Authentification d’oeuvres d’art: la cote du crypto-art s’envole
Pour la première fois, Christie’s vend aux enchères un tableau numérique enregistré sur la blockchain. Des millions d’euros sont en jeu. Bienvenue dans le crypto-art, un marché où collectionneurs et spéculateurs s’échangent des oeuvres originales… en cryptomonnaies.
Au moment de boucler cet article, les enchères atteignaient déjà 3,75 millions de dollars pour cette oeuvre absolument unique. Un Picasso? Un Rembrandt? Un Jeff Koons? Pas du tout. Le tableau se nomme The first 5.000 days (Les 5.000 premiers jours). Il est signé Beeple. Et c’est un tableau 100% numérique.
Cette saisissante composition est le fruit d’un travail de longue haleine élaboré par cet artiste américain atypique aux 2 millions d’abonnés sur Instagram. Depuis le 5 janvier 2007, il publie chaque jour une oeuvre numérique. Eclectique, il s’inspire de l’actualité politique, des jeux vidéos, de la science-fiction, de personnalités comme Jeff Bezos (Amazon) ou Elon Musk (Tesla). Beeple est loin d’être un novice de la création digitale. Il a travaillé avec des marques comme Nike, Louis Vuitton, Apple, Space X, etc. Et créé des clips vidéos pour Eminem, Ariana Grande, Justin Bieber, Katty Perry, etc.
The first 5.000 days est un montage reprenant les 5.000 premières oeuvres de Beeple. C’est la prestigieuse maison Christie’s qui se charge de la vente aux enchères. Cette vente est une grande première pour cette société mondialement connue, créée à Londres il y a plus de deux siècles. Avec l’oeuvre de Beeple, Christie’s signe son entrée sur le marché du crypto-art. Un marché aux accents underground qui commence à acquérir ses lettres de noblesse.
De l’ether chez Christie’s
Première innovation: l’achat du tableau pourra se faire en cryptomonnaie. En l’occurrence, l’heureux gagnant des enchères pourra payer en ether (ETH), la deuxième cryptomonnaie en termes de capitalisation, après le bitcoin. Mais la principale avancée de cette transaction innovante qui se conclut ce 11 mars, c’est l’utilisation du système cryptographique des NFT. Derrière cet acronyme se cachent des actifs étranges à la terminologie obscure: les jetons non fongibles (non-fungible tokens en anglais).
Ces jetons numériques sont des certificats d’authenticité. Ils garantissent que l’oeuvre mise en vente est bien un original. Pour les artistes qui créent des oeuvres numériques, c’est une question capitale. Quoi de plus simple en effet que de copier un fichier jpeg ou de faire une capture d’écran? Avec les NFT, les compositions artistiques numériques (montages photos, dessins par ordinateur, montage animé, vidéo, etc.) peuvent faire l’objet d’une meilleure protection. La signature de l’artiste est en quelque sorte gravée numériquement dans l’oeuvre. Ce système utilise la cryptographie pour sécuriser les données d’authentification. Plus précisément, les NFT sont inscrits sur la blockchain, un registre en ligne réputé infalsifiable. La blockchain est la technologie décentralisée sur laquelle se basent les cryptomonnaies comme le bitcoin. Appliquée au monde de l’art, cette technologie aide donc les artistes à protéger leurs oeuvres.
Benjamin Spark est l’un d’eux. Cet artiste bruxellois, qui se revendique du mouvement street-pop, crée des tableaux numériques sur Photoshop depuis des années. Quand il découvre le crypto-art, il tombe sous le charme: “Je suis obsédé par l’idée de rendre l’art plus accessible par la technologie. Le crypto-art a fait évoluer ma vision du marché. Je m’adresse à de nouveaux types de collectionneurs, plus jeunes, que je ne touchais pas auparavant”, explique Benjamin Spark. L’artiste met ses oeuvres en vente sur des plateformes comme Nifty Gateway, détenue par les frères Winklevoss, les “rois du bitcoin”. Il voit dans le développement du crypto-art une nouvelle révolution numérique: “Le fait d’être payé en cryptomonnaies est un geste politiquement révolutionnaire, indique l’artiste. Le marché du crypto-art se situe en dehors du secteur bancaire, en dehors du contrôle des Etats.”
Le crypto-art se situe aussi en marge du marché de l’art traditionnel. Certains artistes voient ce nouveau champ d’expression comme un moyen de contourner les intermédiaires traditionnels que sont les galeries d’art, en proposant leur travail en ligne, en direct, sans filtres: “C’est le discours fort d’une communauté qui se sent parfois rejetée par le monde de l’art. L’idée est de décentraliser l’art, mais aussi de le démocratiser et de redonner le pouvoir aux collectionneurs. C’est une vraie revendication portée par ces artistes”, explique Olivier Marian, cofondateur d’Arteïa, une entreprise qui développe des logiciels pour le monde de l’art. Lui-même collectionneur, notamment via les NFT, Olivier Marian assiste avec intérêt à l’émergence rapide de ce mécanisme: “Pour un collectionneur, le certificat d’authenticité qu’apporte le NFT est très intéressant. Il permet de prouver rapidement que l’on est propriétaire de l’oeuvre”.
Suivre les oeuvres à la trace
Un autre avantage pointé par les partisans des NFT est sa transparence, tant sur les prix que sur les transactions. Toutes les ventes étant inscrites sur la blockchain, le trajet et le succès d’une oeuvre peuvent être suivis. Cette traçabilité donne à l’artiste le contrôle sur son oeuvre. Il peut créer des éditions numérotées, qui pourront ensuite passer d’un collectionneur à l’autre sans que son créateur en perde la trace. Le système du NFT permet également de rémunérer l’artiste à chaque revente de son oeuvre. C’est l’exercice de ce qu’on appelle le droit de suite: l’artiste touche un pourcentage du prix de vente dès que son oeuvre change de main. Ce pourcentage est fixé dès l’origine dans le certificat numérique via un smart contract (contrat intelligent), ce qui garantit son versement à chaque transaction.
Les artistes sont de plus en plus nombreux à être séduits par ce nouveau mode de commercialisation de leurs oeuvres. La chanteuse canadienne Grimes a vendu récemment via les NFT pour 6 millions de dollars de compositions originales, notamment une vidéo inédite et unique attribuée aux enchères pour près de 400.000 dollars. Le créateur du Nyan Cat, un des gifs (image animée) les plus célèbres d’internet, vient de vendre son “chat arc-en-ciel” pour 300 ethers, soit 600.000 dollars au moment de la vente. Le groupe de rock Kings of Leon vient, quant à lui, de sortir le tout premier album avec une version NFT incluant des bonus (pochette animée, vinyle en édition limitée…). Dix-huit “tickets d’or” seront également mis aux enchères: ils donneront accès à des concerts et des traitements VIP lors de la prochaine tournée du groupe.
600.000 dollars
C’est le prix auquel le célèbre gif Nyan Cat a été vendu sur le marché du crypto-art.
Collectionneurs ou spéculateurs?
Le crypto-art ouvre de nouveaux horizons aux artistes numériques qui souhaitent protéger leurs oeuvres et s’adresser à un nouveau public. Mais l’engouement actuel autour ce marché parallèle s’explique aussi par l’incroyable flambée que connaissent depuis quelques mois les cryptomonnaies. Tiré par un bitcoin qui a explosé son record en passant au-delà des 50.000 dollars, le marché des cryptos est pour l’instant très actif (et toujours très volatil). Les propriétaires de portefeuilles cryptos bien fournis, à la recherche de nouvelles opportunités, se tournent vers les NFT, qu’ils voient comme un nouvel actif spéculatif.
A côté de collectionneurs convaincus, on trouve donc aussi de purs spéculateurs. Rien de neuf sous le soleil, estime l’artiste Benjamin Spark: “Je vends des tableaux en galerie depuis 20 ans. Les acheteurs posent toujours cette question: ‘Est-ce qu’ils vont prendre de la valeur? ‘”. Cette valeur, désormais, ne se compte plus seulement en euros et en dollars, mais aussi en ethers et en bitcoins.
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