Delhaize: « Il ne faut pas trop vouloir encadrer le droit de grève »
Avocat spécialisé en droit du travail, Jérôme Aubertin (Stibbe) estime que si certains éléments de l’ordonnance délivrée dans le conflit chez Delhaize peuvent surprendre, les décisions des juges sont en général prudentes et mesurées.
Jérôme Aubertin est avocat auprès du grand cabinet Stibbe. Il est spécialiste du droit du travail. Nous lui avons demandé ce qu’il pensait des dernières décisions de justice dans le conflit social chez Delhaize et du projet de loi « anticasseurs » présenté par le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne.
Dans l’affaire Delhaize, les syndicats ont manifesté contre l’ordonnance du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles, qui en réponse à la requête unilatérale de l’entreprise, a interdit pour un mois renouvelable es piquets de grève devant les magasins et les dépôts du groupe. Le droit de grève est-il menacé ?
Le phénomène des requêtes unilatérales n’est pas neuf. Il y a des débats sur le sujet depuis plus d’une vingtaine d’années. En 2001, lorsqu’elle était ministre de l’Emploi et du Travail, Laurette Onkelinx avait voulu supprimer ce recours. Cela n’a pas abouti. Le patronat y était évidemment opposé. Mais je crois que les syndicats y voyaient aussi un certain intérêt, même s’ils ne l’admettront sans doute pas publiquement. Face à des actions sur la légalité ou l’efficacité desquelles les permanents syndicaux ont des doutes mais sont poussés par leur base, le permanent qui reçoit l’ordonnance peut dire : nous sommes obligés de lever ces actions. Cela permet parfois de mettre fin à un conflit, ou en tout cas à certaines formes d’actions sociales. Je crois de plus que si les juges peuvent avoir des sensibilités différentes, ils agissent assez bien. Ils sont très prudents et mesurés. Ils le sont d’ailleurs de plus en plus : Il y a quelques années, vous pouviez obtenir assez facilement une ordonnance préventive interdisant un piquet si vous entendiez qu’il pouvait y avoir un mouvement de grève et peut-être un blocage organisé. C’est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui. La durée de validité des ordonnances est aussi aujourd’hui souvent plus courtes qu’il y a quelques années.
Mais le contexte social s’est-il durci ?
Il y avait un gentleman agreement passé en 2002 entre patronat et syndicat, mais il n’est respecté par aucune des parties. Les syndicats s’engageaient à n’utiliser la grève qu’en dernier recours, à respecter les procédures de conciliation, à ne pas commettre de dégradation, à ne pas bloquer. De leur côté les employeurs s’engageaient à ne pas recourir à la justice. Mais cet accord n’est manifestement pas respecté.
Dans l’affaire Delhaize, certains éléments vous ont étonnés ?
Un élément peut être étonnant dans l’affaire Delhaize est qu’il y a eu une tierce opposition : un travailleur à qui la décision de justice a été communiquée est allé devant le même juge pour qu’il réexamine la situation après avoir entendu sa version des faits. Il a pu exprimer ses arguments, l’employeur a fait de nouveau valoir les siens, et le juge a confirmé la décision qu’il avait prise initialement. Le juge a donc considéré qu’il n’avait pas été mal informé par Delhaize qui est allée seule devant le juge, et que les arguments du travailleur n’étaient pas de nature à le faire reconsidérer sa décision.
Ce qui reste étonnant est l’analyse du juge qui s’interroge – semble-t-il – assez peu sur la question des voies de fait commises, c’est-à-dire sur les atteintes aux droits d’autrui, et en particulier les droits de Delhaize. Les juges ont souvent tendance à considérer que certaines atteintes sont un peu inévitables dans le cadre d’un conflit, notamment pour assurer une certaine effectivité. L’autre point un peu étonnant est la durée de l’ordonnance : l’interdiction est valable pour un mois, or la tendance est plutôt d’avoir des interdictions assez courtes.
Finalement, dans ces affaires, est-ce une bonne chose de s’en remettre à la sensibilité du juge ?
Je crois que c’est une bonne chose et qu’il ne faut pas vouloir trop encadrer et réglementer les conditions du droit de grève. Il faut que le juge puisse intervenir des deux côtés et, le cas échéant, sanctionner un excès de l’employeur ou des travailleurs. Tout repose sur un équilibre délicat et fragile, entre les droits des travailleurs, et ceux de l’employeur et des tiers. La liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres.
La grève n’est pas un no man’s land juridique. Elle suspend l’obligation pour le travailleur de travailler et l’obligation pour l’employeur de payer le salaire , mais tout n’est pas permis. On ne peut pas voler des marchandises, frapper des collègues… Le droit continue heureusement de s’appliquer : tout n’est pas permis. La grève, c’est le droit pour les travailleurs de ne pas travailler, avec la conséquence que l’employeur n’a alors pas à payer la rémunération.
Un juge peut-il limiter le droit de grève parce que ce mouvement mettrait en danger la viabilité de l’entreprise ?
Le fait de ne pas aller travailler est l’exercice normal du droit de grève, et un juge n’interviendra pas parce que la grève mettrait en danger la viabilité de l’entreprise. Par contre, il peut intervenir si des travailleurs volontaires veulent entrer dans l’entreprise, ici le magasin et en sont empêchés par un piquet ; ou si des clients veulent entrer et en sont empêchés ; ou si les fournisseurs ne peuvent pas travailler normalement, et seraient empêchés d’entrer ou de sortir.
Ainsi, dans ce conflit social chez Delhaize qui concerne le passage des magasins à un modèle franchisé, je comprends la décision du juge qui estime que les dépôts n’ont rien à voir dans ce conflit et qu’ils ne peuvent pas être bloqués.
D’une manière générale, je crois que les juges agissent bien, avec des sensibilités différentes d’un arrondissement judiciaire à l’autre, mais ils sont prudents et mesurés face à la situation. Nous n’assistons pas à une nouvelle judiciarisation du droit de grève, contrairement à ce qu’affirment les syndicats.
Je le répète : je constate même que les juges sont de plus en plus prudents, et mesurés. Il y a des années, par exemple, on pouvait obtenir assez facilement une ordonnance préventive interdisant un piquet sur la simple rumeur qu’il pouvait y avoir un blocage organisé dans l’entreprise. C’est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui. Sur la durée de l’ordonnance également, vous pouviez auparavant une durée assez longue. Aujourd’hui, les juges vont être beaucoup plus mesurés.
Pourtant, l’ordonnance dans l’affaire Delhaize porte sur une longueur inhabituelle (un mois, renouvelable). Comment l’expliquer ?
Cela peut s’expliquer par le fait que les syndicats ont eux-mêmes annoncé qu’ils iraient au finish. Dans ce contexte, ils donnent des munitions à l’employeur qui peut expliquer au juge que ce conflit n’est pas comme les autres. En temps normal, un conflit ne dure pas longtemps parce qu’on essaie de dialoguer, et les syndicats ne font pas des communications que leur action sera longue. Mais ici, vous lisez des déclarations faites dans les médias ou sur les réseaux sociaux dans lesquelles les syndicats affirment que le conflit est amené à durer parce qu’il s’agit d’une question de principe, et qu’ils ne céderont pas, voire qu’ils intensifieront le mouvement si nécessaire. Le juge estime que, dans ces circonstances, il n’est pas déraisonnable que l’entreprise demande une durée d’interdiction plus longue. Cette décision me paraît compréhensible dans ce contexte.
Et que pensez-vous du projet de loi présenté par le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne, qui a exacerbé un peu plus la tension sociale ?
Je ne crois pas que le projet du ministre Van Quickenborne visait les grèves. Il voulait permettre à justice de prendre des mesures anticasseurs dans le cadre de manifestations. Il s’agit de combattre les agissements de casseurs masqués qui s’infiltrent dans certaines manifestations au départ pacifiques.
Le texte parle d’ailleurs de « rassemblements revendicatifs ». Mais le timing de la présentation du texte était sans doute malheureux. Je crois aussi que la sensibilité sur ce qui se passe auprès de Delhaize est différente d’une communauté à l’autre.
Ce texte se justifie-t-il ?
Si vous lisez le document, il vise à sanctionner des infractions commises dans le cadre d’une manifestation et à permettre à la justice de pouvoir rendre un nouveau type de sanctions pénales. Plus précisément, on instaure une nouvelle sanction qui est l’interdiction temporaire (trois ans maximum) de participer à des rassemblements revendicatifs.
A mon sens, cette sanction est plutôt symbolique qu’effective.
Car je vois mal comment assurer, en effet, cette sanction, à l’égard de casseurs masqués qui, s’ils récidivent, seront très difficiles à identifier.
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