Paul Vacca
Radiographie au laser du système Poutine
Dans le “Le Mage du Kremlin”, au-delà de la radiographie au laser du système Poutine, Giuliano da Empoli nous donne à voir un effrayant continuum entremêlant tous les fils narratifs du grand roman russe.
Ces derniers temps, sur les chaînes d’info en continu, on a pu assister à la valse ininterrompue d’experts s’évertuant à anticiper ou analyser les agissements de Vladimir Poutine, échafaudant hypothèse sur hypothèse. Or, c’est peut-être un roman sorti cette semaine qui nous apporte le plus lumineux des éclairages sur l’actualité terrifiante que nous vivons.
“Le Mage du Kremlin” (Gallimard) est signé Giuliano da Empoli, essayiste, directeur du think tank Volta, ex-conseiller de Matteo Renzi et fin analyste de la chose politique. Roman vrai de la Russie du 21e siècle, il nous plonge dans les coulisses du Kremlin où les courtisans se livrent à une guerre sans merci pour parler à l’oreille du maître des lieux. Parmi eux, un certain Vadim Baranov, l’alter ego fictionnel de Vladislav Sourkov qui fut, jusqu’en 2020, le principal spin doctor de Poutine.
Tranchant sur la grisaille des apparatchiks du KGB qui entourent le “Tsar”, on l’appelle le Mage du Kremlin ou le Raspoutine de Poutine. Lui, étranger au monde politique, est un “poète égaré parmi les loups”, venu de l’avant-garde artistique puis de la production d’émissions de téléréalité russes. Stratège inspiré, nourri de pop culture, il deviendra le grand ordonnateur du récit du “Tsar” depuis son accession au pouvoir en 2001 alors que celui-ci n’était pas encore le “Tsar”, mais le pâle et inconnu cinquième Premier ministre en un an du président Boris Eltsine, appelé à être dégagé, comme les quatre autres avant lui, dans les trois mois.
Le temps d’une nuit, le Mage livre au narrateur sur le mode de la confession le making of de l’édification de la légende de Poutine. Comment il a, dès les premières heures, forgé le concept de “verticalité du pouvoir” afin de restaurer une autorité perdue et répondre au besoin de transcendance du peuple. Comment il a posé les bases de la “démocratie souveraine”, régime aux allures de démocratie mais qui fonctionne comme une dictature. Et comment, avant tout le monde, il est devenu maître de la désinformation en poussant simultanément tout et son contraire – la défense des animaux et les chasseurs, les activistes gays et les néonazis, le Black Power et les suprémacistes blancs, car la ligne du Parti a fait place au “fil de fer” qu’il convient, pour le rompre, de tordre d’un côté puis de l’autre. Le roman nous entraîne ainsi dans une épopée tragicomique d’un régime prêt à tout pour se maintenir au pouvoir avec, en “guest tsars” , des oligarques dans leurs résidences, des escort-girls dans des palaces, les exilés sur leurs yachts ou dans leurs jets privés, des fous d’algorithmes et des marginaux en demande de reconnaissance.
Mais au-delà de la radiographie au laser du système Poutine, Giuliano da Empoli nous donne à voir un effrayant continuum entremêlant tous les fils narratifs du grand roman russe: ceux de la Russie d’Alexandre Nevski et de Pierre le Grand, de Lénine et de Staline mais aussi des opritchniki d’Ivan le Terrible en passant par la police secrète des tsars et de la Tchéka de Staline pour arriver jusqu’aux hommes liges du KGB de l’entourage de Poutine. Le continuum d’un pouvoir qui s’enivre de son exercice absolu et se rêve éternel. L’alchimie terrifiante d’un ordre implacable et du chaos permanent dont la guerre constitue l’unique horizon pour espérer se régénérer.
“Le Mage du Kremlin” est un bréviaire tranchant sur l’exercice du pouvoir, habité par la mélancolie des cimes et les brumes du thriller, comme si Machiavel ou Malaparte avaient rencontré John Le Carré ou Orson Welles. Une fiction sur l’empire du pouvoir porté par l’impérieux pouvoir de la fiction.
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