Le marché du jeu vidéo, longtemps en pleine expansion, serait-il en train d’atteindre un plafond de verre ? La sortie de bourse d’Electronic Arts relance le débat sur l’avenir d’une industrie en quête d’un second souffle.
Electronic Arts, l’éditeur d’EA Sports FC (ex-FIFA), de Battlefield, Apex Legends ou encore The Sims, n’est plus public. Le géant de l’industrie du gaming a en effet accepté d’être racheté par un groupe d’investisseurs, dont Silver Lake Management et le Fonds d’investissement public saoudien, qui détenait déjà 10 % du capital – pour 55 milliards de dollars. Un montant qui en fait l’un des plus grands rachats par emprunt jamais réalisés.
La rumeur d’une sortie de bourse circulait depuis vendredi, portée par le Wall Street Journal, et avait fait grimper l’action d’EA de 14,9 %. Les actionnaires de l’éditeur recevront 210 $ par action en espèces.
Un secteur florissant, mais sous tension
Avec un chiffre d’affaires mondial estimé à 182,7 milliards de dollars en 2024 (+ 3,2 % sur un an) selon Newzoo, le jeu vidéo pèse largement plus que le cinéma et la musique réunis (environ 60 milliards). Les prévisions pour 2025 restent positives – 188,9 milliards (+ 3,4 %) -, mais plusieurs signaux pointent vers un palier de maturité, renforçant l’idée d’un ralentissement à venir.
La sortie de bourse d’EA s’inscrit dans un mouvement de consolidation déjà à l’œuvre : Microsoft a avalé Activision Blizzard pour 69 milliards en 2023, tandis que Take-Two a mis la main sur Zynga (13 milliards) en 2022. Après une décennie de croissance effrénée, la fête semble toucher à sa fin. Du moins, en partie.
Après l’euphorie, le retour sur terre
Longtemps stigmatisé, le jeu vidéo a vu sa popularité exploser dans les années 2010, grignotant progressivement des parts de marché, notamment au détriment du cinéma. Mais c’est durant la pandémie de Covid-19 que le gaming a connu son apogée, lorsque les confinements ont dopé les ventes de consoles, de PC et de jeux. Euphorisés par la situation, les éditeurs ont multiplié les sorties et lancé quantité de projets, quitte à publier des titres inachevés ou bancals. Ils ont également embauché à tour de bras pour suivre la cadence.
Mais la vie normale a fini par reprendre son cours : les joueurs et joueuses ont retrouvé le chemin de l’école ou du travail et ont délaissé leurs consoles et PC. Les éditeurs se sont alors retrouvés confrontés à une demande en baisse, à laquelle s’est ajoutée une inflation galopante, alimentée par la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine. Cette conjoncture a pesé sur leurs marges, tandis que les consommateurs réduisaient leurs dépenses de loisirs. Les investisseurs, eux, se sont montrés plus frileux : nombre de projets ont été annulés et plusieurs vagues de licenciements ont frappé le secteur.
Des habitudes de consommation bouleversées
Outre le contexte économique, de nombreux joueurs ont été refroidis par la pléthore de jeux médiocres ou inachevés sortis durant la pandémie. Avec la hausse des prix, les consommateurs ont concentré leurs achats sur des valeurs sûres, boudant les nouvelles licences et les jeux indépendants.
En parallèle, de nouveaux comportements de consommation ont gagné du terrain : d’une part les abonnements, tels que le Xbox Game Pass, qui donnent accès à une vaste bibliothèque pour une dizaine d’euros par mois ; d’autre part, les modèles “games as a service”, c’est-à-dire des jeux conçus pour proposer régulièrement de nouveaux contenus (missions, cartes, histoires) ou des cosmétiques à collectionner.
Ces derniers présentent de nombreux avantages pour les éditeurs – comme pour les joueurs : ils fidélisent les joueurs dans la durée et leur assurent des revenus réguliers, au lieu de dépendre d’un pic de ventes au lancement d’un jeu. Plusieurs titres à succès – World of Warcraft, Fortnite, Apex Legends, The Elder Scrolls Online – en attestent.
Mais, qu’il s’agisse de se reposer sur ses licences phares ou de miser uniquement sur les “live services”, les éditeurs de jeux vidéo cotés en Bourse restent fortement exposés à l’accueil du public comme à l’humeur des investisseurs. En cas d’échec – bugs, désintérêt des joueurs, concurrence accrue —, l’entreprise peut perdre la confiance des marchés et voir son cours s’effondrer. Même sans crise majeure, la déception face aux nouveautés peut suffire à détourner les investisseurs.
Un retrait stratégique
Ce contexte pourrait expliquer pourquoi EA cherche à réduire sa dépendance aux investisseurs. Se soustraire à la pression trimestrielle des actionnaires pourrait lui offrir davantage de souplesse stratégique face à un secteur en mutation rapide. L’entreprise pourrait cesser de miser sur des projets offrant des résultats à court terme et envisager des stratégies avec des retours sur des échéances plus longues. Même chose concernant sa structure, Electronic Arts pourrait réorganiser ses studios, investir massivement dans de nouvelles technologies (IA générative, jeux live-service, abonnements) ou procéder à des acquisitions sans craindre des réactions immédiates du marché.
D’un point de vue moins artistique, en se retirant de la Bourse, l’éditeur limiterait le risque d’une OPA non désirée par un concurrent ou un fonds activiste qui tenterait d’influer sur sa stratégie.
Il est tout de même intéressant de noter que le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, fait partie des investisseurs qui ont contribué au retrait de l’entreprise de Wall Street, par le biais de l’entreprise Affinity, dont il est le PDG. “J’ai admiré leur capacité à créer des expériences emblématiques et durables, et en tant que personne qui a grandi en jouant à leurs jeux – et qui en profite maintenant avec ses enfants – je ne pourrais pas être plus enthousiaste quant à ce qui nous attend », a-t-il déclaré dans un communiqué.