Paul Vacca
Splendeurs et misères du “binge watching”
Le “binge watching” atomise davantage l’audience autour de noyaux de fans qu’il n’agrège et fédère des publics.
La “révolution Netflix” ne fut pas celle que l’on nous a vendue. Il y a 10 ans, le modèle de la plateforme de streaming était censé reposer sur la manne des données récoltées auprès de ses abonnés, non pas pour vendre du ciblage publicitaire à des tiers comme Facebook, mais pour créer l’usine à programmes parfaite. Celle capable de produire des contenus imparables en lisant dans les données des abonnés comme dans le marc de café, puis de guider tout aussi imparablement ses abonnés vers leur programme rêvé grâce aux recommandations concoctées à partir de leur historique de visionnage. Ainsi s’est édifié, notamment autour de la série House of Cards érigée en paradigme, le mythe d’une entreprise capable de programmer infailliblement des succès grâce à ses données. Sous les datas de Netflix, les algorithmes du succès. Un modèle qui avait évidemment tout pour séduire les investisseurs amateurs de disruptions. Netflix allait s’imposer dans un secteur aussi volatil et incertain que l’ entertainment grâce à ses datas. Mettre en équation le désir des spectateurs, Hollywood en a rêvé, Netflix le fera.
Le “binge watching” atomise davantage l’audience autour de noyaux de fans qu’il n’agrège et fédère des publics.
Dix ans après, Netflix s’est imposé. Mais peut-être moins grâce aux datas qu’à un choix moins spectaculaire : celui de produire et diffuser directement ses séries par saisons entières au lieu de les distiller, épisode après épisode, au fil des semaines comme le font les chaînes classiques et les câblo-opérateurs en quête de fidélisation et de recettes publicitaires . De là s’est développée une nouvelle pratique : le binge watching, littéralement, le visionnage boulimique.
Une simple pratique qui s’est muée en une nouvelle expérience parfaitement en phase avec l’époque, ringardisant instantanément la vieille garde de l’ entertainment. Exit les contraintes horaires, les rendez-vous fixes et l’attente. Netflix se ralliait aux deux dogmes de la Silicon Valley : le ” tout tout de suite ” et le ” juste pour moi “. En délinéarisant la consommation des séries et en permettant à chacun de constituer son propre programme, Netflix libère une expérience socialement encadrée par la salle de cinéma ou la grille des programmes en la rapprochant d’une expérience plus intime comme celle du livre ou de la musique.
L’addiction propre aux séries change également de nature avec le binge watching : libérée de l’attente, elle est moins mécanique et hachée, plus immersive. Au lieu d’être imposée par une rythmique extérieure, elle devient aspiration dans un flux narratif. Elle est donc cousine des autres addictions numériques : celle liée au scrolling sur les réseaux sociaux ou à la navigation tous azimuts sur Internet, libre mais légèrement compulsive, où l’on continue même après satiété à faire défiler les contenus… D’ailleurs, pour Reed Hastings, le CEO de Netflix, son véritable concurrent, c’est le sommeil.
Cette individualisation de la consommation des séries a sans nul doute constitué un effet de levier pour Netflix, un aspirateur à abonnements. Mais peut-être cela en signe-t-il aussi la limite. Car en ” désocialisant ” la série, la plateforme ne prive-t-elle pas nombre de ses programmes d’accéder au statut tant envié de phénomène social ? C’est moins un problème de contenus que de mode de consommation. Le binge watching atomise davantage l’audience autour de noyaux de fans qu’il n’agrège et fédère des publics. Game of Thrones serait-il devenu le phénomène que l’on sait si, semaine après semaine, ses fans d’origine n’avaient piaffé leur impatience à la machine à café faisant craquer leur entourage ? L’attente, si elle est un fléau à titre personnel, constitue en revanche un extraordinaire vecteur de prosélytisme culturel.
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