Duolingo et le piège du tout à l’IA

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Muriel Lefevre

Fondée en 2011, Duolingo s’est imposée comme le leader mondial de l’apprentissage linguistique en ligne grâce à un modèle freemium efficace, un ton décalé et une proximité marquée avec sa communauté. Si les mascottes ludiques et les exercices gamifiés restent, l’application semble subitement moins sympathique.

Dictée par une louable quête d’efficacité économique, la direction de Duolingo a pris la décision de remplacer ses équipes de production humaine par des systèmes d’intelligence artificielle générative. La promesse est claire : produire plus vite, à plus grande échelle et à moindre coût.  Dans la foulée, Duolingo va lancer 148 nouveaux cours de langues et les utilisateurs francophones peuvent désormais apprendre le japonais, le coréen et le mandarin. La plateforme propose également des cours sous forme d’appels vidéo ou encore de maths ou d’échecs.

Et tout cela a été rendu possible par l’intelligence artificielle puisque ces contenus seront pour la plupart entièrement générés grâce à l’IA.  « Sans IA, il nous faudrait des décennies pour adapter notre contenu à davantage d’apprenants », justifie Luis von Ahn, PDG de Duolingo. L’automatisation devient même un critère préalable au recrutement. La plateforme a précisé que « des effectifs ne seront accordés qu’aux équipes qui ne peuvent pas automatiser davantage leur travail ». Pour von Ahn, l’IA est l’avenir de son entreprise, pas l’humain. C’est «l’une des meilleures décisions que nous ayons prises récemment » dira encore von Ahn, lors de la présentation de l’automatisation massive de la production de contenu de la plateforme il y a quelques semaines.  Mais son enthousiasme a été depuis sérieusement douché.

En voulant incarner la disruption et se positionner comme un pionnier de l’efficacité augmentée par l’IA, la plateforme a oublié que l’un des facteurs clés de sa réussite était la relation avec sa communauté.

Le silence comme communication

Duolingo, avec ses millions d’abonnés sur TikTok (6,7 millions d’abonnés) et Instagram (4,1 millions) est parvenu à se bâtir une communauté attachée à son ton humoristique et à son approche ludique de l’apprentissage.

Or en supprimant l’ensemble de ses collaborateurs humains là où l’IA peut prendre le relais, la marque a donné l’image d’une entreprise privilégiant la rentabilité à tout prix. Loin de passé crème, ce changement a entraîné une réaction aussi immédiate que virulente. Vagues de commentaires négatifs et appels au boycott ont fleuri sur les réseaux sociaux. Duolingo s’est retrouvé au cœur d’une tempête médiatique qui risque de plomber durablement la réputation de l’entreprise.

En réponse, Duolingo a choisi… le silence. Ou comme le précise l’un des porte-parole « Parfois, la meilleure façon de faire du bruit, c’est de disparaître d’abord.» Toutes ses publications ont été supprimées. Une stratégie de “disparition médiatique”, suivie d’une tentative maladroite de retour ce mardi via une vidéo cryptique et satirique, qui n’a fait qu’alimenter l’incompréhension.

Quand l’alignement stratégique se heurte au capital affectif

Le cas Duolingo pourrait bien devenir un cas d’école quand il s’agit de communiquer son passage à l’IA. Numéro un du secteur, elle a terminé 2024 avec un chiffre d’affaires de 748 millions de dollars, en hausse de 41 % sur un an, et comptait plus de 116 millions d’utilisateurs actifs mensuels et 9,5 millions d’abonnés payants en mars selon Fast Company.  Et l’application prévoit de frôler le milliard de dollars de chiffre d’affaires sur l’ensemble de l’année 2025. Une hausse de 32% par rapport à 2024. Des prévisions accueillies favorablement par les marchés, puisque le cours de l’action Duolingo a progressé de plus de 40% à 462 dollars depuis le début de l’année.

Mais ça c’était avant le backslash. Aujourd’hui elle se retrouve fragilisée sur un terrain inattendu : sa relation avec son audience.  Les vives réactions d’utilisateurs qui menacent de suspendre leur abonnement pourraient bien se concrétiser si la patte de l’IA se fait trop visible. Une rupture qu’aucune publication décalée ne pourra résoudre. C’est le revers de la médaille quand une marque devient célèbre grâce à une stratégie bien menée sur les réseaux sociaux. Quand la horde se retourne contre vous, l’impact est décuplé. Et l’image décalée de Duolingo empire encore le problème car comment répondre sérieusement à la polémique sans sortir du ton habituel ou passer pour cynique ?

Mais c’est plus la manière que le fond qui semble ici poser problème. En 2024, Duolingo avait déjà discrètement licencié 10 % de ses prestataires et introduit quelques fonctions basées sur l’IA. Sans que ça fasse trop de remous.

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