Demain, journaliste ou dompteur d’IA ?

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Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

Retranscription automatique, traducteurs numériques, générateurs d’images ou de titres, assistants rédactionnels… En moins de deux ans, l’IA générative a envahi les coulisses des rédactions. Mais dans deux ans, le journaliste écrira-t-il encore ses articles ? Fera-t-il encore ses interviews ? Ou deviendra-t-il le chef d’orchestre d’un contenu piloté par des machines ?

Personne ne le dit, mais une large partie des papiers sont déjà écrits par ChatGPT.” L’affirmation est tranchante. Laurent Alexandre, auteur, entrepreneur et observateur avisé de l’intelligence artificielle, pose sans détour une question essentielle pour la profession : quelle sera encore la valeur ajoutée du journaliste à l’ère des algorithmes qui rédigent, résument, questionnent et illustrent plus vite que n’importe quel humain ?

Dans les rédactions belges, comme ailleurs, l’IA a déjà commencé à transformer le quotidien du métier. On ne parle pas (encore) de rédaction automatisée massive, mais bien d’une série d’outils qui facilitent la production de contenus. Des retranscriptions d’interviews sont déléguées à des services de reconnaissance vocale comme Limecraft. En quelques minutes seulement, une heure d’entretien est automatiquement retranscrite alors que, par le passé, il aurait facilement fallu au moins trois bonnes heures au journaliste pour y parvenir. Les traductions d’articles sont, quant à elles, de plus en plus assurées par DeepL ou ChatGPT, rendant obsolète l’intervention de traducteurs. Tandis que pas mal de médias, comme Trends-Tendances, génèrent des illustrations (et même des couvertures) par Midjourney ou Dall-E. Sans compter les services rendus par ChatGPT pour améliorer des titres, des chapeaux… ou pour brainstormer avec les journalistes sur leurs angles et idées d’articles.

Le tabou du métier

Pourtant, comme le souligne Laurent Alexandre, le recours à l’IA est devenu un tabou dans de nombreuses professions. “On l’utilise tous. Pour brainstormer, améliorer un titre, proposer un plan, voire écrire un papier à partir de textes déjà produits. Mais on le cache, de peur de perdre en crédibilité.” Cette “discrétion” révèle un malaise. Les journalistes utilisent l’IA sans la revendiquer, dans une logique d’assistance plus que de substitution. Mais combien de temps cela tiendra-t-il ? Quand on sait que, selon certaines estimations, 60% des posts LinkedIn seraient déjà générés par l’IA, la profession n’échappera pas longtemps à la tentation de confier plus de missions à l’IA, bouleversant (un peu ou totalement) le métier de journaliste.

La vraie question est là : si les outils deviennent capables d’écrire des articles de qualité, que restera-t-il au journaliste ? Sera-t-il totalement remplacé par de l’IA ? Deviendra-t-il un dompteur d’IA ? Un chef d’orchestre qui guide, ajuste, valide ? Ou restera-t-il encore l’auteur principal du contenu ? Pour Anne-Sophie Bailly, rédactrice en chef du Vif, la réponse est claire : pas question de déléguer l’écriture à une machine. Un texte écrit par l’IA ne passe pas dans le magazine, insiste-t-elle. Ce n’est pas une posture idéologique, mais une exigence journalistique : une IA ne vérifie pas ses sources, ne fait pas de travail de terrain et ne multiplie pas les points de vue. Elle peut produire un texte standardisé, sans regard, sans vérification, sans nuance, ça se sent. Le journalisme, c’est d’abord une incarnation. Une plume, un ton, une prise de recul.”

Le banana bread

Son exemple préféré pour l’illustrer ? Un banana bread. Dans une expérimentation menée au sein des médias féminins de Roularta, une recette de cake générée par ChatGPT a été comparée à une recette publiée par le magazine Libelle (et donc développée par les humains). Testée à l’aveugle, c’est cette dernière qui a remporté tous les suffrages. Pourquoi ? Parce qu’elle avait été cuisinée, goûtée, ajustée. L’IA propose une solution moyenne. Le journaliste, comme le chef, apporte l’intuition et l’expérience. C’est exactement ce qu’il manquerait, pour la rédactrice en chef du Vif, aux contenus standardisés générés par les modèles de LLM (modèle d’intelligence artificielle capable de comprendre, générer et manipuler le langage humain). Ils sont rapides, cohérents, parfois brillants, mais souvent génériques. Le défi sera de faire émerger des contenus différenciants, “faits main”.

Plafond de verre créatif ?

Laurent Alexandre n’est pas aussi catégorique : “Pour l’instant, j’écris encore tous mes textes moi-même. Je propose encore à mes lecteurs du ‘Laurent Alexandre’. Mais combien de temps vais-je tenir ? Franchement, je n’en sais rien. On est dans une phase intermédiaire.”

“Pour l’instant, j’écris encore tous mes textes moi-même (…) Mais combien de temps vais-je tenir ? Franchement, je n’en sais rien.”

En mars de cette année, le journal italien Il Foglio avait mené une expérimentation durant laquelle, pendant un mois, une édition du journal totalement rédigée par l’IA était proposée aux lecteurs. “Force est de constater que l’intelligence artificielle est déjà en train de dépasser toutes nos attentes, mais notre style d’écriture est unique, c’est pourquoi nous n’avons pas eu peur de nous confronter à l’intelligence artificielle”, a commenté le directeur du journal. Cette expérience qui divise les observateurs montre que l’IA parvient à bien écrire, mais qu’elle est encore confrontée “à un plafond de verre”, évoquait à l’INA un des journalistes d’Il Foglio. “On sent une limite en termes de créativité, elle ne fait jamais des associations d’idées contre-intuitives, tandis que notre journalisme se fonde sur des métaphores qui sont le fruit d’un bagage culturel personnel”. Mais pour combien de temps ? On sait que l’IA progresse vertigineusement.

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Des journalistes de plus haut niveau

“Ce qui est clair, c’est que demain, il y aura moins de journalistes, mais des journalistes de plus haut niveau, avec un travail plus poussé, se risque à imaginer Laurent Alexandre. Le souci, c’est que la presse de qualité est minoritaire. Et ça crée un gouffre. On peut très bien imaginer que 99% de la presse dite ‘bas de gamme’ soit produite par des IA, avec zéro journaliste derrière.” Mais, pour l’heure, le problème fondamental posé par l’IA générative reste la traçabilité des informations. Quand vous produisez un article avec ChatGPT, quelle est votre source primaire ? Un journaliste humain peut citer ses témoins, ses experts, ses documents. L’IA, elle, synthétise sans citer. Ce flou alimente une défiance accrue du public. Et son désintérêt. Dans un post LinkedIn, Olivier Bailly, cofondateur du magazine Médor, montre clairement ses doutes quant à l’intérêt d’un contenu IA : “Si le/la journaliste ne consacre pas de temps à sa production, pourquoi le lectorat devrait-il le faire ? Il ne le fera pas.”

L’AJP (Association des journalistes professionnels) a, de son côté, publié une série de recommandations strictes en ce qui concerne l’usage de l’intelligence artificielle : toute production par IA doit être clairement identifiée, validée par la rédaction, vérifiée avant publication et soumise à un “processus humain-IA-humain”. La responsabilité éditoriale ne peut être déléguée à une machine.

Une valeur d’abord relationnelle

L’avenir, Anne-Sophie Bailly le voit par le passage à une presse qui “revalorise le journalisme de signature, d’enquête, de reportage. Ce que l’IA ne fera jamais, c’est aller sur le terrain, interroger des témoins. On doit adopter une logique de marque où l’on incarne une information fiable, exigeante et différenciante”. La rédactrice en chef ne rejette pas l’IA pour autant. Mais elle différencie production de contenu et distribution de contenu. “Produire de l’info, c’est notre expertise, mais distribuer nos contenus, dans un écosystème où l’IA tend à court-circuiter le clic, c’est un nouveau métier. Aujourd’hui, l’IA qui fournit une réponse sans permettre de clic diminue le trafic des sites d’information. La seule réponse, c’est de monter en qualité. Faire moins de contenu, mais plus pertinent, plus incarné. Miser sur la fidélisation des lecteurs.”

“Produire de l’info, c’est notre expertise, mais distribuer nos contenus, dans un écosystème où l’IA tend à court-circuiter le clic, c’est un nouveau métier. ” Anne-Sophie Bailly (rédactrice en chef du Vif)

Pour Laurent Alexandre, la valeur du journaliste de demain ne résidera plus dans l’écriture brute, mais dans ce qu’il appelle le “capital relationnel”. Dans un monde où tout un chacun pourra produire des textes de qualité gratuitement avec de l’IA, le (bon ?) journaliste se distinguera par sa capacité à obtenir des réponses, à créer des liens de confiance, à faciliter les rencontres.

Le métier tel que nous le connaissons va muter profondément

“Si vous voulez une vraie réponse du Premier ministre, vous aurez besoin d’une relation humaine, pas d’un formulaire IA”, résume-t-il. Le journaliste devient alors interface, médiateur, facilitateur. Pour l’auteur spécialiste de l’IA, le métier tel que nous le connaissons va muter profondément. Comme les médecins, qui perdront selon lui le monopole du diagnostic, les journalistes perdront celui de la narration brute.

Resteront alors ceux qui sauront inventer de nouveaux formats : événements, expériences immersives, podcasts incarnés, récits sur scène. L’événement physique deviendra, selon lui, un pilier du journalisme, une manière de recréer un lien, une émotion, une incarnation. Là où l’IA ne peut pas aller. Quant aux interviews, les meilleures resteront celles faites par les journalistes. “Un outil comme Resona.now ne va pas remplacer la vraie conversation en humain, admet Dimitri De Boose. Quand deux personnes se parlent, il y a le lien de confiance. L’IA amplifie et facilite le travail, mais c’est l’humain qui connecte, comprend et raconte.”

Un futur à deux vitesses

Mais ne nous leurrons pas : un des risques, c’est la fragmentation du journalisme. D’un côté, une information automatisée, standardisée, distribuée à bas coût et dont une partie des gens se contenteront, comme ils se contentent de l’info web du moment, souvent alimentée par la même dépêche d’agence retravaillée. De l’autre, un journalisme d’élite, plus cher, pour ceux qui ont le temps et les moyens. Car ce qui coûtera cher demain, ce sera l’humain. Une interview réalisée à la main. Un reportage sur le terrain. Des contenus devenus rares et donc précieux. Une dualisation qui pourrait une nouvelle fois interroger le business model des groupes de presse, déjà dans des situations compliquées aujourd’hui. Dans le premier cas, qui sera prêt à payer pour de l’info générée gratuitement par de l’IA ? Dans l’autre, comment financer une production coûteuse ?

Comme l’admet Laurent Alexandre, “on ne sait pas où l’on va vraiment”. Ce qui est sûr par contre, c’est que le journalisme, comme tant d’autres professions bousculées par l’IA, va devoir se réinventer fondamentalement. Mais cela ne signifie pas que le journaliste n’a qu’un choix binaire : entre rédacteur traditionnel sans IA ou abandon de l’écriture à des IA. D’autres voies, plus prometteuses pourraient s’inventer : celle d’un journaliste amplifié, capable de mobiliser l’intelligence artificielle pour accélérer ses recherches, automatiser ses tâches répétitives, enrichir ses analyses, tout en gardant la main sur l’essentiel – le terrain, le regard, la vérification, le lien avec le réel.

L’IA tuera probablement le métier tel qu’on le connaît aujourd’hui. Mais elle pourrait aussi offrir une opportunité rare : celle de se réinventer.

L’IA tuera probablement le métier tel qu’on le connaît aujourd’hui. Mais elle pourrait aussi offrir une opportunité rare : celle de se réinventer. Elle obligera les journalistes à aller sur le terrain, à rencontrer, à fouiller… Bref, à revenir à la base du métier pour produire mieux, et potentiellement avec plus de sens. À condition, bien sûr, de savoir dompter la machine.

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