Trump, Covid, Guerre en Ukraine,…: au revoir la mondialisation et bienvenue dans le monde d’avant
En quelques années, le monde global que nous avons connu s’est éloigné, sous les coups du protectionnisme et des problèmes d’approvisionnement. Et nous voici replongés dans le monde d’avant, celui de l’affrontement entre blocs.
“Nous achèterons américain pour nous assurer que tout, du pont d’un porte-avions à l’acier des glissières de sécurité des autoroutes, est fabriqué en Amérique du début à la fin. Tout.” Cette phrase n’est pas tirée d’un vieux discours de Donald Trump. C’est Joe Biden qui l’a prononcée lors de son discours sur l’état de l’Union au début du mois de mars. Et quelques jours plus tard, comme en écho, Larry Fink, patron de BlackRock, le principal gestionnaire d’actifs au monde, lançait dans sa lettre annuelle aux actionnaires: “L’invasion russe de l’Ukraine a mis fin à la mondialisation que nous avons connue au cours des trois dernières décennies. Avec le temps, la Russie s’était interconnectée avec le monde et était profondément liée à l’Europe occidentale. Le monde avait bénéficié des dividendes de la paix et de l’expansion de la mondialisation.” Mais c’est fini. Nous sommes en 2022 et les troupes russes ont envahi l’Ukraine et la mondialisation subit de violents assauts.
Comment appréhender ces changements? “Il faut avoir en tête trois éléments importants quand on parle de mondialisation”, répond Koen De Leus, l’économiste en chef de BNP Paribas Fortis.
Ouverture, dérégulation et technologie
Le premier est l’ouverture des économies au commerce global. “Le moteur de la mondialisation des années 1990 a été l’ouverture de l’Europe de l’Est et de la Chine, rappelle-t-il. Mais aujourd’hui, la Chine est aux prises avec la stagnation et le vieillissement de sa population, et les salaires chinois sont de plus en plus élevés. Le pays se focalise de plus en plus sur la ‘double circulation’ ou le double cycle. Il y a le cycle économique intérieur, avec une production, une distribution et une consommation locales. Et puis, il y a le cycle supporté par les exportations, qui doit financer le premier. Cela signifie que la Chine sera de moins en moins ouverte.”
Certes, ajoute Koen De Leus, certains pays en développement pourraient remplacer la Chine. “L’Afrique, riche en matières premières, comme le cobalt nécessaire à la transition climatique, devrait jouer un rôle plus important. Certains Etats d’Amérique latine aussi. Ces pays producteurs de matières premières joueront le rôle d’une nouvelle Opep”, dit-il.
Un deuxième point est la dérégulation. “L’Organisation mondiale du commerce a cessé de fonctionner depuis 2019 parce que les Etats-Unis n’ont toujours pas nommé de juges pour siéger à l’instance d’appels. Nous avons vu les barrières se multiplier, avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, mais aussi en Europe où l’on estime avoir été trop naïfs, notamment par rapport à la Chine. Aux Etats-Unis, des enquêtes montrent que les entreprises ont souffert des tensions commerciales avec la Chine et cherchent à modifier leurs chaînes de valeur. En Chine, l’esprit nationaliste fait qu’un nombre grandissant de consommateurs ne veulent plus acheter de produits américains. Et si la Chine présente toujours d’importantes opportunités de croissance, elles s’accompagnent de désavantages, comme le risque d’une perte de propriété intellectuelle.” Tout cela explique la recrudescence du protectionnisme.
Nous sommes malheureusement revenus à ce type de configuration où les pays sont en concurrence.
Anton Brender (Candriam)
Conséquence: les investissements américains en Chine, qui avaient culminé en 2008 à 21 milliards de dollars, sont retombés à 9 milliards. Et les investissements directs chinois aux Etats-Unis sont aussi en phase descendante.
“Le ralentissement de la mondialisation s’explique aussi parce que le capitalisme est allé un peu trop loin, ce qui a nourri le populisme, poursuit Koen De Leus. Car si la mondialisation a profité à de nombreuses grandes entreprises et aux consommateurs qui ont pu acheter des produits moins chers, pas mal de gens ont également perdu leur travail. Les gouvernements n’ont pas réagi aussi vite qu’ils auraient dû.”
Le dernier élément à prendre en compte est la technologie. Dans les années 1980 et 1990, l’essor technologique a fait imploser les coûts de communication. “Les chaînes de production ont accueilli le just in time, elles se sont complexifiées parce qu’elles ont pu être divisées en plus petites entités, localisées dans des pays à bas salaires”, observe Koen De Leus.
Un futur incertain
Alors, comment imaginer le futur dans ce contexte? “Ce n’est pas simple car deux visions contradictoires s’affrontent”, répond l’économiste. “La première est celle de la quatrième révolution industrielle, la combinaison du big data, de l’internet des objets, du métavers. Le virtuel peut mettre en danger les gens qui travaillent dans certaines activités de services, de brillants professeurs d’université en Inde peuvent enseigner à distance et détrôner des académiques en Europe, des ingénieurs formés dans les pays en développement peuvent venir travailler ici. Cela peut être positif pour nos pays qui souffrent du manque de personnel en raison du vieillissement. Mais certains peuvent aussi perdre leur emploi.”
Mais la seconde vision, à l’inverse, est celle d’une régulation de plus en plus stricte. Les grandes entreprises digitales sont de plus en plus régulées. En Europe avec l’adoption récente du digital market act et le digital service act, mais aussi aux Etats-Unis et en Chine en raison de la compétition entre les deux nations. “Les grandes plateformes vont perdre les effets de taille et de réseau qui leur avaient permis de devenir leaders mondiaux. Ces nouvelles réglementations pourraient ralentir l’innovation et cette quatrième révolution industrielle”, observe Koen De Leus.
Dans ce jeu, quelle pourrait être la place de l’Europe? “Je peux imaginer que l’on s’achemine vers la constitution de deux sphères économiques avec, d’un côté, la Chine, la Russie, l’Iran… et, de l’autre, l’Amérique du Nord et l’Europe, une Europe un peu plus respectée comme partenaire qu’aujourd’hui.”
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Un choc de nations
Ce retour à une politique et une économie de blocs, Anton Brender le constate lui aussi. En 1987, dans un essai qui s’intitulait Un choc de nations (Hatier), l’économiste en chef de Candriam expliquait que la mondialisation nous avait fait perdre de vue que si les entreprises se livraient concurrence, les nations le faisaient également. “Je n’ai jamais souscrit à ces idées de la fin de l’histoire, nous dit Anton Brender. L’intégration commerciale n’efface pas la réalité des nations ni leurs caractéristiques, et nous sommes malheureusement revenus à ce type de configuration où les pays sont en concurrence. Concurrence commerciale mais aussi politique et sociale. Les Russes et les Chinois nous disent en effet que c’est leur modèle social qui est le bon.”
“Donald Trump a été le début d’un rappel à l’ordre, souligne l’économiste. Il avait dit que les Etats-Unis s’étaient rendus dépendants, en particulier pour leur approvisionnement électronique, d’un pays qui n’était ni allié ni ami. Il avait remis en cause cette logique de la globalisation, vision un peu naïve du commerce et de l’amitié entre les peuples.” Une idée, rappelle Anton Brender, qui avait été développée notamment par Alain Minc, qui parlait de mondialisation heureuse, ou par l’essayiste américain Thomas Friedmann pour qui, avec la mondialisation, la disparition des frontières et la numérisation galopante, la terre était devenue plate. Mais aujourd’hui, nous en retrouvons la rondeur.
“Après le premier rappel à l’ordre de Donald Trump, nous vivons avec la guerre en Ukraine un deuxième épisode du même film, poursuit Anton Brender. En matière économique, une partie du monde n’est plus perçue de la même façon qu’avant. Et c’est un changement plus profond que celui lié au covid. Le monde d’après la pandémie promettait de ressembler au monde d’avant, mais avec un peu plus de télétravail et de prudence dans les chaînes d’approvisionnement. En revanche, ce monde d’après la guerre en Ukraine sera un vrai monde d’après, ou un retour au monde d’avant, celui de la guerre froide. Après tout, quand nous savions que l’URSS état un pays potentiellement ennemi, nous ne commercions pas avec elle. Nous ne commercions pas non plus avec la Chine mais c’était pour une autre raison: la Chine n’avait rien à vendre.”
Mais les deux blocs n’ont-ils quand même pas besoin économiquement l’un de l’autre? La Russie, par exemple, doit exporter son gaz et l’Europe en a besoin. Anton Brender n’en est pas convaincu… “L’orientation générale que nous voulons suivre est de ne plus utiliser les matières fossiles. Et ce qui est en train de se passer en Ukraine va hâter cette transformation. Cela nous posera des problèmes entre-temps mais cela en posera aussi à terme à la Russie parce qu’elle ne saura plus quoi faire de ses réserves.”
L’enjeu, ajoute l’économiste en chef de Candriam, sera plutôt dans nos relations avec la Chine. “Elle est présente en Afrique depuis longtemps car elle a compris que l’approvisionnement en matières premières était essentiel. Mais la conséquence du conflit ukrainien est que les pays occidentaux vont repenser leur politique africaine. Nous avons besoin de matières premières et il y en a aussi en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Asie, dans des pays africains non contrôlés par Moscou ou Pékin. Nous retrouverons les oppositions entre grandes puissances comme par le passé. Nous vivrons dans un monde moins amical que celui que nous avions connu.”
Anton Brender ajoute toutefois une note optimiste: “Cela peut prendre du temps mais le sens de l’histoire voudrait qu’à un moment ou l’autre, Poutine et Xi Jinping soient remis en question. Car je crois que le développement économique conduit à plus de liberté individuelle et plus de démocratie. Nous avons vécu une grande illusion, celle que le commerce apaise les différences entre les peuples. Le doux commerce et la mondialisation heureuse sont des idées profondément fausses. Ce qui peut toutefois rapprocher éventuellement les peuples est la prospérité commune… mais elle doit être suffisamment développée”.
Or, la Russie et la Chine sont des pays encore relativement peu développés, souligne Anton Brender. Ce n’est pas parce que la Chine produit des iPhone qu’elle a atteint notre degré de développement. Quant à la Russie, avec sa génération d’ingénieurs, de mathématiciens, de savants et ses réserves de matières premières, elle avait un énorme potentiel qu’elle a complètement galvaudé. Il ne leur a servi à rien, sinon à fabriquer des tanks.”
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