Paul Vacca
Soyons négatifs! Finalement, ça peut faire du bien
Que ce serait-il passé si les suffragettes n’avaient pas été en colère?
Si le bonheur a pu être une idée neuve en Europe, comme l’avait déclaré Saint-Just pendant de la Révolution française, aujourd’hui, ce serait plutôt une idée rance. Si au 18e siècle, cette idée de bonheur a pu constituer le ferment inédit d’une émancipation pour l’individu à la suite de siècles d’Ancien Régime, dans notre siècle ultra-individualiste elle prend l’allure d’une injonction omniprésente.
Juliane Marie Schreiber, politologue et journaliste allemande, dans un entretien accordé au magazine Philonomist à propos de son essai Ich möchte lieber nicht. Eine Rebellion gegen den Terror des Positiven sorti chez Piper cette année (mais pas encore traduit) parle même de “terrorisme de la positivité”. Une ère où quiconque qui ne pense pas constamment positif fait quasiment figure de sociopathe. Selon elle, cette béatitude généralisée est inquiétante car elle évacue tout germe de négativité qui pourrait être une source de libération.
Que ce serait-il passé si les suffragettes n’avaient pas été en colère?
Le positif peut conduire au négatif comme le négatif peut avoir des vertus positives. Juliane Marie Schreiber démontre parfaitement que le paradoxe n’est qu’apparent. Dans le prolongement de Happycratie (Premier Parallèle, 2018), l’essai d’Eva Illouz et Edgar Cabanas, qui montre comment l’idée même de bonheur individuel brandi comme un précepte de management se révèle destructeur. Un outil de domination managérial internalisant le conflit chez l’individu et dédouanant totalement l’entreprise. Si le collaborateur n’est pas heureux, c’est qu’il ne s’est pas donné la peine de l’être. Une loi de la jungle, mais avec des smileys.
Au-delà, Juliane Marie Schreiber révèle ce que cette injonction au positif peut avoir de néfaste au niveau politique dans notre appréhension du collectif. Déjà, avec cette propension que nous avons à vouloir trouver du positif même dans les événements les plus tragiques. Comme certains qui ces temps-ci se sont même efforcés de trouver du positif dans la guerre en Ukraine. Avec la conséquence fâcheuse de ne plus voir les choses telles qu’elles sont, menant au déni de réalité ou au fatalisme dans une forme d’asthénie face aux événements et au changement. Le positivité anesthésie aussi toute volonté politique. Car si le bonheur – ou son absence – n’est qu’une affaire personnelle, alors à quoi cela peut-il bien servir de mettre des idées en commun? Et de fait, de plus en plus de collaborateurs préfèrent se faire coacher que de s’impliquer dans une quelconque action – syndicale ou autre – visant à transformer leurs conditions de travail.
Schreiber appelle de ses voeux un peu de négativité dans ce monde de positivité absolue. Pas en cautionnant les comportements toxiques de harcèlement ou de dénigrement, évidemment. Mais une négativité au sens productif du terme, qui consiste avant tout à appeler les choses néfastes par leur nom sans essayer de les “positiver”. Celle qui a permis de libérer des colères porteuses de changements positifs pour la société. Que ce serait-il passé si les suffragettes n’avaient pas été en colère? se demande-t-elle. Ce qu’elle appelle par ailleurs le “réalisme dépressif”: une dose de négativité qui peut nous rendre plus en accord avec la réalité. De surcroît, c’est plus efficace. Combien de projets doivent leur échec au fait que l’on n’a pas voulu ne serait-ce qu’envisager leur versant négatif?
Ce sont ces mêmes vertus que nous reconnaissons aux romans de Michel Houellebecq. Communément appelés “déprimistes”, ils possèdent selon nous – à l’opposé des romans prétendument feel good – cette capacité à nous délivrer de l’idée gluante du bonheur, à nous affranchir de la norme sociale du positif. Etre négatif, finalement, ça peut faire du bien.
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