“Au Danemark, les fermes traditionnelles n’existent plus”: comment la Wallonie peut-elle éviter ce scénario?

Caroline Lallemand

L’ASBL Terre-en-vue lance un appel au gouvernement wallon alors que la ministre Anne-Catherine Dalcq (MR) dépose ce jeudi une note sur le foncier agricole. L’urgence : enrayer la flambée des prix qui rend les terres inaccessibles aux (jeunes) agriculteurs.

Les chiffres donnent le vertige. En sept ans, le prix moyen d’un hectare de terre agricole a bondi de 44% en Wallonie, atteignant près de 39.000 euros en 2023 selon l’Observatoire du foncier agricole wallon. Mais, cette moyenne cache des écarts vertigineux : “Dans certaines régions, on reste à 25.000 euros l’hectare, dans d’autres on passe à 60, 80, voire plus de 100.000 euros”, détaille Zoé Gallez, juriste et coordinatrice de Terre-en-vue.

Une augmentation qui cache un phénomène encore plus inquiétant : 45% des terres sont désormais achetées par des non-agriculteurs, souvent des sociétés sans lien avec le monde rural, parfois même étrangères.

Le spectre d’une agriculture sans agriculteurs

“Sous couvert de liberté du marché, la Wallonie ne s’est pas dotée des outils nécessaires pour éviter l’accaparement des terres. Il faut agir maintenant pour préserver notre souveraineté alimentaire”, alerte Zoé Gallez, de Terres-en-vue. Cette coopérative citoyenne namuroise, qui depuis treize ans achète des terres pour les mettre à disposition d’agriculteurs en location longue durée, mobilise aujourd’hui 5.000 personnes et a acquis 280 hectares soutenant une cinquantaine de fermes.

Pour l’ASBL, la question est existentielle : “Est-ce qu’on veut poursuivre une trajectoire vers une agriculture de firmes ou garder une agriculture familiale à taille humaine avec des fermes dans lesquelles on peut avoir un vrai échange avec l’agriculteur ?”

Le spectre du modèle danois plane. “Il n’y a pas longtemps, on est allé au Danemark. Là, il n’y a plus qu’une agriculture de firme. Les fermes qu’on a dans l’imaginaire collectif – une ferme avec des animaux, avec un petit magasin – ça n’existe plus”, commente Zoé Gallez, qui y voit un avertissement pour la Wallonie.

Des spéculations multiples et un manque de protection

Pourquoi les prix s’envolent-ils ? “C’est principalement dû au fait que les terres agricoles ne sont pas beaucoup protégées”, explique la coordinatrice.

Les spéculations viennent de partout  et notamment de l’augmentation du bâti. « On continue à grignoter les terres agricoles, pour en faire des espaces récréatifs, produire de l’énergie, pour y parquer des chevaux ou faire des sapins de Noël. Ça dépend un petit peu des régions, mais il y a beaucoup de spéculations qui viennent sur l’usage des terres agricoles.”

Les terres agricoles ne sont pas beaucoup protégées

Au sein même du secteur, la pression industrielle est forte. Si Colruyt a été pointé du doigt pour avoir racheté de nombreuses terres, Zoé Gallez précise : “Il n’y a pas que Colruyt qui est à la manœuvre, il y a énormément d’autres entreprises capables d’acheter à des prix qui défient toute concurrence et qui empêchent les agriculteurs de pouvoir surenchérir.”

Un autre problème aggrave la situation : le détournement du système des primes européennes. “Aujourd’hui, c’est trop facile d’avoir ce statut d’agriculteur actif. Il y a plein de gens qui reçoivent des primes qui ne devraient pas en recevoir. Certaines grandes organisations rachètent même des terres pour recevoir des primes”, dénonce Zoé Gallez. Plus on déclare de terres, plus on reçoit de primes PAC, créant un cercle vicieux qui alimente la spéculation.

Le droit de préemption comme solution

Terre-en-vue plaide pour un outil concret : un droit de préemption élargi à toute la Wallonie, permettant à la Région d’acquérir des terres au prix du marché et non au prix du plus offrant. “Ce principe existe déjà dans certaines zones en Wallonie, dans le cadre d’aménagements fonciers, par exemple quand on fait des aménagements pour une autoroute. Ça permet à la Wallonie d’acheter certaines terres et d’éviter d’exproprier. Il faut l’étendre à toute la Wallonie”, insiste Zoé Gallez.

L’expérience française montre qu’agir sur seulement 10% des ventes suffit à calmer le marché. Un calcul simple : en 2023, 4.389 hectares ont changé de propriétaires en Wallonie. Intervenir sur 10% de ces ventes (438 hectares) coûterait 17 millions d’euros à la Région, au prix moyen de 39.000 € l’hectare. “Ce n’est pas impossible, car il s’agit d’un budget d’investissement”, souligne la coordinatrice. Le mécanisme pourrait être couplé à un portage foncier permettant aux agriculteurs-locataires de racheter progressivement la terre.

Avec de tels prix, rentabiliser et rembourser un emprunt sur une carrière devient impayable

L’urgence est réelle, et l’argument économique implacable : “Plus on agira vite, moins ça coûtera cher. Parce que plus on attend, plus le prix s’emballe. Aujourd’hui, dire à un propriétaire d’une terre qui vaut 60.000 euros que demain ça elle en vaudra 40.000, ça ne va pas passer. Mais lui dire que ça vaut toujours 60.000 et pas 65 ou 80, ça peut passer. Voilà, ça permet de calmer le marché », argumente Zoé Gallez.

Des disparités territoriales criantes

Les prix varient considérablement selon les régions. Le Brabant wallon affiche la moyenne la plus élevée (52.129 euros/ha), 2,3 fois supérieure à celle du Luxembourg (22.208 euros/ha). L’arrondissement de Huy bat tous les records avec 63.514 euros/ha, soit 3,4 fois plus qu’à Virton (19.292 euros/ha).

Des montants qui rendent l’achat impossible pour les agriculteurs : “Avec de tels prix, rentabiliser et rembourser un emprunt sur une carrière devient impayable. Aujourd’hui les agriculteurs sont pour la majorité en fin de carrière. Qui va s’endetter sur plusieurs générations ?”, interroge Zoé Gallez.

La promesse de la ministre

Du côté du cabinet de la ministre de l’Agriculture Anne-Catherine Dalcq (MR), on confirme qu’un texte doit être déposé jeudi pour une première lecture au gouvernement. “La ministre considère que l’analyse de l’ASBL est tout à fait juste”, nous assure-t-on. Sur les ondes de La Première fin octobre, Anne-Catherine Dalcq posait elle-même la question centrale : “Est-ce que nous voulons que les terres soient détenues et cultivées par des agriculteurs indépendants, ou par des acteurs étrangers au secteur agricole et parfois hors Europe ? Est-ce qu’on veut garder une souveraineté alimentaire en Europe ?”

Est-ce que nous voulons que les terres soient détenues et cultivées par des agriculteurs indépendants, ou par des acteurs étrangers au secteur agricole et parfois hors Europe ?

La ministre, elle-même agricultrice, travaillerait sur une approche globale intégrant plusieurs volets. La réforme du bail à ferme pour encourager la location et le rendre plus attractif. La révision du statut d’agriculteur actif pour éviter que des entreprises sans activité réelle ne perçoivent des primes européennes. L’encouragement des agriculteurs indépendants et des sociétés agricoles, mais pas des sociétés de gestion pure.

Des groupes de travail devraient être créés pour analyser les différentes solutions, dont le fameux droit de préemption. Zoé Gallez se félicite de cette ouverture : “Depuis qu’elle est devenue ministre, comme elle est agricultrice elle-même, elle est très sensible à la question des terres agricoles. Elle nous a vraiment dit que cette question était cruciale pour elle.”

Un enjeu de démocratie alimentaire

Au-delà des agriculteurs, c’est toute la population qui est concernée. “Cette concentration des terres entre quelques grands groupes menace notre démocratie alimentaire. Notre production nourricière ne sera plus que la responsabilité de deux ou trois grands groupes, on n’aura plus du tout la main sur notre propre production”, avertit Terre-en-vue.

L’ASBL rappelle que 40% des terres wallonnes pourraient changer de mains dans les dix prochaines années, en raison de la pyramide des âges dans le secteur. “Les décisions prises aujourd’hui détermineront le visage de l’agriculture wallonne de demain : une agriculture de firme, spéculative et centralisée, ou une agriculture diversifiée, créatrice d’emplois et relocalisée”, conclut Zoé Gallez. “C’est un problème pour les agriculteurs, mais c’est finalement un problème qui nous concerne tous au sein de la société.”

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