Theo Francken: “Il y a trop de déclarations de cow-boys”


Le ministre de la Défense, Theo Francken, insiste sur l’urgence de mettre notre industrie en ordre de marche, mais aussi de profiter des innovations technologiques. Un souhait qui rencontre pleinement celui d’Agnès Flémal, directrice de l’incubateur wallon WSL, actif dans ce domaine. Une rencontre sur fond d’urgence stratégique.
Theo Francken (N-VA) est un ministre de la Défense pressé. L’urgence militaire est en haut de l’agenda européen en raison de la menace russe et du changement de ligne des États-Unis. Ne lui parlez pas de critiquer l’Otan, il ne mange pas de ce pain-là, mais il n’en est pas moins “inquiet” et porte haut le discours de l’autonomie stratégique européenne. L’industrie belge et européenne doit relever le défi, mais aussi l’écosystème des start-up et de la recherche en technologies.
De quoi prendre une heure de son temps pour débattre avec Agnès Flémal, directrice de l’incubateur wallon WSL, particulièrement actif dans le domaine de la défense. Un dialogue riche qui balise l’effort historique dans lequel nous sommes engagés. Avec ses opportunités et ses risques.
TRENDS-TENDANCES. Vous êtes devenu ministre de la Défense à un moment stratégique, à l’heure où l’Europe va réinvestir massivement. On parle de 4 milliards en Belgique dès cette année…
THEO FRANCKEN. Je veux aller beaucoup plus vite que ce qui avait été prévu initialement. Il était convenu d’atteindre des investissements en matière de défense à hauteur de 2% du PIB en 2029. J’ai présenté un plan pour accélérer le mouvement pour les atteindre dès cette année. Cela me semble possible. C’est indispensable, à mes yeux, pour la crédibilité de notre pays et de ce gouvernement. Une bonne collaboration avec les Régions est nécessaire. C’est à cette fin que je me suis rendu récemment à l’Élysette. L’industrie de la défense est une tradition en Wallonie que nous avons moins en Flandre. La production doit augmenter de façon exponentielle.
La menace russe est-elle réelle ? Dites-vous aux Belges qu’il faut se préparer à la guerre en Belgique ?
T.F. Oui, nous devons augmenter la résilience, être très attentifs et alertes, c’est absolument sûr. Nous ne sommes pas dans une guerre, mais nous ne sommes pas en paix. C’est une situation hybride, pour l’instant.
Il faut se préparer à toutes les éventualités ?
T.F. Une priorité est de réinvestir dans la défense, une autre est de renforcer notre base industrielle dans ce domaine. Nous devons encourager l’innovation. C’est la raison pour laquelle un incubateur comme WSL est important.
Agnès Flémal, qu’est-ce que WSL peut apporter dans un tel contexte ?
AGNÈS FLÉMAL. WSL, c’est la structure d’incubation technologique en Wallonie depuis 25 ans. En matière de défense, nous avons notamment répondu il y a quatre ans à une demande de l’Otan concernant le programme Diana (Defence Innovation Accelerator for the North Atlantic). J’avais été chargée à l’époque par le ministre wallon de l’Économie, Willy Borsus, de monter la proposition belge. Nous nous sommes mis en contact avec Bruxelles et la Flandre pour faire une proposition commune. La proposition a été reconnue comme étant la troisième meilleure par tous les alliés de l’Otan. Notre objectif, c’est que des solutions technologiques arrivent plus rapidement sur le marché. On parle aussi de ‘dual use’ : toute solution en développement peut également avoir une utilisation dans la défense.
Pouvez-vous donner un exemple de ce double usage ?
A.F. On peut très bien avoir des roulements à billes développés pour le spatial dont la précision est telle qu’ils peuvent servir à améliorer le fonctionnement des chars. On peut aussi avoir des systèmes optiques utilisés pour améliorer des systèmes de visée. Cela se fait déjà. Il ne faut pas oublier que la défense n’avait pas très bonne réputation au niveau financier et que ce sont des marchés dans lesquels les PME ne peuvent pas rentrer sans passer par de grands acteurs. Cette approche permet à des PME de travailler directement pour la défense et d’accélérer l’intégration des innovations.
Cette accélération des investissements dans la défense est-elle digérable ?
T.F. Absolument. Nous avons lancé un appel pour un marché “Belspo défense” à hauteur de 20 millions d’euros, pas moins de 111 entreprises ont introduit un dossier. C’est hallucinant ! J’ai dû augmenter le budget pour répondre aux demandes. Il y a énormément de créativité et de volonté d’ancrer les innovations. Je suis très intéressé par l’idée de collaborer avec l’incubateur de Madame Flémal. Outre le ‘dual use’, j’insiste aussi sur l’importance des post-doctorats dans les universités. Nous devons en faire davantage. Aux États-Unis, 80% de ces post-doctorats reçoivent un cachet du département de la défense. Chez nous, 0% parce que nous n’avons pas cette tradition.
Une révolution culturelle est-elle nécessaire ?
T.F. Oui, un changement complet des mentalités.
A.F. Les Américains ont demandé avant la Seconde Guerre mondiale de se spécialiser dans ces secteurs. Depuis les années 1960, la défense américaine a contribué au financement de sociétés innovantes comme Microsoft, Apple ou Tesla. Quand on dit que des innovateurs ont créé tout cela dans leur garage, ce n’est pas vrai, ils ont reçu des millions de dollars de subsides.

“Depuis les années 1960, la défense américaine a contribué au financement de sociétés innovantes comme Microsoft, Apple ou Tesla.” – Agnès Flémal
Pour l’Europe et la Belgique, n’est-ce pas un fameux “wake-up call” ?
T.F. Je suis convaincu que ce changement de mentalité doit se produire rapidement. Nous devons assouplir les règles en matière d’emploi ou d’exportations. Comme je l’ai dit, nous devons aussi mettre en place ce ‘dual use’ dans les universités et les hautes écoles. J’ai parlé de tout cela avec le ministre-président wallon Adrien Dolimont, j’ai la volonté d’avoir un officier de liaison au sein de son cabinet. Ce sera la même chose du côté flamand. Bruxelles…
On attend toujours la formation d’un gouvernement régional…
T.F. Oui, et ce n’est pas sérieux. Nous évoquons pour l’instant le dossier de la reconversion du site d’Audi Brussels qui est, à mes yeux, une opportunité pour l’industrie de la défense. On me reproche de ne pas avoir pris contact. Oui, mais avec qui ? Nous sommes de bonne volonté, mais il faut s’engager dès à présent et aller vite. Par contre, quand je vois des initiatives comme celles de WSL, je trouve cela super que cela existe déjà, parce qu’en Flandre, ce n’est pas le cas.
A.F. Dans le cas de Diana et de l’Otan nous avons tout fait ensemble. Nous sommes un acteur œuvrant au redéveloppement de la Wallonie, mais cela nous semble naturel de coopérer. Nos écosystèmes sont complémentaires. La Wallonie dispose d’acteurs industriels forts, plus anciens, qui sont très intéressés par le développement rapide des start-up. Celles-ci sont très dynamiques en Wallonie également, mais aussi en Flandre. À travers les programmes européens et les appels pour les grands acteurs comme Airbus ou Saab, nous élaborons des solutions qui nourrissent l’écosystème belge.
Dans le contexte d’urgence actuel, n’est-ce pas la mobilisation générale ? Wallonie, Flandre et Europe doivent travailler ensemble…
T.F. Oui, mais il est important aussi de préserver l’innovation et nos droits intellectuels. Prenons l’exemple du déminage, un domaine dans lequel nous avons déjà une expertise importante. Quand de nouvelles technologies apparaissent, il faut les protéger. Le nombre de mines est énorme en Ukraine, et ce ne sont pas les mines classiques sous le sol, mais de minuscules spirales de quelques grammes qui vous immobilisent, très efficaces d’un point de vue militaire. Il existe en Flandre des systèmes optiques pour les identifier, une technologie que l’on doit absolument protéger.
S’agit-il également d’une opportunité économique ?
T.F. Évidemment. Nous devons travailler aussi avec les nombreux instituts technologiques dont nous disposons en Belgique, que ce soit en matières digitale, spatiale, nucléaire, de biotech, etc. pour développer de nouvelles solutions et créer des entreprises. La vitalité de notre tissu est réelle.
Est-on prêt à apporter ces réponses ?
A.F. Le calendrier a fait que nous avons anticipé en étant notamment très réactifs sur le programme Diana. Sept instituts belges se sont associés dans ce cadre. Nous sommes en route. Nous sommes également actifs dans l’European Defense Fund, dans lequel nous sommes l’incubateur de référence de la Commission européenne à travers deux programmes phares, EUDIS et MAJOR.
L’augmentation des dépenses en matière de défense, est-ce la poule aux œufs d’or ?
A.F. Je ne le prendrais pas comme cela. Cela offre des opportunités en or, oui, cela peut aider les start-up à monter plus vite, à proposer leurs produits sur le marché plus rapidement. Il faut accélérer cela. En revanche, sur les 43 sociétés belges qui ont soumissionné au programme Diana de l’Otan, aucune n’a été sélectionnée en décembre dernier.
T.F. C’est incroyable, cela !
A.F. Il y avait 2.300 dossiers en tout et les critères de sélection manquent – encore – de transparence. Nous nous y attelons. Nous sommes un petit pays avec sans doute un lobbying à améliorer au niveau de l’Otan. Mais ces 43 projets, nous devons les suivre.
T.F. Bien sûr !
A.F. Si les dossiers sont bons, on peut les reconvertir.
Les relations évoluent fortement avec les États-Unis, cela a-t-il un impact ? Achètera-t-on davantage européen ?
T.F. Nous devons approfondir notre autonomie stratégique, c’est une évidence. Cela étant dit, je ne vais pas faire un plaidoyer contre l’Otan du jour au lendemain, ce n’est pas comme cela que je fonctionne. L’accord finalement conclu entre l’Ukraine et les États-Unis, mi-mars, était un jour heureux. Le seul gagnant d’un fossé entre les États-Unis et l’Europe, Ukraine comprise, ce sont nos ennemis : la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, la Chine…
Y a-t-il encore cette conscience-là à Washington ?
T.F. Oui, j’en suis sûr.
Caricature-t-on certaines positions ?
T.F. Je le pense, oui. Mais nous devons être vigilants, bien sûr. Quand le président Trump traite Zelensky de “dictateur” ou qu’Elon Musk affirme qu’il faut se retirer de l’Otan, je suis très inquiet et fâché. Mais tout le monde doit rester calme. Comme l’a affirmé le Premier ministre de Finlande, nous devons prendre un sauna après un bain de glace avant de nous exprimer. Il y a trop de déclarations de cow-boys, il faut maîtriser nos nerfs parce que l’on ne peut pas rire avec les garanties de sécurité de tous les Européens, des Américains et des Ukrainiens. La paix que nous vivons depuis 80 ans, cela vaut énormément. Notre niveau de prospérité, pour lequel nos prédécesseurs ont travaillé durement, est sans précédent : on ne doit pas jeter cela à la poubelle.
La fin de l’Otan est-elle un vrai risque ?
T.F. Je pense que tout cela va se régler, mais nous vivons un moment difficile, c’est sûr.
Les entreprises belges de la défense comme John Cockerill ou la FN s’inscrivent dans la perspective d’une Europe de la défense. Faut-il des champions européens ?
T.F. Nous avons besoin d’une grande consolidation européenne. Il s’agit d’augmenter la production, mais aussi de faire baisser le prix. Nous avons besoin de deux, trois, quatre ou cinq grandes entreprises européennes. Le prix varie fortement selon que l’on produise 10.000 chars plutôt que 200, par exemple. L’industrie américaine est très forte parce qu’elle produit des centaines de F-35, bien plus que nos Eurofighter. Nous devons travailler ensemble.
A.F. Comme le fait Airbus.
Airbus est un bel exemple, en effet.
T.F. Oui, il y a des projets actuellement, mais nous ne sommes pas assez compétitifs. Récemment, au Parlement, on m’interpellait en disant qu’il ne fallait pas acheter des F-35 pour privilégier les achats européens. D’accord, et je ne parle pas des F-35, mais le niveau des prix européen est un vrai défi. Nous devons être plus compétitifs.

“Le niveau des prix européen est un vrai défi. Nous devons être plus compétitifs.” – Theo Francken
En réalité, deux niveaux ne sont-ils pas nécessaires : la création de champions industriels européens et un écosystème d’innovation pour les soutenir ?
T.F. Absolument.
A.F. C’est dans cette logique que nous nous inscrivons, en effet. On a parlé de l’Otan, mais nous sommes aussi très impliqués dans les programmes européens. L’idée, c’est de préparer des solutions susceptibles de faire diminuer les prix en miniaturisant l’électronique ou en trouvant des solutions plus agiles. Prenons l’exemple de la maintenance, qui est une source de coûts énorme, des start-up peuvent offrir des réponses améliorant la compétitivité. On pourrait aussi créer des chars plus légers, avec des matériaux composites, qui consomment moins. Le tissu des start-up, déjà bien existant, doit servir à améliorer le tissu industriel existant.
Madame Flémal, qu’attendez-vous du ministre belge de la Défense ?
A.F. Le moment est opportun pour travailler ensemble au service de notre Région et de notre pays. Nous sommes accélérateur belge pour Diana, nous aimerions devenir un accélérateur belge fédéral. Tous les maillons existants doivent être activés.
T.F. Dans l’accord européen sur le réarmement, il y a également un point important sur le capital à risque et le marché unique des capitaux. C’est une autre différence importante entre les États-Unis et nous. Chez nous, tous les projets prennent beaucoup trop de temps, requièrent beaucoup trop d’administration, avant de recevoir peut-être des moyens financiers limités. Il y a beaucoup de bons projets, mais l’argent public est limité. En Belgique, il y a pourtant beaucoup de capital, on doit développer un système où le privé s’investit. Les entrepreneurs doivent s’engager. Imaginons que je suis un ingénieur civil et que j’ai une bonne idée qui peut être concrétisée pour deux millions d’euros : il y a des investisseurs qui peuvent suivre sans délai. Ce sont tous les moyens que l’on doit mobiliser en même temps.
Les investissements dans la défense étaient tabous jusqu’il y a peu. Ce temps-là est-il révolu ?
T.F. Oui, enfin ! Pour la Banque centrale européenne ou pour une banque, ces investissements dans la défense étaient équivalents à des investissements dans le porno ou la drogue. Franchement, c’est incroyable ! Alors que tout le monde sait que ce ne sont pas des moyens investis pour attaquer. Moi, je ne veux attaquer ni la Russie, ni personne, je veux simplement qu’ils ne viennent pas jusqu’ici. Je veux défendre la démocratie, la liberté et mon peuple.
Concrètement, vous voulez aller vite ?
T.F. Tout à fait. Nous allons début avril en Ukraine avec le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et 10 CEO d’entreprises de la défense. C’est très important. J’ai été en Inde aussi. Nous devons être attentifs à ce que d’autres partenaires européens ne mangent pas toutes les cerises sur les gâteaux. Nous ne devons pas être protectionnistes, mais vigilants.
Profil de Theo Francken
1978 : Naissance le 7 février à Lubbeek
2001 : Licencié en sciences pédagogiques de la KULeuven
2004-2008 : Conseiller au cabinet du ministre flamand Geert Bourgeois
2014-2018 : Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration
Depuis février 2025 : Ministre de la Défense
Profil d’Agnès Flémal
1984 : Diplômée ingénieur civil, informatique et gestion de la Faculté polytechnique de Mons
1984-1997 : Administratrice déléguée d’Apparelec
1997-2002 : Administratrice déléguée de Tech Plus
Depuis 2002 : Directrice générale de WSL
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