Sondage exclusif – les Belges et la guerre: “Le monde multilatéral se détricote sous nos yeux”


Six Belges sur dix craignent une troisième guerre mondiale. Une majorité veut des investissements accrus dans la défense aux dépens de la migration ou de l’appareil d’État. Un Belge sur deux se dit prêt à boycotter les produits américains. Un nouveau monde aux tensions maximales voit le jour et suscite bien des inquiétudes.
Six Belges sur dix craignent qu’une troisième guerre mondiale n’éclate. C’est le constat qui ressort d’une grande enquête réalisée pour Le Vif, Knack, Trends-Tendances, Trends, Canal Z et De Zondag par l’institut de sondage Kantar. L’angoisse liée à la menace russe, initiée par la guerre en Ukraine et décuplée par le lâchage actuel des États-Unis, est palpable.

Pour être précis, 24,2% des Belges ont “très peur” d’un conflit généralisé et 38% “plutôt peur”, soit 62,2%. L’inquiétude est plus forte du côté francophone : 32,8% en ont “très peur” contre 16,7% du côté flamand. Les Belges sont tout aussi inquiets (63%) quant à l’éventualité de l’utilisation d’armes nucléaires dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les Belges se disent prêts à prendre les armes : une majorité d’entre eux (62,1%) est contre, mais 21% y sont tout de même disposés. La question d’un éventuel retour du service militaire obligatoire fait davantage débat. À la question “La Belgique doit-elle rétablir un service militaire obligatoire ?”, près de la moitié des Belges répondent par l’affirmative (48%), tandis que 40% s’y opposent et 12% restent indécis.
Quant à l’appel de la commissaire européenne Hadja Lahbib à se munir d’un kit de survie, il semble être resté lettre morte auprès de la population belge. Près de neuf Belges sur dix déclarent ne pas en posséder.
La fin d’un monde
“Le monde multilatéral de l’après-guerre s’écroule sous nos yeux, constate Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain. C’est une tendance que je perçois depuis la pandémie de covid. Le détricotage s’accélère, comme on vient de le voir avec la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis. Après la crise financière de 2008, la concertation se faisait encore au G20. Désormais, tout se fait unilatéralement. Les Russes ont attaqué l’Ukraine de façon unilatérale, Donald Trump augmente les droits de douane sans concertation et sur base de calculs peu crédibles. La fragmentation du monde est en cours et on sait trop bien que cela peut mener à une instabilité forte et des confrontations. Je discutais avec un collègue cette semaine et nous nous disions que l’on a le sentiment de revenir à la fin des années 1930, avec une ‘drôle de guerre’.”
La fragmentation du monde est en cours et on sait trop bien que cela peut mener à une instabilité forte et des confrontations. – Bertrand Candelon, UCLouvain
Bertrand Candelon poursuit : “En ce qui concerne la peur de la guerre, je constate aussi que pas mal de gouvernements misent là-dessus pour des raisons internes et jouent les apprentis sorciers. Quand on parle d’un ‘kit de survie’, cela inquiète fortement la population. Nous n’en sommes pas là, tout de même. On joue avec ces peurs pour légitimer son pouvoir et ce n’est pas sain. Cette approche anxiogène n’aide pas. S’il doit y avoir une guerre, il y aura une guerre, on voit bien que c’est tendu, mais participer à la peur n’aide pas.”
“Je vais régulièrement parler à des associations et je sens cette angoisse auprès de beaucoup de personnes, réagit Sven Biscop, professeur de relations internationales à l’UGent, interrogé par nos confrères du Zondag. Pour la première fois de ma carrière, je suis moi-même inquiet quant au risque d’une guerre. La chance est réelle d’avoir un conflit direct avec la Russie, provoqué par un incident en Ukraine si l’Europe envoie des troupes dans le cadre d’un accord de paix. Avec une telle escalade, on aurait une guerre Russie – Europe, au lieu d’une guerre russo-ukrainienne. L’Europe doit investir davantage dans sa défense pour éviter qu’une telle guerre ne survienne. Cela doit envoyer un signal clair à la Russie : même si la contribution américaine est mise en doute, cela n’a pas de sens de faire la guerre à l’Europe, car elle est suffisamment forte par elle-même.”
Investir dans la défense, au détriment de…

Faut-il investir davantage dans la défense ? Une majorité y est favorable : 51,9% estiment que ces dépenses doivent augmenter, un sentiment partagé dans les trois Régions du pays. Tandis que 24,9% des sondés souhaitent maintenir ce niveau inchangé, et 11,9% seulement souhaitent une réduction.
Quel budget devrait dès lors être revu à la baisse ? Les affirmations sont claires : 56,9% estiment que la politique de migration et l’accueil des migrants sont moins prioritaires. La différence est à peine perceptible entre les néerlandophones (59,5%) et les francophones (53,8%). Suivent le poids de l’appareil d’État et la fonction publique (44,8%), avec, là, une différence notable entre le nord (51,3%) et le sud (36,8%).
En troisième position, nouvel écart significatif. On retrouve la volonté de diminuer les subsides aux entreprises (37,3%), mais cela vit bien plus du côté flamand (45,7%) que francophone (26,8%). Quatrième place : les allocations de chômage, avec 32,8%, suivies de près par l’aide au développement (32,4%). Notons encore que 21,2% se disent prêts à voir le budget de la culture diminuer, surtout en Flandre, et 18,8% le climat.
Vers un autre monde?

Bascule-t-on vers un autre monde? “Il y a aujourd’hui trois gros défis nécessitant des investissements considérables, constate Bertrand Candelon. La défense est le premier, mais aussi le soutien à la compétitivité de notre économie et la transition énergétique. Chaque plan représente près de 1.000 milliards au niveau européen. Ce sont des dépenses existentielles. Nous aurions pu y faire face, mais nous avons accumulé une dette énorme au niveau européen. Nous n’avons plus les moyens.”
“Ces dépenses doivent donc se faire au détriment d’autres, prolonge le professeur de l’UCLouvain. C’est le retour du repli sur soi quand on privilégie une réduction des dépenses en matière d’accueil des migrants, de l’aide au développement, de la culture… Fondamentalement, ce n’est pas de la faute de la population, mais c’est le résultat de la mauvaise gestion politique des 30 dernières années. Les Allemands et les Néerlandais gèrent cela plus facilement car ils ont mis de l’argent de côté. Nous, nous n’avons pas anticipé ces chocs et le résultat, c’est que l’on se referme.”
Bertrand Candelon met également le doigt sur le fait que notre dette est détenue en large partie par des investisseurs étrangers, des fonds de pension ou des fonds souverains. “Cela signifie que n’avons plus entièrement la maîtrise de notre financement, c’est une perte de souveraineté.”

Notre sondage révèle également que l’idée d’un bon d’État spécifiquement orienté vers les dépenses en matière de défense ne recueille pas de majorité : 27,9% à peine y sont favorables, contre 51,2% défavorables.
Un impact sur les finances
Par ailleurs, 75,3% des Belges pensent que le climat de tension actuel aura un impact sur leur porte-monnaie, contre à peine 11,9% estimant que cela ne fera pas de différence. En outre, 81,4% craignent une augmentation des prix. Une large majorité donc, que la guerre commerciale généralisée, survenue après l’enquête, ne fera que renforcer.

“Cela démontre que la population comprend les mécanismes économiques, ce qui est plutôt positif, sourit Bertrand Candelon. L’augmentation des droits de douane, les ripostes attendues et la relocalisation d’activités avec une main-d’œuvre plus chère vont forcément augmenter les prix. La libéralisation des échanges, c’est ce qui avait fait augmenter notre pouvoir d’achat depuis 40 ans. Dans une étude, j’ai démontré que ces échanges représentaient 1,5% de PIB en plus chaque année. Si on referme les frontières, l’impact négatif sera considérable, c’est clair. De même, si l’on connaît bien un pays et que l’on échange avec lui, on sera moins tenté de lui faire la guerre.”
L’angoisse de l’inflation
“Cette crainte au sujet de l’inflation est absolument justifiée, appuie Stijn Baert, professeur d’économie du travail à l’UGent, dans les colonnes du Zondag. Pour commencer, la guerre commerciale entre les États-Unis et l’Union européenne aura déjà un impact sur notre portefeuille. Si les entreprises belges exportent soudainement moins vers les USA, une partie de leur production va chuter. L’Europe a déjà décidé de réagir avec des taxes supplémentaires sur la production émanant des États-Unis. Étant donné que les consommateurs payent la facture totale, taxes comprises, les produits américains coûteront forcément plus cher.”

“À côté de cela, prolonge Stijn Baert, il y a la menace d’une vraie guerre, militaire. En cas de conflit armé, l’économie se fige, partiellement. Nous l’avons vu en Ukraine et en Russie. La production de céréales et de gaz a chuté, notamment. Cela pousse également le prix à la hausse. La conséquence fut la crise de l’inflation que nous avons connue en 2022. S’il devait y avoir une escalade, on peut s’attendre à des hausses de prix plus fortes encore.”

Pour le boycott des produits US
Dans ce contexte international troublé, le lien se distend avec les États-Unis de Donald Trump. Le président américain et son clan ont multiplié les critiques à l’encontre de l’Union européenne, soutiennent les partis extrémistes dans plusieurs pays et se rapprochent de la Russie dans leur volonté d’obtenir la paix en Ukraine.
Faut-il boycotter les produits américains (Coca-Cola, Facebook, Tesla…) ? 45,7% y sont favorables, 54,3% défavorables, avec une légère différence de sensibilité liée à la langue (43,1% de oui du côté flamand, 48,8% du côté francophone). Les électeurs de gauche et surtout les écologistes à une écrasante majorité y sont favorables.
Un autre élément est révélateur à cet égard : à la question de savoir où l’on devrait acheter les armes nécessaires à notre défense, 41,1% souhaitent que ce soit dans d’autres pays européens, 38,9% en Belgique, et à peine 10,5% aux États-Unis !

Faut-il boycotter les produits américains (Coca-Cola, Facebook, Tesla…) ? 45,7% y sont favorables, 54,3% défavorables.
Un réflexe naturel mais…
“Je peux comprendre que l’on souhaite boycotter les produits américains, c’est un réflexe naturel, réagit Bertrand Candelon. Mais si l’on arrête de consommer du Coca-Cola, il faut savoir que 70% des bouteilles sont produites en Europe, ce qui signifie que des entreprises vont tomber. Si l’on fait de même avec Tesla, il faut savoir que des entreprises belges fournissent des composants au constructeur, cela fera aussi des dégâts. On pourrait aussi parler des réexportations : on peut boycotter des pistaches américaines, mais les États-Unis pourront les vendre à l’Inde, qui elle-même les vendra chez nous. C’est ce que l’on a vu avec la Russie : nous en sommes au 16e paquet de sanctions… et nous achetons toujours russe. Tout est imbriqué.”
Par ailleurs, ajoute le professeur d’économie, Donald Trump est en train de casser la confiance entre l’Europe et les États-Unis. “Une fois que l’on impose, comme il le fait, des droits de douane, et même si l’on se dit prêt à négocier ensuite, quelque chose est cassé. Après une telle rupture, un investisseur va réfléchir à deux fois. Cela renvoie aussi à la question des biens militaires : si on sait que les Américains pourraient se retirer, cela sème le doute sur un achat d’armes que l’on ne peut utiliser qu’avec une autorisation américaine, comme le prouve le débat sur le F35. En termes de sécurité et de souveraineté nationales, il y aura une tendance à se recentrer sur nous-mêmes. De même, fera-t-on confiance aux Italiens s’ils négocient directement avec Trump ? On en revient à cette évolution du monde où le multilatéralisme se détricote.”
Cette enquête a été réalisée en ligne par Kantar Insights Belgium du 22 au 28 mars 2025, pour le compte de Le Vif, Knack, Trends-Tendances, Trends, Canal Z et De Zondag, auprès de 1.060 Belges âgés de 18 ans ou plus, représentatifs en termes de sexe, d’âge, de région, de niveau d’éducation et de situation professionnelle, avec une marge d’erreur de 3,1%.
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