Selon François Lenglet, 2023 est l’année qui peut nous sauver
Le journaliste François Lenglet prend le contrepied de la morosité ambiante. Le monde qui commence à se dessiner devant nous n’est peut-être pas si mauvais.
La poussière de l’effondrement du mur de Berlin n’était pas encore retombée que McDonald’s ouvrait en 1990 son premier fast-food à Moscou. En 2022, l’enseigne se retirait de la capitale russe. Ces 32 années symbolisent la fin d’un cycle, observe dans son dernier ouvrage (*) l’essayiste français François Lenglet qui est aussi le journaliste économique phare de TF1. L’arrivée de McDo à Moscou signifiait, avec l’entrée de la Chine dans l’économie mondiale, le retour de la globalisation ou, pour reprendre l’image de l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman, “un monde devenu plat” où l’ouverture des frontières économiques et politiques et la révolution numérique créaient un village véritablement global.
Un monde fragmenté
Le départ de McDo et des entreprises occidentales de Russie illustre en revanche la réapparition d’un “monde cabossé, d’une planète hérissée d’entraves” souligne François Lenglet. La mondialisation a cédé la place à une “mondialisation entre amis” et à la coexistence de plusieurs grands blocs qui sont entrés frontalement en concurrence.
Le premier changement est la fin de l’hyperpuissance américaine. “Nous nous acheminons vers un monde sans maître. La globalisation, explique François Lenglet, avait reposé en grande partie sur l’apaisement des relations sino- américaines. A l’origine du grand cycle libéral planétaire qui se termine se trouvent les conversations secrètes entre Kissinger et Chou En-lai, le lieutenant de Mao Tsé-toung, qui allaient déboucher sur la reconnaissance de la Chine par Washington, en 1979. Et, quelques décennies plus tard, sur la noria de gigantesques porte-conteneurs entre Los Angeles et Shanghai”, écrit-il.
Mais désormais, les deux partenaires s’affrontent. Et aucun n’apparaît véritablement pouvoir écraser l’autre. Les Etats-Unis ont vu apparaître un rival systémique avec la Chine de Xi Jinping. Mais la Chine doit faire face à une population qui vieillit rapidement et, à plus court terme, à une énorme bulle immobilière qui fragilise son économie et qui pourrait se terminer “à la japonaise”, par une longue stagnation.
Le monde se fragmente donc sous nos yeux. “Quarante-sept pour cent des approvisionnements industriels occidentaux viennent de l’empire du Milieu aujourd’hui, contre 61% en 2019”, souligne François Lenglet. Toutefois, son livre dépasse le simple constat d’un cycle qui se termine. Il esquisse surtout les grandes lignes de ce que sera ce “monde d’après” en observant les quelques pousses vertes que nous voyons surgir aujourd’hui du chaos. Et c’est parce qu’il voit ces bourgeons qu’il estime que cette année 2023 peut nous sauver. “J’ai 61 ans et je ne pense pas avoir vécu une période plus intéressante que celle d’aujourd’hui. A part peut-être la chute du mur de Berlin”, dit-il.
Le retour des Etats
Premier constat: cette nouvelle fragmentation est propice au retour des Etats. “Dans un monde globalisé et sans frontière, les entreprises avaient la main, poursuit François Lenglet. Mais aujourd’hui, le risque géopolitique prévaut. Et le pouvoir politique va s’imposer de plus en plus à l’économie et aux entreprises. La déglobalisation devrait aller de pair avec un nouveau rôle assigné aux Etats.”
Cela n’ira pas sans heurts parce que les démocraties libérales semblent parfois désemparées. “Les Etats se cherchent encore car nous vivons une phase de transition. Nous raisonnons encore comme si le sujet central était la compétitivité de l’entreprise et ses coûts. Mais le plus important, dans un monde en guerre, est la sécurité d’approvisionnement et la création de filières pour l’assurer. Seule la puissance publique peut coordonner ces efforts, avec le plan, tel que nous l’avons connu en Europe entre 1930 et 1970.”
Mais l’Europe n’a pas été la seule à planifier. “En Chine, à Taiwan, en Corée du Sud, au Japon…, toutes les grandes phases de développement ont été réalisées grâce aux plans”, rappelle François Lenglet.
Un Etat français affaibli ?
La planification réapparaît donc. Même aux Etats-Unis, où l’administration Biden met en place des programmes publics comme l’IRA (Inflation Reduction Act) qui subventionne la décarbonation de l’économie américaine à hauteur de 370 milliards de dollars. Un autre programme américain, CHIPS, vise à dynamiser le secteur des semi-conducteurs et à soutenir la recherche et l’innovation. “Ce sont des plans de politique industrielle très intelligents”, souligne François Lenglet, qui ajoute que “l’Europe sort d’une phase de naïveté et s’y met aussi”.
Le retour d’un Etat fort devrait plaire en Europe, et spécialement dans la France jacobine. “ Mais l’Etat français s’est affaibli, non dans la puissance taxatrice mais dans sa puissance de conception, d’organisation, dans la qualité de ses hauts fonctionnaires”, constate François Lenglet qui regrette que l’Etat soit écrasé par le poids de la redistribution. “ L’Etat passe son temps à redistribuer un argent qu’il passe son temps à prélever. Une redistribution qui n’est pas efficace – nous avons reçu un chèque réparation vélo, les lycéens français ont reçu un pass culture de 300 euros avec lequel ils achèteront des mangas – et qui mobilise beaucoup d’énergie. Et dès lors, nous ne pensons pas aux centrales nucléaires de demain.”
Ce n’est pas propre à la France. Ces critiques résonnent-elles d’un écho particulier chez nous où une redistribution parfois peu efficace a pris le pas sur une réflexion stratégique à long terme? Et faut-il rappeler notre saga énergétique?
L’ardoise magique
La fragmentation du monde a également réveillé un phénomène que nous avions oublié: l’inflation. “Elle est là pour longtemps, estime François Lenglet. Nous attribuons souvent la désinflation de ces 40 dernières années à l’action des banques centrales. C’est un peu rapide, me semble-t-il. Les actions des banques centrales ont joué un rôle mais le point central a été l’apparition d’une mondialisation qui a permis aux entreprises d’aller fabriquer dans des pays où les conditions sont beaucoup plus intéressantes.”
L’essayiste rappelle que dans un livre passionnant (The Great Demographic Reversal), Charles Goodhart et Manoj Pradhan avaient montré comment l’irruption de la mondialisation avait bouleversé le marché du travail en y amenant plusieurs centaines de millions de personnes. Ce bouleversement avait été la principale cause de la “désinflation”.
L’inflation d’aujourd’hui consiste en quelque sorte à reprendre aux gens ce qu’on leur a donné, en dévalorisant cette monnaie qui a été créée sans contrepartie de création de richesse.
“Mais le phénomène est en train de s’inverser. En premier lieu parce que la mondialisation se fragmente. Il n’y a plus de puissance pour sécuriser les transactions et les entreprises ne peuvent plus fabriquer au meilleur prix. Ensuite, et c’est un point proprement démographique, parce qu’à l’exception de l’Inde, les ressources humaines diminuent un peu partout, et spécialement en Chine, ce qui soutient la hausse des salaires et donc l’inflation.
Un troisième élément est le ‘quoiqu’il en coûte’ mondial, la planche à billets. L’inflation d’aujourd’hui consiste en quelque sorte à reprendre aux gens ce qu’on leur a donné, en dévalorisant cette monnaie qui a été créée sans contrepartie de création de richesse.”
Ce réveil des prix ne devrait pas être contrecarré, malgré leur discours, par les banques centrales. “Elles n’ont plus vraiment le loisir de remonter leurs taux comme dans les années 1980 car nous vivons dans un monde très endetté. Si vous remontez trop fort les taux d’intérêt, vous risquez de tuer la bête.” Et, dernier point militant pour une inflation durable, le prix de l’énergie. “Il est plus élevé aujourd’hui en raison des chocs subis et sera plus élevé demain en raison du coût de la transition énergétique”, ajoute François Lenglet.
Ce retour de l’inflation n’est pas nécessairement mauvais, poursuit-il. Et à ceux qui craignent l’emballement d’une spirale prix-salaires, François Lenglet rétorque: “la spirale prix-dette n’est pas moins dangereuse”.
Vous avez en Belgique un système d’indexation des salaires, tempéré par une loi de compétitivité, que je trouve très malin. Mais ce système nécessite des partenaires sociaux responsables.
“Pour les agents endettés, l’inflation est une ardoise magique. Elle efface une partie de leur dette en termes réels. Elle a aussi des conséquences positives pour les Etats en allégeant le poids de la redistribution: si vous les indexez un peu moins, c’est une façon de diminuer le coût réel de certaines allocations. L’inflation est donc un instrument de redistribution des richesses extrêmement puissant, et vous avez en Belgique un système d’indexation des salaires, tempéré par une loi de compétitivité, que je trouve très malin. Mais ce système nécessite des partenaires sociaux responsables.”
La revanche des travailleurs
Cette nouvelle fragmentation du monde devrait aussi permettre de rééquilibrer les forces entre capital et travail. “Une économie mondialisée est structurellement favorable au capital car celui-ci peut franchir les frontières et aller se localiser dans les endroits où la rémunération est la plus élevée. Autant cette économie mondialisée est favorable au capital, autant elle est défavorable aux travailleurs non qualifiés. Les non qualifiés ont payé la mondialisation: dans les marchés du travail les plus flexibles, comme au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, ils ont souffert d’une baisse des salaires.”
C’est ce qui explique les 40 années de rémunérations exceptionnelles que le capital a connu, note François Lenglet. “Mais, poursuit-il, la rentabilité commence à diminuer. Avec les événements russes aujourd’hui, peut-être chinois demain, certains investisseurs vont perdre. Et si vous réintroduisez de la friction dans les échanges de monnaie et dans les échanges de biens, le capital verra probablement sa rémunération diminuer et le travail verra probablement sa rémunération augmenter, d’autant plus qu’en raison de la démographie et du vieillissement de la population active, le nombre de travailleurs va diminuer dans de nombreux pays.”
Reste la question complexe de la qualité du travail qui sera proposé. “Au plan fondamental, s’il y a moins de travailleurs, les salaires montent, donc les conditions de travail devraient s’améliorer. Les nouvelles technologies qui permettent le télétravail peuvent aussi ajouter au confort. Mais elles engendrent aussi certains effets pervers: le télétravail peut conduire à délocaliser certaines tâches. Le comptable d’une entreprise française pourrait être à Budapest.”
La foi en l’inventivité humaine
La question de la qualité du travail se pose aussi avec la multiplication de ce que l’anthropologue David Graeber nommait les bullshit jobs. Auparavant, on travaillait chez Ford. Puis on a travaillé chez McDo. Aujourd’hui, c’est chez Uber. “Une des lectures de cette courbe est la baisse de la productivité de nos économies, observe François Lenglet. Nous créons beaucoup d’emplois parce que la productivité est faible. Sur cette question de la productivité, nous allons avoir pendant quelques moments le vent de face en raison de la transition énergétique. Il va falloir investir davantage pour disposer de la même quantité d’énergie. Tout cela suggère qu’il va falloir usiner un partage de travail complexe. Parce que nous sommes confrontés à deux forces contradictoires: une situation du marché du travail plutôt favorable au travailleur, mais une évolution de la productivité qui lui est contraire. Toutefois, à long terme, je suis persuadé que l’inventivité humaine étant sans limite, nous passerons ce vent de face. Nous trouverons des solutions énergétiques décarbonées qui nous permettront d’augmenter la productivité sur une planète avec des ressources finies. C’est un acte de foi, mais il se base sur la relecture de l’histoire: ce type de question s’est posé régulièrement.”
Les sociétés esclavagistes ne pouvaient pas imaginer cultiver des plantations sans esclaves. Les patrons des charbonnages estimaient que sans le travail des enfants, ils devraient fermer l’entreprise, rappelle l’essayiste
Une purge brutale?
Alors, quel monde avons-nous devant nous? “Un monde, je pense, moins libéral, répond François Lenglet. Un monde où il y aura davantage de règles et de frontières. Mais aussi un monde où le travail et la ressource humaine seront revalorisés. Et c’est une bonne chose. C’est un monde où nous retrouverons sans doute des conditions macroéconomiques semblables à celles de l’après-guerre, celles des Trente Glorieuses. Ces années-là étaient évidemment exceptionnelles en raison notamment d’une croissance exceptionnelle de la productivité, soutenue par l’électrification de nos pays et l’abondance du pétrole. Il y a la possibilité que les Trente Glorieuses demain reposent sur l’énergie décarbonée.”
Cependant, avant d’atteindre ce nouveau cycle, nous devons passer par une douloureuse période de transition. Un moment qui, nous rappelle l’histoire, est souvent brutal et s’accompagne de purges violentes. “Je décris cette transition depuis 15 ans avec l’idée qu’elle sera ponctuée par une crise plus grave que celle de 2008 et par des prolongements géopolitiques dramatiques. En 2010, j’avais écrit un livre, La Guerre des empires, dans lequel j’estimais qu’il y aurait une collision inéluctable entre les Etats-Unis et la Chine. C’est peut-être irrationnel mais je doute un peu aujourd’hui. Certaines transitions sont pacifiques.”
Un bouillonnement révolutionnaire
Il existe toutefois des indicateurs inquiétants, ajoute François Lenglet: “La tension internationale, le réveil des personnalités autoritaires, l’apparition de forces centrifuges dans des pays comme la France où l’on sent le désir d’en découdre avec les corps constitués. Il y a un bouillonnement révolutionnaire dont nous n’avons peut-être pas encore vu la fin. Toutefois, le grand avantage d’une purge est qu’elle change les logiciels collectifs. Le danger ressoude la collectivité et détruit les anciennes élites qui n’ont pas pu éviter l’entrée en crise.”
La bonne nouvelle, conclut-il, est que les transitions ne durent qu’un temps, celui d’une génération, soit une vingtaine d’années. La période de passage actuelle a commencé en 2008. Nous y sommes donc déjà depuis 15 ans. Mais les quelques années qui restent seront très certainement chahutées.
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