La Belgique, pays de tous les records en matière de grève : “Nous allons gagner haut la main l’Eurovision des jours de grève !”

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Notre pays est en tête du peloton européen des grévistes et pourrait battre tous les records en cette année de fronde contre les gouvernements “de droite”. Les représentants du patronat n’en peuvent plus. La radicalisation menace. La modernisation de ce droit et la personnalité juridique des syndicats sont au menu.

C’est un cri qui vient du fond du cœur. “Franchement, on n’en peut plus de ces grèves”, clame Pierre-Frédéric Nyst, président de l’Union des classes moyennes. Depuis le 13 décembre 2024, date de la première grève nationale contre le futur gouvernement De Wever, les syndicats ont entamé un “marathon social” pour protester contre les réformes menées par “la droite” et “faire mal à l’économie” – dixit Thierry Bodson, président de la FGTB. Pour les patrons, cela dépasse les bornes.

“En ce qui me concerne, je trouve que les réformes qui sont sur la table sont les bonnes, estime Frédéric Panier, CEO d’AKT, qui représente le patronat wallon. Elles sont fortes et pas forcément faciles, je peux comprendre que de nombreuses personnes soient dans l’inquiétude. Mais il faut garder le cap, c’est indispensable pour la pérennité de notre modèle social.”

“Un calendrier insensé”

Depuis l’avènement du gouvernement Azur en Wallonie et surtout de l’Arizona fédérale, les grèves se sont pourtant multipliées, à un rythme effréné : nationale, provinciales, sectorielles, dans les services publics ou les entreprises publiques (bpost, SNCB), sans oublier les débrayages sauvages. De nombreux secteurs ont été touchés, mais entre les cheminots à plus de 25 reprises, les enseignants, les fonctionnaires, les policiers ou les magistrats, le mécontentement fait tache d’huile, il exaspère bien des citoyens et ne fait plus recette médiatique. La grève des services publics, le mardi 20 mai, n’a pas fait la “une” des journaux.

“La tension monte. Il y a une radicalisation des syndicats, mais aussi dans nos rangs.” – Pierre-Frédéric Nyst, président de l’UCM

Une nouvelle manifestation en front commun est annoncée le 25 juin prochain pour protester contre le blocage de la concertation sociale et l’absence de marge salariale. “Un tel calendrier de grèves récurrentes, c’est insensé, prolonge le représentant des PME et indépendants. Nos membres nous disent que ce n’est plus possible d’être bloqués de la sorte. La tension monte. Il y a une radicalisation des syndicats, mais aussi dans nos rangs.”

Devant lui, Pierre-Frédéric Nyst tient un graphique présentant la Belgique comme étant le pays de tous les records en matière de grèves.

“Cinq fois plus que l’Allemagne”

Une étude, publiée en 2023 par l’institut d’études allemand WSI de la fondation Hans-Böckler, émanation des syndicats allemands, souligne que les travailleurs belges occupent le haut du panier avec 103 jours perdus par 1.000 salariés, devant la France. Dans d’autres classements, effectués par l’Institut syndical européen, notre pays est dépassé par nos voisins français. En 2023, un inventaire du Groupe d’analyse des conflits sociaux (Gracos), réalisé à la demande du Centre de recherche et d’information socio-politique (Crisp), concluait que la Belgique avait enregistré cette année-là 412.622 jours de grève dont 210.448 jours en Wallonie contre 115.219 jours en Flandre. Par ailleurs, on compte près de 124.000 grévistes dans le sud du pays et environ 87.000 grévistes dans le nord du pays.

En tout état de cause, c’est énorme et le mal est plus profond du côté francophone. “Nous sommes cinq fois au-dessus du score des Pays-Bas et de l’Allemagne, tout en rivalisant avec la France, il faut le faire, s’emporte Pierre-Frédéric Nyst. Ces pays voisins sont ceux auxquels nous nous comparons pour évaluer notre compétitivité. Et cette année-ci, inutile de dire que l’on va faire sauter le compteur. Nous allons gagner haut la main l’Eurovision des jours de grève !” Derrière l’ironie, un ras-le-bol profond.

“Les grèves, cela n’aide pas, c’est certain, acquiesce Frédéric Panier. C’est préjudiciable pour l’attractivité de notre Région. Quand on parle d’investissements étrangers, il est évident que le climat social est un facteur déterminant. Les entreprises travaillent aujourd’hui à flux tendu, la perte d’une journée, cela peut signifier la perte d’un contrat ou la remise en cause d’une relation de confiance. Ce n’est pas bon ! Pour l’instant, selon les résultats de notre enquête conjoncturelle, ce sont les inquiétudes géopolitiques qui prédominent dans l’esprit des entrepreneurs, surtout la menace des droits de douane. Mais il faut éviter que ce contexte social ne se prolonge.”

“Quand on parle d’investissements étrangers, il est évident que le climat social est un facteur déterminant.” – Frédéric Panier, CEO d’AKT

“De l’huile sur les braises”

Pierre-Frédéric Nyst rappelle que les élections de juin 2024 ont donné lieu à une victoire du MR et des Engagés du côté francophone, les deux partis montant au pouvoir aux niveaux fédéral et wallon, avec un agenda de réformes à la clé. “L’image générale que l’on en a, c’est que les élections ont donné lieu à une forme de révolte de la part de ceux qui sont les seuls à tout payer, le monde des travailleurs et des entreprises, vis-à-vis de ceux qui donnent l’impression de ne jamais rien payer, celui des allocataires sociaux, analyse-t-il. Bien sûr, ce constat manque de nuances : il y a évidemment des chômeurs malheureux qui veulent en sortir.” Mais il est éloquent.

“Les syndicats mettent de l’huile sur les braises avec ces grèves à répétition, prolonge-t-il. Ils ont commencé par la grève préventive, avant même la naissance du gouvernement. Depuis, cela n’arrête pas, on fait grève pour à peu près tout et n’importe quoi. Ils ont même inventé les grèves émotionnelles aux TEC, après l’agression d’un chauffeur. Cette accumulation ne passe plus. Je ne remets pas ce droit en cause, mais la grève devrait être le résultat d’un échec de concertation. Or, on ne l’a même pas commencée ! À la question de savoir si nous sommes mécontents de la façon dont les syndicats gèrent ces mouvements, la réponse est clairement positive.”

Deux dossiers sensibles

Tous les jours, plaident-ils, des chefs d’entreprise demandent désormais que l’on remette sur la table les dossiers de la modernisation du droit de grève ou de la personnalité juridique des syndicats. “La grève doit être l’expression d’un équilibre, souligne le président de l’UCM. On a le droit de ne pas prester pour faire pression sur le patron en vue d’obtenir une amélioration de certaines choses. Ici, il s’agit de s’en prendre au pouvoir politique. En outre, il y a des règles à respecter. Si ce droit existe, celui de travailler existe également, que ce soit pour les autres salariés ou pour des indépendants qui doivent rentrer dans un zoning. Je ne suis pas le seul à le dire, les juges l’ont également exprimé.”

Une affaire datant de 2015 a changé la donne. Ce jour-là, environ 300 manifestants avaient bloqué le viaduc de Cheratte sur l’autoroute E40. En 2021, 17 syndicalistes ont été condamnés en tant qu’auteurs et coauteurs, en raison de leurs discours. “Ils n’étaient même pas sur place, constate le représentant patronal. Le tribunal l’a dit, la cour d’appel et la Cour de cassation l’ont confirmé et la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé qu’il n’y avait pas de violation du droit de grève. C’est tout de même très clair !”

Cette séquence sociale agitée pourrait, selon lui, remettre un autre dossier sur la table. “Depuis que j’ai commencé à la présidence de l’UCM, en 2017, j’ai un dossier sur mon bureau concernant la personnalité juridique des syndicats, préparé par un conseiller, au cas où, explique-t-il. Jusqu’ici, je ne l’ai pas sorti, mais on m’incite de plus en plus à le prendre à bras-le-corps. Le sujet se trouve au menu de l’Arizona et la jurisprudence de l’arrêt Bodson représente, en réalité, une personnalisation juridique de fait. Quand j’entends des leaders syndicaux affirmer qu’il faut ‘faire mal à l’économie’, je me dis que l’on a dépassé un stade. Les responsables syndicaux ne prennent même plus leurs distances par rapport aux débordements. Ce n’est pas normal ! Sans doute que cela les ennuie autant que nous, mais cela prouve qu’ils ne maîtrisent plus leur mouvement.”

Un appel au dialogue

Fondamentalement, les représentants patronaux regrettent la culture négative induite par ces mobilisations sociales incessantes. “Nous préférerions passer du temps avec les partenaires sociaux pour préparer l’avenir, souligne Frédéric Panier. Mon message aux syndicats consiste à dire qu’il y a tant de choses sur lesquelles nous pourrions travailler ensemble en matière de coût de l’énergie, de simplification administrative, de formation des travailleurs pour faire face aux métiers en pénurie. Sortons de cette guerre des tranchées.”

“Nous devrions mener un projet collectif, estime également Pierre-Frédéric Nyst. Pour atteindre le taux d’emploi à 80%, il faut convaincre les gens de travailler, mettre en garde les médecins afin qu’ils donnent moins de certificats de complaisance, motiver les mutuelles et faire en sorte que les employeurs jouent le jeu – nous sommes mille fois d’accord sur ce dernier point ! Mais dans ce contexte social, certains se demandent s’ils vont engager des travailleurs couverts par des syndicats… À partir du 1er janvier 2026, 140.000 personnes pourraient progressivement être exclues du chômage. Mais à gauche, on considère déjà que ce seront des allocataires sociaux. Cela signifierait que l’on n’aura pas réussi à en mettre un seul au travail ! Mais qu’est-ce cette société où l’on n’aurait que des droits et pas de devoirs ? Et à quoi servent les efforts du Forem ?”

Cette “culture négative” est surtout véhiculée du côté francophone, regrette le président de l’UCM. “Le climat social en Flandre est tout de même moins grave. Pour comprendre cela, il suffit de regarder la différence entre la FGTB et l’ABVV, entre la CSC et l’ACV, entre le PS et Vooruit… La gauche flamande s’est modernisée, tandis que la gauche francophone est sous la pression du PTB. De l’autre côté, certains élus MR pensent désormais que la N-VA a raison et que ce pays devient ingouvernable. Tout le monde se radicalise. Nous, nous essayons de faire vivre la concertation sociale, mais force est de constater que cela craque de tous côtés ! Il faut être deux pour danser le tango…”

“Avec ces réformes, les syndicats vont perdre une partie de leur business, c’est clair, ajoute Pierre-Frédéric Nyst. Leur discours officiel, c’est de dire qu’ils défendent le travail, mais ils sont en réalité sur la défensive. Ils devraient travailler avec nous à une réintégration progressive des chômeurs dans le monde du travail. Certains sont d’accord sur le principe, mais cela ne bouge pas. Au lieu de cela, on nous lance des slogans comme le fait que passé 60 ans, un policier ne peut plus courir après des bandits ou un enseignant ne peut plus être devant sa classe. Enfin, on peut gérer une équipe ou effectuer du travail administratif, tout de même… Les syndicats sont devenus des forces de blocage parce qu’ils misent sur le chômage ou la pension.”

Il conclut : “Si nous n’avions pas de problème budgétaire ou si l’on trouvait du pétrole, cela ne me gênerait pas. Tout le monde a le droit de choisir. Mais cela ne va pas si on n’a pas les moyens et que cela repose sur la société ! Les caisses des pouvoirs publics sont vides !”

“Cela dit, il ne faut pas uniquement un discours promettant du sang et des larmes, conclut Frédéric Panier. Je lance également un message aux politiques : la paix sociale est importante, il faut promouvoir le dialogue.”

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