l’initiative européenne Mastodon reste très peu connue. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs loin d’être un mastodonte de la tech, même si la firme atypique compte parmi les initiatives soutenues par l’Europe. Interview.
Alors que les plateformes de réseaux sociaux comme Twitter (devenu X), Instagram ou Facebook cristallisent les critiques, un réseau social européen essaie d’éclore. Son nom ? Mastodon. Lancé en 2016 par un développeur allemand, ce réseau social défend une autre vision que celle de Twitter : décentralisée, libre, éthique et gratuite.
À l’occasion du Forum NGI (Next Generation Internet) 2025 organisé par la Commission européenne pour défendre un internet européen et plus ouvert, nous avons rencontré Renaud Chaput, chief technical officer de Mastodon, un Petit Poucet des réseaux qui joue la carte de la différence plus que du nombre…
TRENDS-TENDANCES. Pour ceux qui ne connaissent pas bien, qu’est-ce que Mastodon et quelles sont ses particularités ?
RENAUD CHAPUT. Mastodon est une alternative à ce qu’était Twitter, donc un réseau de messages courts, principalement textuels. C’est un type de réseau social, ce n’est pas une alternative à tous les réseaux, mais à Twitter (devenu X, ndlr). Surtout, Mastodon s’intègre dans un écosystème plus large, que l’on appelle le “Fediverse”, un ensemble de réseaux sociaux interopérables. N’importe qui peut créer un serveur Mastodon ou utiliser celui que nous opérons nous-mêmes. C’est comme les e-mails : vous pouvez écrire de Gmail à Hotmail, et ça fonctionne. On fait pareil pour les réseaux sociaux.
Cette approche est spécifique. Mastodon s’adresse-t-il au grand public ou plutôt à une cible un peu plus geek ?
Mastodon a été développé par Eugen (Rochko, ndlr), qui trouvait intéressant de développer une alternative open source à Twitter. Et très tôt, Mastodon a été adopté par des communautés marginalisées ou persécutées sur Twitter. Les communautés LGBT ou militantes ont ainsi influencé en profondeur notre culture et les choix techniques, en ajoutant des moyens de limiter les impacts négatifs de ces réseaux.
Cela signifie que les algorithmes sont adaptés pour tenir compte justement des minorités ?
Il n’y a pas d’algorithmes qui poussent du contenu. La timeline est strictement chronologique. Il n’y a pas de choix de mettre un certain contenu en avant. Il existe des recommandations d’amis ou d’amis de vos amis, pour les suivre, mais c’est tout. Et surtout, comme le réseau est décentralisé, aucun administrateur ne peut imposer un contenu à tout le monde. Si une instance ne vous plaît plus, vous pouvez partir, emporter vos contacts, et vous installer ailleurs. On casse la logique de verrouillage des plateformes et de la prison qu’elles représentent.
Mastodon a pas mal évolué et pas mal grandi…
Oui, merci Elon Musk. Chaque fois qu’il fait n’importe quoi, les gens veulent quitter X. Quand Musk prend une décision controversée, des gens cherchent une alternative. Ainsi, quand il a racheté Twitter, le réseau est passé de 80.000 comptes actifs à 120.000 en une semaine. En novembre 2022, on a enregistré un pic de… 4 millions d’inscriptions en une semaine. Les serveurs ne tenaient pas. Cela a d’ailleurs terni notre image : trop compliqué, trop instable. Surtout que comme nous sommes un logiciel open source, nous n’avions pas à proprement parler de designer. Pour se faire une idée : Threads, le dernier réseau social lancé, compte pas moins de 150 ingénieurs et une équipe de 12 designers…
Ce qui est aussi gros que toute votre équipe aujourd’hui ?
Oui, voilà. Et surtout, ce que je dis toujours, c’est que le budget annuel de Mastodon est inférieur au salaire d’un ingénieur qui travaille dans une “big tech”. On va être aujourd’hui à 400.000 ou 500.000 euros de dépenses pour 2024. Et pour 2025, comme nous avons 14 employés, nous allons arriver au million d’euros…
“Le budget annuel de Mastodon est inférieur au salaire d’un ingénieur qui travaille dans une ‘big tech’.”
En termes d’utilisateurs, cela donne quoi ?
On compte environ un million d’utilisateurs actifs mensuels, pour 8 à 12 millions de comptes au total. Comme tous les réseaux, on connaît des pics suivis de chutes. Dans beaucoup de cas, les inscrits essaient et ne reviennent pas. C’est normal.
Et ce nombre d’utilisateurs, vous ne le monétisez pas puisque vous ne voulez pas de pub sur Mastodon.
Disons que c’est indirect, puisque Mastodon fonctionne principalement grâce à des dons de nos utilisateurs. Donc, plus on a d’utilisateurs actifs, plus on a de chance d’avoir des dons. Mais nous ne sommes pas les meilleurs en collecte de dons : si 1% des utilisateurs donnent, c’est déjà énorme. Pour aller chercher des dons à l’international, faire des campagnes, il faut une équipe et des gens qui savent faire. C’est un métier en soi, et cela prend du temps. On commence à structurer cela. Notre modèle, c’est Wikipedia, dont la moitié du budget vient des dons. L’autre moitié, ce sont des partenaires, des financements, des fondations. On va aussi lancer de l’hébergement. Une offre commerciale qui ne vient pas pour faire de l’argent à la base, mais permet aux institutions, européennes par exemple, d’avoir leur serveur sans devoir mettre en place tout un projet IT en interne ce qui leur prend trop de temps. Cela leur permet d’être présentes sur Mastodon.
Ce modèle diversifié, c’est une nécessité ?
Absolument. Ne pas dépendre d’un seul financement, c’est vital, car les financements publics sont très liés au politique. Les financements publics sont trop cycliques. On vise l’indépendance totale via nos utilisateurs et utilisatrices.
La partie financements publics de Mastodon est-elle importante aujourd’hui ?
Non, ce n’est qu’une partie de nos financements. Les fonds NGI, sur la dernière année, représentent 200.000 euros.
Votre portée est-elle européenne ou mondiale ?
On n’a pas d’objectif à ce niveau-là. Notre portée est difficile à dire : on ne fait pas de tracking, donc on ne sait pas où sont les gens. Mais on voit, via les langues, qu’il y a une forte présence anglophone, une communauté très active au Japon, et un engouement récent à Taïwan et au Brésil.
Vous êtes un réseau atypique, vous vous fixez néanmoins des objectifs en termes de croissance ?
On n’a pas d’objectif chiffré. Pas d’investisseurs, donc pas de pression. Notre but est de proposer une alternative crédible, éthique et libre. On veut sortir du système classique des investisseurs et de la rentabilité, qui pousse à monétiser absolument et à faire ce que Cory Doctorow appelle en anglais “enshittification” (emmerdification, ndlr). Donc commencer à mettre de la pub, avoir un produit moins bon et faire des utilisateurs des prisonniers…
Quels sont vos défis pour élargir l’audience ?
Mieux communiquer et simplifier l’expérience. Nous avons engagé des gens qui aiment communiquer et s’occuper du design. La majorité de l’équipe initiale n’était pas portée sur ces sujets. On vient d’embaucher notre première designeuse à temps plein. Jusqu’ici, on avait surtout travaillé sur le fond et les aspects techniques. Il faut maintenant rendre l’application attractive, intuitive. On sait que tout se joue dans les 30 premières secondes…
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