Paul Vacca
Héraclite, la transformation digitale et nous
Le Moyen Age avait ses prophètes millénaristes ; aujourd’hui nous avons les nôtres : les prophètes de la numérisation (que l’on appelle aussi évangélistes).
Si les prophètes du 11e au 16e siècle écumaient les routes des Flandres – comme le raconte Norman Cohn dans les Fanatiques de l’Apocalypse – c’était pour enjoindre le peuple de se convertir avant la fin du monde prochaine afin d’échapper au châtiment dernier. Nos évangélistes numériques, eux, écument les séminaires et les forums pour convertir leur public à la transformation digitale afin d’échapper à la disparition.
Il faut penser le changement comme une réinvention de soi dans un espace qui se reconfigure sans cesse.
Leur message : se transformer ou mourir. Les prophètes d’hier et les évangélistes d’aujourd’hui partagent d’ailleurs la conviction de vivre une période inédite, le temps de toutes les ruptures. Or, dans les deux cas, il s’agit d’une illusion d’optique, d’une forme de narcissisme d’époque qui nous fait toujours voir notre période comme la plus déterminante de toutes. Chaque époque qui a vécu des bouleversements sociaux ou techniques importants s’est vécue comme unique. Il y a 150 ans, par exemple, au moment où vécut Proust, on découvrait l’électricité dans les foyers, le train, la voiture, l’avion, le téléphone, la bicyclette. Cela a créé, comme pour nous, des poussées d’optimisme (les expositions universelles) et des fièvres dystopiques (la crise et les guerres).
Les évangélistes d’aujourd’hui ne décrètent pas la fin du monde comme les millénaristes. Juste la fin d’un monde ancien. Celle du vieux monde analogique – en vrac : le livre, le disque, le cinéma mais aussi le commerce, les salles de réunions, etc. – appelés à disparaître pour laisser la place à un nouveau monde numérique – les process informatisés, le streaming, le e-commerce, les nouvelles mobilités autonomes, le vocal, etc. Mais, en ligne de mire, c’est également l’être humain qui est appelé à être remplacé par le numérique via l’intelligence artificielle et les robots. Il est même prévu, dans un avenir proche (certains évoquent la date de 2045), que les machines et les data prennent le dessus sur nous autres humains dans un basculement appelé la ” Singularité “.
D’où l’urgence de se transformer, non pas par étapes, mais en migrant corps et âme vers le numérique pour sauver sa peau. Avec une seule alternative : disrupter ou se faire disrupter. Qui remettrait en cause le fait de devoir se transformer ? Toute époque y a été plus ou moins confrontée finalement. Mais c’est la vision qui sous-tend cette transformation digitale qui pose problème. Elle induit une perte de son identité, se pose en rupture, en reniement du passé sous prétexte que c’est l’ancien monde. Se transformer dans cette optique n’est plus un moyen, elle devient sa propre fin.
Les prophètes de la disruption sont de dignes disciples d’Héraclite. Comme pour le penseur présocratique, pour eux, ” tout est mouvement “, ” tout bouge ” et ” l’on ne se baigne jamais dans le même fleuve “, de même que ” la guerre – ou la disruption – est le père de tout et de toute chose “. Face à lui se trouvait Parménide, qui postulait au contraire que derrière l’illusion du changement, il existait une permanence des choses et des êtres.
Deux pôles opposés : d’un côté, injonction du changement permanent ; de l’autre, refus du changement puisque rien ne bouge. Or, notre époque – comme toutes les époques – est une synthèse de ces deux pôles. De fait, on s’aperçoit que rien n’a totalement changé puisque, par exemple, Internet n’a pas tué la télévision qui n’a pas tué le cinéma qui n’a pas tué la radio qui n’a pas tué les journaux (merci Parménide), mais que, dans le même temps, tout a changé puisque les journaux, la radio, le cinéma, la télévision ont tous été reconfigurés et n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils étaient avant (merci Héraclite). Nous vivons, de fait, non pas dans un monde où tout va devenir numérique mais où l’analogique se reconfigure sans cesse dans un horizon où tout se numérise. C’est ce que nous avons appelé par ailleurs l’analogique 2.0.
Dans cette nouvelle optique, il ne s’agit plus de voir la transformation comme un reniement de son identité pour se fondre dans le tout- numérique, ni une rupture avec un ancien monde. Il faut penser le changement comme une réinvention de soi dans un espace qui se reconfigure sans cesse. Bref, la notion de transformation gagnerait elle aussi à se réinventer.
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