Paul Vacca
Roger Federer, le beau geste associé à la geste d’un champion
Qui mieux que Federer aura incarné cette perfection du style apollinien de la statuaire grecque?
Lorsque le “lawn tennis” fut inventé sur les vertes pelouses dans l’Angleterre victorienne des années 1870, les élites d’outre-Manche vivaient alors dans le culte de la Grèce antique. L’architecture, la sculptures, la dramaturgie, les poèmes et jusqu’à la fascination pour la jeunesse et ses corps en mouvement des Grecs étaient redevenus à la mode dans le milieu artistique. Le tennis, qui supplante le cricket dans les clubs privés à cette période, incarnait parfaitement cette vogue hellénistique avec ses joueuses et joueurs à la grâce préraphaélite, aux tenues chics, aux élégantes raquettes en bois et aux gestes déliés. Le tennis possédait alors un je-ne-sais-quoi d’aérien, l’alliance de la danse et de la géométrie, quelque chose de chevaleresque aussi dans ses montées héroïques vers le filet.
Durant plus d’un siècle, le tennis resta ce jeu élégant éthéré et un rien aristocratique. Puis, il s’exporta et à partir des années 1970-1980, ce fut la révolution. Le tennis s’ouvrit à un large public de pratiquants et de spectateurs, évolua sous la pression du marché, de la technologie et de la compétition. Il se mua alors en une pratique beaucoup plus métronomique, avec des logiques de rouleau compresseur: l’évolution technologique des raquettes bien plus légères et performantes, l’arrivée du lift permettant de donner de l’effet à la balle et combinant à la fois la force de frappe et sécurité, le revers à deux mains, le lourd jeu de fond de court prenant le dessus sur les services-volées aériens d’antan… Le profil des joueurs changea aussi avec l’apparition de vikings venus du Nord, de bad boys américains, de toréros méditerranéens ou de gladiateurs des Balkans tous plus impressionnants les uns que les autres et qui contribuèrent à faire de ce sport un spectacle parfait.
Le génie de Roger Federer est d’avoir su, dans ce joyeux dédale, continuer d’incarner au mieux l’idéal formel du jeu originel. Mieux, depuis 2003, date de sa première victoire en Grand Chelem à Wimbledon, il n’a eu de cesse d’affiner son jeu, de l’épurer, s’approchant toujours plus de l’idée platonicienne de tennis. Son exploit est d’avoir prouvé que cette quête de pureté pouvait aussi être efficace. Faire de lui l’un des plus grands champions, si ce n’est le plus grand de ce sport avec une pléiade de titres dont 20 Grands Chelems: le beau geste associé à la geste d’un champion.
Car qui mieux que Federer aura incarné cette perfection du style apollinien de la statuaire grecque? Par la pureté de son revers (à une main), la fluidité parfaite de ses déplacements, la précision (helvétique pour le coup) de ses frappes… Avec quelque chose d’un demi-dieu olympien au-dessus des hommes: sans jamais donner l’impression de transpirer, de produire un effort ou même de se précipiter, transgressant sans se forcer les lois de la géométrie et de la gravitation. Un style apollinien qui trouva en Rafael Nadal (un autre demi-dieu) son alter ego au style dionysiaque fait au contraire de fureur, de ruptures et de démesure. Deux approches parfaitement opposées qui les hissèrent mutuellement au sommet du tennis, produisant des rencontres éblouissantes.
A 41 ans, Roger Federer avait tellement poussé les limites d’âge de ce sport (avant lui, on devenait un vétéran à peine passée la trentaine) que l’on pensait qu’il allait encore pouvoir les repousser. En décidant, comme il l’a déclaré cette semaine, d’arrêter la compétition dans la plénitude de ses moyens, il signe un nouvel exploit, un nouveau beau geste, peut-être le plus éclatant de sa carrière: sa victoire définitive contre le temps en atteignant, sain et sauf, la terre des légendes. En s’arrêtant aujourd’hui, il accède paradoxalement à une forme d’éternité.
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