Laisser l’IA interviewer des patrons de start-up, analyser leurs réponses et au final… rédiger un article de A à Z pour le publier dans Trends-Tendances. C’est l’expérience que j’ai menée, en confiant chaque étape à différentes intelligences artificielles. Une immersion inédite dans ce que j’imagine être le futur du journalisme, un futur où l’humain devient chef d’orchestre plutôt qu’auteur.
Depuis plus de deux ans, l’intelligence artificielle générative, popularisée par ChatGPT, s’améliore et rédige de plus en plus d’articles. Au point que, selon certaines études, 60% des contenus partagés sur LinkedIn par les utilisateurs seraient en réalité écrits par des intelligences artificielles. Une évolution qui a de quoi faire réfléchir les auteurs ou copywriters de tous bords et… les journalistes.
C’est mon cas : j’analyse l’intelligence artificielle depuis des années, avant même l’arrivée de ChatGPT. Et depuis 2015-2016, j’ai titillé pas mal de professions sur leur avenir au travers de mes articles évoquant les progrès de l’IA dans la détection de photos, le traitement des données : comptables, radiologues… Plus récemment, à la lumière de l’IA générative, j’ai encore challengé les agences de marketing, les coachs stratégiques ou les boîtes de consultants. Pour ne citer que quelques exemples…
Et si je questionnais à présent ma propre profession ?
Car au final, l’IA est en effet capable d’écrire, de trouver des titres, des chapeaux ou de résumer des informations. Voire d’affiner et de questionner des idées et des angles d’articles… Une belle part du travail de journaliste. Cette évolution, comme pas mal de mes confrères, je n’y suis pas resté insensible. Et mon hypothèse a rapidement été très claire : d’ici quelques années (ou quelques mois ?), l’intelligence artificielle assistera pleinement les journalistes, qui pourraient bien, à terme, injecter leurs transcriptions d’interviews, leurs informations factuelles, des rapports de données et/ou des vieux articles, et guider des IA pour rédiger leurs textes. Techniquement, c’est totalement faisable, y compris en l’entraînant à adopter le style propre de chaque journaliste.
Une IA pour mener les interviews ?
Que resterait-il alors au journaliste s’il se déleste de la partie rédactionnelle ? Les idées, bien sûr, en lien avec l’actualité, qui définissent l’angle d’un sujet. Le choix des bons interlocuteurs, le flair pour dénicher les bons contacts, les témoignages, les pistes inattendues. Et surtout : la curiosité, l’observation, cette capacité à sentir ce qui se passe, à détecter un détail, à creuser une info.
Car l’IA, aussi performante soit-elle, n’est pas sur le terrain.
Elle ne voit rien, ne ressent rien, ne découvre rien. Elle n’écrit que ce qu’on lui donne. Le journaliste, lui, continuera de nourrir la machine par son regard, son esprit critique, sa compréhension du réel. Et au bout du compte, il lui restera ce qui fait son cœur de métier : le lien humain, le contact, l’échange. Et mener de bonnes interviews qui titillent les interlocuteurs pour obtenir de bonnes informations ou de bonnes analyses de la réalité.
Cela, je le pensais profondément… jusqu’à ma rencontre, en mai, avec Dimitri De Boose.
Ex-CEO de l’appli belge Bsit, il développe aujourd’hui un outil vocal d’IA capable de mener des interviews. L’idée : combiner la richesse d’une interview humaine avec la rapidité et l’échelle d’un formulaire.
Un potentiel vertigineux
L’outil, baptisé Resona.now, permet d’interroger des personnes par lien vocal : elles choisissent leur langue, discutent avec l’IA, qui enregistre, transcrit, puis analyse les réponses. Destiné au départ aux études de marché, aux RH ou aux instituts de sondage, Resona.now ne vise pas le journalisme. Et pourtant, en découvrant cette technologie, j’y ai vu un potentiel vertigineux.
“ ‘Un suicide en direct ?’ J’y vois plutôt une meilleure compréhension de notre métier et de son éventuelle évolution… ”
Resona.now risque-t-elle aussi de réaliser une partie de ce que je considérais encore comme 100% propre à mon job de journaliste ? L’idée m’est venue un peu comme une provocation. Un défi lancé à moi-même et (un peu) à ma profession. L’IA serait-elle d’ores et déjà capable de me remplacer sur cette partie-là de mon travail également ? Autant s’en faire une idée dès maintenant et imaginer un article majoritairement concocté par l’intelligence artificielle, de la réalisation des interviews à la rédaction du texte final. Un article dont je ne serais finalement plus l’auteur, mais le metteur en scène… “Un suicide en direct ?”, ricane un journaliste, en apprenant cette expérience. J’y vois plutôt une meilleure compréhension de notre métier et de son éventuelle évolution.
Un thème IA, traité par de l’IA
Concrètement, l’expérience journalistique s’est déroulée en deux temps. La partie des interviews par l’intelligence artificielle et, dans un second temps, le traitement de ces interviews et la rédaction de l’article. Le thème que j’ai décidé d’aborder reste dans le cadre de l’IA : la manière dont les start-up de la tech s’en servent pour améliorer leur productivité.

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La première phase : les interviews.
C’est bien Resona.now qui va les mener, mais après un briefing. Pour déterminer le cadre de l’interview, c’est avec… un agent IA que j’ai discuté, vocalement. Une sorte de première interview pour lui expliquer l’objectif de l’enquête, le profil des personnes à interroger, les thèmes à aborder, le type d’informations que je souhaite obtenir. Cela m’aura pris une grosse quinzaine de minutes. Puis l’IA en a sorti une série de thèmes et de questions. Que j’ai dû vérifier, mettre à l’épreuve et compléter. Une fois fait, Resona.now a intégré ce briefing complet dans son module d’IA avant de s’en servir pour mener les entretiens. En fonction des besoins et souhaits du commanditaire, ces derniers peuvent être plus ou moins scriptés. Et si ce n’est pas le cas, l’intelligence artificielle prend librement certaines directions dans un canevas défini et choisit elle-même sa manière de mener l’entretien.
Il a ensuite fallu envoyer le lien vers l’interview aux entrepreneurs que je voulais interroger et les laisser répondre. Près d’une quarantaine d’entretiens ont été réalisés, même si, au final, l’IA n’en aura cité que quelques personnes laissant pas mal d’interventions sur le carreau… Toutefois, les transcriptions automatisées des interviews le prouvent : l’IA intervieweuse s’est bel et bien adaptée aux réponses des patrons de start-up et a plutôt bien rebondi sur chaque discussion.
Moins contraignant
“Franchement, c’est dingue, a souligné Emna Evrard, cofondatrice de Kazidomi. Cela peut faire gagner un temps fou au journaliste et c’est moins contraignant pour la personne interviewée.” En effet, chacun peut y répondre n’importe quand, et en même temps que d’autres personnes. Ce qui permet de démultiplier les prises d’avis et de commentaires. Imaginez : près de 40 interviews ont été réalisées pour alimenter l’article qui suit (et qui ne fait que deux pages). En temps normal, on aurait interrogé trois ou quatre personnes différentes. Pas beaucoup plus.
Thibaud Elzière, fondateur d’Hexa, s’est montré bluffé également : “J’étais sceptique au départ, mais j’ai trouvé la technologie très fluide. C’est assez magique d’avoir quelqu’un qui écoute, n’interrompt pas et qui pose des questions pertinentes après chaque intervention. Mais dans quelle mesure le rôle de l’humain ne va-t-il pas être l’empathie et les relances pour finir la discussion, car dès que j’ai été interrompu, j’ai osé couper l’IA… ce que je n’aurais pas fait avec un humain.”
Expérience “intéressante”, note de son côté Sébastien Deletaille, CEO de Rosa, qui intervient régulièrement dans les médias. “Mais pas assez piquante comme intervieweuse. J’avais un super use case sur l’IA board member que je n’ai pas abordé. On est resté dans des lieux communs.”
Valentin Pliester, fondateur de Socialsky, a quant à lui été agréablement surpris par son interview IA : “C’était plutôt pas mal, a-t-il commenté. Le rebond, la pertinence des questions et le rythme global. Mais même si l’outil est efficace, j’ai trouvé l’interaction un peu trop transactionnelle et moins chaleureuse qu’une interview humaine en présentiel. Il manquait ce petit supplément d’âme qui permet de creuser plus loin, de rebondir sur une émotion, un silence, un regard… Et donc d’aller plus loin dans les réflexions.”
Une combinaison de solutions
La seconde partie du job était la rédaction.
Une fois l’ensemble des interviews réalisées et automatiquement transcrites par Resona.now, nous avons pu exporter un fichier contenant toutes ces interventions. Et nourrir Gemini, l’intelligence artificielle de Google. Accompagné de Dimitri De Boose, nous avons donc “briefé” l’IA sur nos intentions d’article, sur l’angle que l’on souhaitait obtenir. Et nous lui avons demandé quels enseignements ressortaient le plus des quelque 40 entretiens.
Nous avons dû l’orienter à plusieurs reprises pour obtenir une analyse qui prenne en compte les avis un peu divergents, pour intégrer certains commentaires que l’on avait pu lire dans les transcriptions et qu’elle n’avait pas retenus. Et nous avons contrôlé les citations. Bref, nous avons “piloté” cette IA, pendant pas loin de deux heures, en vue d’obtenir un substrat de matière intéressant avant de lui demander de passer à la phase de rédaction.
Le journalisme, le vrai, ne va probablement pas disparaître sous les coups de l’intelligence artificielle. Il va muter.
Gemini nous a écrit un premier texte plutôt correct, mais nous l’avons injecté dans Claude, l’IA d’Anthropic, pour fluidifier le style. Une fois quelques ajustements apportés, le texte était prêt. Sauf le chapeau que l’on a finalement demandé à ChatGPT de rédiger sur base du texte obtenu jusque-là. Cette série d’étapes s’est révélée particulièrement intéressante. Elle a permis de mettre en lumière à quel point la collaboration entre différentes IA était utile. Tout comme le pilotage par un humain.
L’IA ne fatigue pas, ne procrastine pas, ne doute pas
Ce qui se révèle assez troublant pour le journaliste, c’est l’évolution nette de son rôle dans une expérience comme celle-ci : ici, je ne suis plus rédacteur, mais chef d’orchestre. Ou un producteur éditorial. Je ne tape plus les mots moi-même, je les sélectionne, je les valide, je les corrige parfois. C’est une expérience troublante aussi parce que tout va très vite. Trop vite, parfois.
L’IA ne fatigue pas, ne procrastine pas, ne doute pas. Elle produit, simplement. Et elle laisse à l’humain le soin de décider. Je lui fais changer son angle, son chapeau, je l’aiguille. Je joue le rôle de mon rédacteur en chef.
Le résultat est un objet hybride. Il ne résulte pas d’un algorithme autonome, mais d’un dialogue constant entre un humain, un journaliste algorithmiquement modifié, et une machine. En fin de compte, l’article n’a pas été écrit “par” une IA, mais “avec” elle. Et c’est peut-être cela, le vrai tournant : le journalisme, le vrai, celui qui continuera de se démarquer à côté des médias alimentés par de la pure IA, ne va probablement pas disparaître sous les coups de l’intelligence artificielle. Il va muter. Et le journaliste devra se reconfigurer !
