David Heinemeier Hansson (Basecamp): “Cela fait 20 ans que nous travaillons à distance”
Dans leur ouvrage “Arrêtons de bosser comme des fous!”, les deux fondateurs de Basecamp parlent d’entreprise calme et de sérénité. Depuis Copenhague, David Heinemeier Hansson nous livre sa vision du monde du (télé)travail en 2021, bien différente de tout ce que vous pouvez imaginer.
Le Danois David Heinemeier Hansson et l’Américain Jason Fried ont créé Basecamp en 1999. Cet outil de gestion de projet en ligne est aujourd’hui utilisé par près de 300.000 entreprises dans le monde pour un total de 16 millions d’usagers. Loin du culte de la réussite et des discours “christico-philanthropiques” de la Silicon Valley, le duo entend faire tomber les poncifs du business américain avec des noms d’oiseaux peu flatteurs. Steve Jobs faisait régner la terreur et le secret pour diriger Apple? Les dirigeants de Basecamp prônent, eux, une vision plus tranquille de l’environnement de travail. Leur dernier livre, publié en français, est un manuel de déconstruction à la fois savoureux et rafraîchissant.
Profil
- · Age: 41 ans
- Origine: Danemark
- Formation: Ecole de commerce de Copenhague
- Cofondateur de Basecamp et Hey, il est l’inventeur du framework (infrastructure logicielle) Ruby on Rails.
- Nommé hacker de l’année par Google et la maison d’édition informatique O’Reilly en 2005
- Un des porte- parole de la Coalition for App Fairness, regroupement d’entreprises qui réclament un accord plus équitable avec l’Apple App Store ou le Google Play Store, dont ils considèrent que les pratiques sont oligopolistiques
- Pilote de course
TRENDS-TENDANCES. Votre ouvrage “Arrêtons de bosser comme des fous!” est le témoignage d’une entreprise américaine totalement atypique. Iconoclaste, même!
DAVID H. HANSSON. C’est certain. Basecamp est une entreprise américaine basée à Chicago et cela fait 20 ans que le rythme n’y est pas infernal. Notre livre est sans doute un mode d’emploi de déprogrammation pour les Américains, mais aussi pour les Européens qui regardent les Américains avec une espèce d’intrigue. Pourquoi faudrait-il absolument travailler 60 heures par semaine? Peut-être que ce contre-chant est dû à ma propre sensibilité danoise. Ici (il est confiné à Copenhague depuis plusieurs mois, Ndlr), la vie ne se résume pas au travail. Je suis d’ailleurs favorable au droit à la déconnexion tel qu’il a été défini en France. Quand les entreprises européennes tentent de copier le schéma américain pour être plus compétitives et pour croître, elles font fausse route. Les journées interminables, le stress et l’activité sans limite ne sont pas une fatalité.
Les journées interminables, le stress et l’activité sans limite ne sont pas une fatalité.
L’obsession américaine de “changer le monde” irrigue de plus en plus nos propres entreprises européennes. C’est un leurre?
C’est même une imposture totale, mais cela s’explique comme un phénomène sociologique à grande échelle qui me renvoie irrémédiablement au livre d’Erich Fromm, La Peur de la liberté. Nous vivons dans une sorte d’obsession généralisée de la méritocratie et de l’idée selon laquelle nous devrions absolument devenir quelqu’un, aller au bout de nos rêves. La modestie n’est pas bien vue. Regardez toutes ces entreprises de la Silicon Valley qui sont comme mues par l’idée de “rendre le monde meilleur”. Alors que dans les faits, pour prendre le cas de Basecamp encore, nous créons simplement des outils qui aident les gens au quotidien. C’est une idée géniale, mais de là à considérer que nous menons des révolutions pour l’humanité, il y a un pas que je me refuse à franchir.
Vous allez même jusqu’à vous vanter de ne pas engager les stars montantes que les géants du Web s’arrachent. Pourquoi?
Nous n’attirons pas ces profils chez nous. Ils vont naturellement se tourner vers Apple, Facebook ou Google, qui ont des moyens démesurés. Nous perdrions notre temps à jouer à cela. Nous attirons chez nous des profils différents grâce à un super environnement de travail où des personnes normales peuvent accomplir des trucs (parfois) extraordinaires. En favorisant une qualité dont ces grandes boîtes ont souvent peur: l’autonomie. Donc la confiance. Nous progressons de cette manière depuis 20 ans, en télétravail.
C’est exactement ce que vous évoquez dans votre ouvrage “Remote: Office Not Required”, paru en 2013, presque une éternité. Cette règle du télétravail, elle vous a permis de traverser la pandémie avec plus de préparation que d’autres qui ont dû apprendre sur le tard?
Ici, je vais vous répondre avec un grand oui immodeste. Cela fait 20 ans que nous travaillons à distance. Les fondements de ce que nous proposons avec Basecamp sont liés au travail à distance. Cela dit, je pense pouvoir apporter un son de cloche différent. Nous étions certes à la fois préparés et habitués au télétravail, mais ces confinements partout dans le monde nous ont plongés dans un environnement un peu différent: la famille à la maison, par exemple. Pour tout le monde, nous compris, il a fallu tout de même s’adapter.
Cette marche forcée vers le télétravail s’avère une bonne chose pour vous sur le plan humain. Combien de décideurs en doutent pourtant!
En tout cas, la beauté (si je puis m’exprimer ainsi) de cette pandémie, c’est qu’elle a contredit les objections et autres théories fumeuses qui entourent généralement le travail à distance. Les collaborateurs seraient moins concentrés, moins productifs, vous connaissez la chanson. En fait, la réalité a prouvé que cela ne tenait pas debout. Le Covid-19 a forcé le monde du travail à se réinventer. Et à ceux qui pensent encore qu’on ne peut pas prendre soin des gens quand on ne travaille pas physiquement avec eux, ils en ont eu pour leur grade. Si on ne prend pas soin des collaborateurs, on n’accomplit rien du tout. Que ce soit au bureau ou dans un contexte de télétravail. Nous n’allons pas retourner vers ce que l’on appelle l’ancien monde, c’est un aller sans retour.
Certains éditeurs pensent que l’avenir de l’e-mail, c’est la messagerie instantanée. C’est bling-bling, mais je n’y crois pas.
En dehors de Basecamp, vous avez lancé cet été Hey, une approche totalement novatrice de l’e-mail. Trop radicale, disent certains. Elle fait aussi partie de cette vision du travail à distance optimiste?
Exactement. Hey a été lancé en juin, mais nous l’utilisons en interne depuis bien longtemps. Si on regarde les choses en face, on voit que l’e-mail est la seule technologie qui n’a pas vraiment évolué depuis 20 ans. En tout cas depuis l’apparition de Gmail. Son poids est devenu écrasant et l’obsession de l’ inbox zero presque une maladie mentale.
L’avenir de l’e-mail, ce ne sont donc pas les messageries d’entreprise ou instantanées?
Certains éditeurs pensent en effet que l’avenir de l’e-mail, c’est le chat, la messagerie instantanée. C’est bling-bling mais je n’y crois pas. Ce que nous proposons est une nouvelle vision où l’utilisateur va reprendre le contrôle de son courrier électronique. Pourquoi? Parce que l’e-mail reste un formidable outil de communication. C’est un lien direct avec vous (et à votre attention), mais pourquoi seriez-vous obligé d’accueillir tout le monde à votre table? Cette idée est grotesque. Nous changeons les règles. Avec Hey, vous décidez si vous voulez recevoir des messages de telle ou telle personne, de telle ou telle entreprise.
Pas de calendrier, pas de suite de productivité. Comment faire le poids face à Gmail et Outlook, par exemple?
Je vous arrête immédiatement. Nous n’avons aucune chance de nous opposer frontalement à ceux-là. Gmail, Outlook et Yahoo! Mail sont des mastodontes. Leur politique de traitement des données personnelles est discutable, mais soit. Hey empêche les newsletters d’analyser votre comportement et met un filtre entre vous et le monde extérieur. Avec une nouvelle organisation du travail, de nouveaux paradigmes, nous favorisons l’IH (intelligence humaine) à l’IA (intelligence artificielle). Hey, c’est le meilleur produit que peut développer une petite boîte de 60 personnes comme la nôtre. Nous perdrions notre temps à copier, alors nous avons choisi d’innover. On ne jette pas 20 ans d’habitudes d’e-mail d’un claquement de doigt. D’ailleurs, notre service en ligne pourra en freiner plus d’un. Notre ambition est plus modeste: faire un produit qui plaît à une niche d’utilisateurs, qui sont prêts à adopter une vision radicalement différente du courrier électronique. C’est une libération, je vous l’assure.
Morceaux choisis
- “Plutôt que de les réunir, nous demandons aux gens de rédiger des mémos quotidiens ou hebdomadaires que chacun pourra lire quand il aura un moment de libre. Cela économise des dizaines d’heures par semaine et permet à chacun de disposer de larges plages de travail ininterrompu. Les réunions divisent le temps en ‘avant’ et ‘après’. Débarrassez-vous de ces réunions et tout à coup, les gens disposent de longues périodes pour se concentrer sur leur travail.”
- “La vitesse à laquelle vous pouvez contacter quelqu’un n’a rien à voir avec celle à laquelle cette personne a besoin de revenir vers vous. C’est le contenu de la communication qui détermine cette vitesse. Une urgence? OK. Vous avez besoin que je vous renvoie le document que je vous ai transmis la semaine dernière? Ça peut attendre. Vous avez une question à laquelle vous ne trouvez pas vous-même la réponse? Ça peut attendre. Vous avez besoin de savoir à quelle heure doit venir le client que l’on attend dans trois jours? Ça peut attendre. Pratiquement tout peut attendre. Et pratiquement tout le devrait.”
- “La solution n’est pas plus d’heures, c’est moins de choses inutiles. Moins de gâchis, pas davantage de production. Et beaucoup moins d’interruptions, d’anxiété et de stress. Le stress passe de l’entreprise au salarié, puis d’un salarié à un autre, et ensuite des salariés aux clients. Le stress ne s’arrête jamais aux frontières du monde professionnel. Il s’infiltre dans la vie privée. Il empoisonne vos relations avec vos amis, votre famille, vos enfants.”
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