Plans Marshall en Wallonie: les raisons d’un échec
Les multiples Plans Marshall n’ont pas réussi à débloquer réellement l’économie wallonne. En cause notamment: la gouvernance politique, le ciblage sectoriel et le marché du travail.
La situation budgétaire catastrophique de la Wallonie est la conséquence du délabrement d’un tissu économique qui ne s’est jamais remis de la fin des charbonnages et du déclin de la sidérurgie. “Qu’ont-ils fait de nos industries? regrette Pierre-Frédéric Nyst. Oui, à Frameries, on a un superbe musée qui s’appelait le Pass (SparkOH désormais, Ndlr), mais il n’y a pas de reconversion. A part dans l’aéronautique et les biotechnologies, on n’a jamais réussi à créer quelque chose de réellement performant.” Ni l’apport de fonds européens depuis les années 1990 (Objectif 1 et 2, rappelez-vous), ni la succession de Plans Marshall n’ont permis de rapprocher le tissu économique wallon de la moyenne européenne. On peut tout au plus se réjouir d’avoir freiné le décrochage. Pourquoi, ces stratégies politiques ont-elles échoué? Les réponses sont évidemment multiples. Nous en pointerons trois: la gouvernance politique, le ciblage sectoriel et le marché du travail.
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1. Le poids des cabinets ministériels
Les différentes stratégies de développement ont été dessinées et mises en oeuvre au départ des cabinets ministériels. Une erreur dramatique, selon l’essayiste Jean-Yves Huwart, auteur de Pourquoi la Wallonie ne se redresse pas (2019). “Dans un état moderne, on objective les choses et on procède aux arbitrages en évaluant les retours sur investissement, explique-t-il. Et ce sont des gens compétents, eux-mêmes challengés par d’autres tout aussi compétents, qui font ces évaluations. En Wallonie, comme dans d’autres régions du sud de l’Europe, il n’y a pas cette éthique de la gestion publique. Beaucoup de décisions d’investissements se prennent à l’issue d’une négociation de marchands de tapis entre quatre murs.” Il a baptisé cela “la technique de la commande de pizzas”: au lieu de définir ensemble des priorités collectives, chaque parti amène ses priorités (souvent pour plaire à ses électeurs), un peu comme l’un commande une pizza 4 fromages et un autre une hawaïenne plutôt que de cuisiner un plat pour tout le monde. Ce mode de travail perdure, hélas, à travers le temps et, cette année, il a encore passablement plombé la confection du plan de relance, comme on vous le raconte par ailleurs.
Beaucoup de décisions d’investissements se prennent à l’issue d’une négociation de marchands de tapis entre quatre murs.”
Jean-Yves Huwart (auteur)
Jean-Yves Huwart met directement en cause l’omnipotence des cabinets ministériels. Ils sont composés par copinage, par des logiques de réseau et leurs membres seront recasés quelques années plus tard dans les administrations. “Des gens un peu au-dessus du lot parviennent à se créer des réseaux de pouvoir très étendus, dit-il. Ils renvoient l’ascenseur de temps en temps et tout le monde est content. Trop de gens n’auraient pas les mêmes perspectives de carrière vu leur manque d’expérience et de qualité au niveau international. Ils sont donc bien contents de rester dans leur poste bien rémunéré.” Même si individuellement, nombre de cabinettards sont plutôt compétents, ils forment ensemble une “technostructure” trop monolithique pour pouvoir guider la Wallonie sur des chemins innovants et audacieux.
“Cette méthode de gestion absurde fait que le retour sur investissement n’arrive jamais, poursuit Jean-Yves Huwart. C’est ce que j’appelle les éléphants blancs, ces grands projets pharaoniques qui coûtent cher et n’apportent rien. Il y a la gare de Mons, bien sûr, mais aussi tous ces centres de congrès qui pullulent dans les villes wallonnes. Comment va-t-on rentabiliser cela? Ils vivent de congrès de parastataux wallons qui s’y réunissent une ou deux fois par an. La cause de tout cela, c’est le favoritisme, le copinage, le piston. On le retrouve dans tous les Etats dysfonctionnants.” D’où le parallélisme avec la Grèce… Il en est d’autant plus marri que, analyse-t-il, le tissu économique régional n’est plus suffisamment dense pour enclencher à lui seul un cercle vertueux en se basant sur l’effet d’entraînement des réussites individuelles de quelques entrepreneurs exceptionnels. Les opérateurs publics sont indispensables dans ces stratégies et, selon Jean-Yves Huwart, ils n’ont malheureusement pas “le bon logiciel” pour y arriver. “Je crois qu’il faut encore plus qu’il y a 30 ans aller chercher des gens hors de Wallonie et leur laisser une liberté d’action totale”, dit-il.
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2. Un ciblage trop sectoriel
Même avec tous leurs défauts, les Plans Marshall et consorts ont quand même permis de rapprocher les universités du monde économique, les grandes entreprises des PME et de faire émerger le bel écosystème des biotechnologies. “Les interactions entre le monde de la recherche et le monde industriel, c’est un résultat du Plan Marshall, confirme Benoît Bayenet. Avant les années 2000, à part dans le pharma, ça n’existait pas. Maintenant, la dynamique est là et les partenariats sont forts. La politique industrielle, c’est cela: rapprocher le monde académique, la recherche et le monde industriel pour développer des produits ensemble.” Il invite à la nuance avant de juger les effets des stratégies industrielles des 15-20 dernières années. “Changer la structure économique d’une région prend deux ou trois générations, nous n’y sommes pas encore, dit-il. L’esprit d’entreprise, la notion du risque entrepreneurial, la création d’activités…, on voit que tout cela se développe.”
Nous sommes souvent sclérosés dans plein de procédures, quand il faudrait être plus agile, plus entrepreneur.”
Marie-Laure Moreau (EY)
Didier Paquot convient que nous sommes parfois un peu trop impatients. Mais cela ne l’empêche pas de regarder dans le rétroviseur avec un oeil critique. “Je pense que nous avons trop misé, et moi le premier, sur une politique industrielle sectorielle plutôt que transversale, analyse-t-il. Les pôles de compétitivité ont apporté quelque chose mais dans un monde où les secteurs sont de plus en plus interconnectés, cette fixation sectorielle à travers les pôles et les clusters ne génère pas ou plus les résultats escomptés.” Il constate que les plus beaux fleurons industriels de ces dernières années (Odoo, I-Care) sont nés en dehors de ces pôles et invite à miser sur les start-up qui devraient se développer dans le sillage de ces entreprises en forte croissance. “L’idée n’est pas de les aider individuellement mais de développer une véritable politique entrepreneuriale transversale en investissant dans la R&D, dans la formation, dans les infrastructures, dans le soutien à l’international, reprend Didier Paquot. Il est temps de sortir des découpages sectoriels imaginés il y a 10-15 ans pour mieux coller à ce qu’on voit germer comme tissu économique en Wallonie.” Il se réjouit ici de voir, par exemple, comment un gros acteur comme la SRIW a revu sa stratégie d’investissement en ce sens. “Elle est à l’affût des start-up et des écosystèmes émergents, elle s’inscrit dans des consortiums qui élargissent les réseaux, dit-il. La SRIW joue de plus en plus le rôle que doit jouer un outil financier public. C’est pour moi un signe très encourageant.” Et soit dit en passant, c’est en étant dirigée par d’anciens chefs de cabinet ministériel que la SRIW a réalisé cette intéressante mutation…
L’idée n’est pas d’aider les start-up à tout prix et d’abandonner le reste. D’une part, l’économie traditionnelle peut très bien se repositionner, à l’image d’une sidérurgie, à la voilure certes réduite mais très innovante et en marche vers la décarbonisation de ses activités. D’autre part, Didier Paquot s’étonne de la multiplication des incubateurs à travers toute la Wallonie, sans nécessairement un suivi rigoureux de leur apport. “Toutes ces start-up logées dans les incubateurs, on les a aidées dans un esprit d’égalitarisme et sans beaucoup les mettre devant leurs responsabilités, devant des obligations de résultat, dit-il. Je serais preneur de quelque chose de plus dynamique et de plus exigeant à l’égard des spin-off et start-up car ce sont elles qui vont créer le business de demain.” Cela nous ramène à la question de la gouvernance: seules des personnes compétentes et dénuées d’arrière-pensées électoralistes pourront mener ces politiques exigeantes sans sombrer dans le copinage et le renvoi d’ascenseur.
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En attendant, on préfère multiplier des aides minimes que de concentrer les moyens sur quelques projets porteurs. “C’est vrai, on saupoudre trop, convient Marie-Laure Moreau, managing partner chez EY Wallonie. Il faut être plus ciblé pour vraiment développer les filières d’excellence. Heureusement, on tend à faire cela plus qu’avant. Cela fonctionne avec l’écosystème des biotechs, il faut en développer d’autres, dans les cleantechs (le renouvelable au sens large, les processus de production moins émetteurs de CO2, le circulaire), le digital…” Elle regrette en outre que les structures décisionnelles wallonnes, mais aussi belges voire européennes, soient “sclérosées dans beaucoup de lourdeurs administratives”.
“Dans notre baromètre de l’attractivité, la lourdeur administrative est souvent pointée par les investisseurs étrangers, poursuit Marie-Laure Moreau. Ils trouvent que la Belgique est un pays complexe et administrativement très lourd. Ils visent le secteur public mais aussi les banques, notamment. Nous sommes souvent sclérosés dans plein de procédures quand il faudrait être plus agiles, plus entrepreneurs. Nous avons besoin de processus beaucoup plus rapides.”
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3. La politique de l’emploi, cet outil oublié
Les multiples plans de redéploiement initiés en Wallonie ont pâti d’un manque de lien avec l’enseignement et la formation en raison principalement du découpage institutionnel. Cela semble enfin bouger un peu avec la promotion de l’apprentissage en alternance ou le projet d’une biotech school à Gosselies. Mais un autre maillon essentiel a été oublié dans ces stratégies industrielles: la politique de l’emploi. “Les pays qui ont bien réussi leur reconversion industrielle, ce sont des pays qui ont d’abord réformé leur marché du travail et leur agence pour l’emploi, affirme Didier Paquot. C’est le Danemark dès les années 1980, les Pays-Bas ensuite, l’Allemagne au début des années 2000. Si on ne rend pas le marché du travail plus efficace, on a beau susciter la création d’entreprises et d’activités économiques, on freine toute la dynamique. Nous le voyons aujourd’hui avec le volume d’emplois qui n’est pas pourvu en Wallonie. Je suis convaincu que le fonctionnement du marché du travail, du Forem, des formations qualifiantes, de l’enseignement professionnel est le vrai problème de la Wallonie depuis 20 ans.”
Les pays qui ont réussi leur reconversion industrielle, ce sont des pays qui ont d’abord réformé leur marché du travail et leur agence pour l’emploi.”
Didier Paquot (Institut Destrée)
Ce problème dépasse, selon nos interlocuteurs, celui des métiers en pénurie ou des sanctions à l’égard des chômeurs de longue durée. Il s’agit d’outils importants, coûteux (un budget annuel de plus de 1 milliard d’euros, en incluant les réductions de cotisations sociales) mais qui ne sont sans doute pas calibrés pour répondre aux besoins d’aujourd’hui. “Je siège au comité de gestion du Forem, confie Pierre-Frédéric Nyst. Franchement, cet organisme fait ce qu’il peut. Ce sont 4.500 personnes de bonne volonté, peut-être un peu trop formatées à maintenir une situation existante ou peut-être à ne pas secouer le cocotier comme il faudrait le faire. Moi, je rêve d’un Forem où chaque conseiller a deux jeux de cartes: d’une part les besoins précis des entreprises, d’autre part les bilans de compétences des candidats. Il faut des courtiers sectoriels, pas des contrôleurs.”
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Marie-Laure Moreau et Didier Paquot insistent sur la nécessité d’un accompagnement personnalisé dès le premier jour de chômage. Sur papier, c’est ce qui est prévu mais la réalité est souvent tout autre. “Il ne faut pas spécialement être plus coercitif envers les demandeurs d’emploi, explique l’économiste de l’Institut Destrée, mais il faut créer un climat plus incitatif en aidant les gens à mieux cerner les offres d’emploi, en s’assurant qu’ils postulent et vont aux rendez-vous. Aujourd’hui, on attend de quatre à six mois avant d’intervenir si quelqu’un n’a pas rempli son dossier avec son bilan de compétences. Un tel délai, c’est énorme. Cela laisse trop de temps à la personne pour se démotiver, se décrocher du marché du travail.”
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Didier Paquot est bien conscient du drame du chômage de longue durée, en particulier dans les sous-régions où il se perpétue sur plusieurs générations. Il estime toutefois que “toute l’énergie devrait être mise pour aider les gens qui arrivent au chômage à retrouver rapidement un boulot”, qu’il faut “concentrer les forces d’accompagnement et de formation sur ces gens qui ont moins de six mois ou un an de chômage pour éviter qu’ils ne dérapent dans le chômage de longue durée”. “Inspirons-nous des exemples d’autres pays, ajoute Marie-Laure Moreau. Les différents ministres de l’Emploi étaient récemment au Danemark. Les allocations de chômage y sont plus élevées mais limitées dans le temps et, surtout, les personnes doivent suivre un plan de formation dès leur tout premier jour de chômage. Il faut former rapidement les gens aux matières plus nouvelles dans les cleantechs, le digital, etc. Pour moi, c’est le point majeur pour le redressement de la Wallonie.” Le Parlement wallon vient de voter une réforme du Forem, qui vise notamment les stratégies d’accompagnement des chômeurs, officiellement rebaptisées “chercheurs d’emplois”. Sur le papier, les choses semblent donc évoluer dans le bon sens. En espérant que cette fois-ci, les autorités régionales aillent “jusqu’au bout de la logique”.
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