Survol de drones : “la flotte fantôme russe” en Mer du Nord, la piste qui inquiète

La flotte fantôme russe est estimée à environ un millier de navires.
Caroline Lallemand

L’enquête sur les survols de drones au-dessus des aéroports et bases militaires belges s’oriente vers une piste maritime. Des navires russes opérant en mer du Nord pourraient avoir servi de plateformes pour leur lancement.

Depuis plusieurs semaines, la Belgique fait face à une série de survols de drones non identifiés au-dessus de sites sensibles, notamment l’aéroport de Zaventem et plusieurs bases militaires.  Mardi soir, pas moins de 200 signalements auraient été reçus. Ce qui correspondrait à une vingtaine de drones, selon les informations du quotidien flamand De Morgen. Le reste ? Des “drones fantômes” : en réalité des avions de ligne tournant en rond au-dessus du Brabant flamand et du Limbourg en raison de la fermeture temporaire de Brussels Airport. Une confusion qui illustre bien la difficulté de gérer ce type de crise.

Une piste inquiétante

L’origine de ces incursions reste officiellement indéterminée mais tous les regards se tournent vers la Russie. Alain De Nève, chercheur à l’Institut Royal Supérieur de Défense interviewé sur la question confirme : « Il est plus que probable, que ces actions sont commanditées par la Russie. Mais, on ne peut jamais avoir une certitude à 100% ».

L’enquête explore désormais une piste inquiétante : celle de la “flotte fantôme” russe en mer du Nord. Elle est estimée à environ un millier de navires. Elle transporte la plupart du temps du pétrole vers la Chine et navigue sous faux pavillon ou sous le pavillon d’un pays qui ferme les yeux sur les sanctions occidentales contre la Russie. Presque en permanence, ce type de navires se trouve dans la Manche, la mer du Nord et la mer Baltique.

Un navire “suspect”

Selon des sources bien informées citées par De Morgen, il est “possible” que des navires russes jouent un rôle dans les survols de drones. Un navire “suspect” se tiendrait en effet depuis un certain temps juste à l’extérieur des eaux territoriales belges, où la marine ne peut légalement intervenir. “C’est trop tôt pour savoir quelque chose de formel”, tempère une source auprès du quotidien flamand. “Mais les prochains jours devraient apporter des éclaircissements sur l’implication de la flotte fantôme.”

“Si vous me demandez comment aborder ce type d’opérations, je dis : depuis un navire”, explique au Morgen Elwin Van Herck, CEO de Noordzee Drones. “Vous pouvez éteindre les lumières de votre drone au-dessus de la mer, les allumer sur votre destination et les éteindre à nouveau sur le chemin du retour. Et vous pouvez facilement installer la station au sol avec les pilotes dans le navire. Ou par exemple dans une camionnette légère sur terre.”

Trop loin des côtes ?

Pour que cette hypothèse maritime tienne la route, encore faut-il que les drones puissent parcourir les distances nécessaires entre la mer du Nord et l’intérieur du pays. Les modèles commerciaux classiques à quatre rotors en sont incapables. Mais les drones militaires de type VTOL (à décollage et atterrissage verticaux), eux, le peuvent. Mardi, des experts ont identifié un tel appareil au-dessus de Zaventem, rapporte De Morgen. Ce type de drone dispose d’une autonomie de vol pouvant atteindre 20 heures et d’une portée d’environ 200 kilomètres – largement suffisant donc pour opérer depuis la mer du Nord. Si le navire russe est suspecté d’avoir joué un rôle dans les survols de drones des dernières semaines, il ne serait toutefois pas à l’origine des incursions de mardi. Ce jour-là, il se trouvait apparemment trop loin des côtes belges.

Ce type de drone dispose d’une autonomie de vol pouvant atteindre 20 heures et d’une portée d’environ 200 kilomètres, largement suffisant pour opérer depuis la mer du Nord.

Une stratégie d’intimidation hybride

Ces survols de drones s’inscrivent dans une stratégie d’intimidation et de test de nos capacités de défense dans le cadre plus large d’une « guerre hybride », commente Sven Biscop, expert en sécurité internationale à l’UGent et au sein de l’Institut Egmont. Pour lui, plusieurs éléments pointent vers une pression stratégique sur la Belgique. “Il y a des raisons d’attaquer notre pays et notamment la décision à prendre sur les biens russes gelés chez Euroclear”, analyse-t-il.

L’objectif de ces opérations dépasse largement l’espionnage militaire classique. “Le but de ces attaques hybrides, c’est de créer le doute dans la population avec cette question insidieuse : est-ce que notre politique de soutien à l’Ukraine est la bonne ? »

Faire diversion

Ces opérations servent également de diversion, explique Alain De Nève. « Ces drones sont là essentiellement pour démontrer auprès de la population des pays concernés les failles qui existent dans les dispositifs de sécurité, afin de déforcer leur degré de confiance et la décourager de soutenir les autorités le jour où il faudra engager des moyens plus importants dans le cadre d’une confrontation avec la Russie ».

Un millier de navires

La flotte fantôme russe, estimée à environ un millier de navires, constitue un instrument privilégié de cette stratégie. La flotte est déjà suspectée de sabotage en mer Baltique. La Finlande tient un pétrolier responsable des dommages causés au câble électrique sous-marin Estlink 2 en mars dernier. Le Danemark enquête sur l’implication de trois navires russes dans des survols de drones au-dessus d’aéroports danois en septembre. Le capitaine de l’un de ces navires a été arrêté par la France, rappelle De Morgen.

Des capacités de défense limitées

Face à cette menace, la Belgique se retrouve dans une situation délicate. Les moyens dont dispose notre pays restent limités. La détection des drones, notamment, pose problème : les radars classiques ne sont pas conçus pour repérer ces petits objets volants, et les systèmes de brouillage ne peuvent être déployés partout pour des raisons légales, ils risqueraient de perturber les communications civiles.

Une vue aérienne montre le pétrolier nommé Boracay (également appelé Pushpa), un navire faisant l’objet d’une enquête par les autorités françaises et soupçonné d’appartenir à la “flotte fantôme” impliquée dans le commerce de pétrole russe, au large des côtes du port de Saint-Nazaire dans l’ouest de la France, le 2 octobre 2025. REUTERS/Stephane Mahe/Photo d’archive.

Des missiles ayant une portée de 1.000 kilomètres

L’armée belge ne cesse d’alerter sur la vulnérabilité de notre flanc nord. Toutes sortes de navires russes – commerciaux, de recherche ou militaires – peuvent approcher sans entrave de nos côtes et de nos ports. “La Manche et la mer du Nord constituent pour la Russie une porte d’accès aux océans du monde. Nous avons affaire à leurs navires marchands, de recherche et militaires”, déclarait en mai dernier l’amiral Tanguy Botman, chef de la marine belge, dans De Morgen. “Au large de nos côtes passent également chaque année une poignée de navires militaires russes avec à bord des missiles ayant une portée de 1.000 kilomètres. En fait, nous ne sommes pas protégés contre cela. Il faut bien les suivre.”

“Au large de nos côtes passent également chaque année une poignée de navires militaires russes avec à bord des missiles ayant une portée de 1.000 kilomètres

Une surveillance sous contraintes

Avec l’aide du big data, la marine belge identifie les navires transitant par la Manche qui ont des liens avec Moscou, et les surveille depuis la base de Zeebruges. Mais pour faire intervenir des navires de patrouille en eaux internationales, des preuves formelles sont nécessaires. Or, l’objectif de la guerre hybride russe est justement de rendre ces preuves insaisissables. Le Kremlin recourt traditionnellement à des “freelances criminels” recrutés via internet, briefés et payés en cryptomonnaies, souvent à leur insu.

50 millions d’euros pour rattraper le retard

Face à l’urgence de cette menace, le gouvernement belge accélère. Le Conseil national de sécurité a pris jeudi de nouvelles décisions pour lutter contre cette invasion de drones. Le ministre de la Défense Theo Francken (N-VA) veut débloquer 50 millions d’euros dès cette année pour acquérir des systèmes de détection, des brouilleurs et des drones intercepteurs, tandis qu’un investissement global d’un demi-milliard d’euros est prévu à long terme.

La mer, terrain d’affrontement silencieux

Cet investissement, s’il se concrétise, permettrait à la Belgique de combler une partie de son retard en matière de défense anti-drones. Mais les experts s’accordent sur un point : face à une menace qui évolue rapidement et qui exploite les zones grises du droit international, les solutions purement technologiques ne suffiront pas. Une coordination européenne renforcée et une doctrine claire d’intervention semblent indispensables. La Belgique, comme d’autres pays européens, découvre les contours d’une guerre hybride où la frontière entre actes criminels et opérations étatiques devient de plus en plus floue. Et où la mer, traditionnellement perçue comme un espace de libre circulation, se transforme en terrain d’affrontement silencieux.

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