Que se cache-t-il derrière la colère contre la réforme des retraites en France?
Vue de Rome ou Berlin, la colère française contre la réforme des retraites est déroutante, dans un pays où l’âge légal de départ est l’un des plus bas d’Europe. Mais la crise révèle un profond questionnement en France sur le sens et la place du travail.
“En Italie, où l’âge légal de départ à la retraite est de 67 ans, le débat français semble un peu lunaire“, expliquait récemment au Figaro Anaïs Ginori, la correspondante du quotidien Repubblica. Idem pour les Allemands ou les Britanniques, qui ne partent pas avant au minimum 65 ans.
Le magazine britannique The Economist évoque “le coût de l’art de vivre” à la française en défendant la mesure au coeur de la réforme d’Emmanuel Macron, le recul de l’âge de départ de 62 à 64 ans, massivement rejetée par les Français. Mais au-delà des clichés qui perdurent sur les Français fainéants ou accrochés à un modèle social dépassé, c’est la relation au travail qui singularise la société française, estiment des chercheurs.
“Dans d’autres pays européens, on est dans l’efficacité, et le rapport au travail est beaucoup moins passionnel“, analyse ainsi Romain Bendavid, directeur du pole Work Experience à l’institut IFOP. “Les cultures managériales sont très différentes, et la notion de bien-être au travail, très importante par exemple dans les pays nordiques, n’est apparue que récemment en France”, ajoute-t-il.
“Les Français sont plus nombreux que beaucoup de leurs voisins à accorder une grande importance au travail“, abonde la sociologue Dominique Méda, et leurs attentes, quels que soient l’âge, le statut ou le genre sont “sans doute plus fortes qu’ailleurs, mais se fracassent sur la réalité des conditions d’exercice du travail”, qui sont plus dures en France, insiste-t-elle. La professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine s’appuie sur l’enquête européenne Eurofound 2021: “les résultats mettent en évidence qu’il y a plus de contraintes physiques et psychiques en France qu’ailleurs, moins de consultation, moins d’autonomie, moins de reconnaissance (pas seulement salariale), plus de discriminations et de violence”, énumère-t-elle.
“Injuste et brutale”
“La retraite avant l’arthrite! ” “On a bossé, c’est pas pour en crever!” les slogans qui ont fleuri dans les manifestations (huit journées d’action depuis le 19 janvier) ont mis en lumière la colère, voire le désespoir contre une réforme des retraites jugée “injuste et brutale”. “J’ai été caissière pendant 34 ans. Mes bras, je ne peux plus les bouger”, racontait Monique Bourely, 60 ans, lors d’une manifestation fin janvier à Mende (sud), en qualifiant de “honte” le projet du gouvernement.
Pour Dominique Méda, il y a “une crise du travail qui a été complètement occultée jusqu’ici mais qui est révélée par la réforme des retraites, et qui explose à la figure du gouvernement”.
Quête de sens, interrogations sur ses priorités… La crise sanitaire de 2020 et le grand confinement ont bien sûr joué un grand rôle, conduisant de nombreux actifs à réfléchir sur leur rapport au travail. Les “premières lignes”, personnels de santé, caissières, éboueurs… élevés au rang de “héros” pendant le confinement avant de retomber dans le plus parfait anonymat, sont parmi les premiers concernés, comme les ouvriers et employés, relève Mme Méda. Mais la crise du travail touche aussi les cadres.
Débat philosophique
“Le Covid a renforcé mes interrogations sur mon utilité sociale, et relativisé l’importance de mon travail“, raconte Juliette Hamon, une secrétaire de rédaction de 50 ans. “Ce qui me met en rage dans la réforme des retraites c’est qu’elle va affecter justement ceux qui n’ont pas le luxe de se poser ces questions, parce que le travail est une question de survie. Et on leur recule l’âge de départ à la retraite, qui est le seul moment où ils pourront donner de la place au reste”, s’indigne-t-elle.
“Derrière la contestation de la réforme des retraites, il y a comme une psychanalyse générale, un débat philosophique“, juge Romain Bendavid, en soulignant “l’effondrement de la place du travail dans la vie des Français”. Celle-ci, jugée “très importante” par 60% d’entre eux en 1990, ne l’est plus que pour 21% en 2022, selon les résultats d’une enquête pour la Fondation Jean Jaurès. “Attention, il n’est pas question de dire que les Français sont paresseux. Le travail demeure “important” pour plus de 80% des actifs, mais il n’est plus central, ce n’est plus forcément un espace de réalisation de soi”, décrypte le chercheur, pour qui le monde politique, que ce soit à droite ou à gauche, n’a pas appréhendé cette nouvelle réalité.