Paul Vacca
Nous avons un besoin crucial de “signification” et de “direction”
Plus que de slogans ou de hashtags, nous avons un besoin crucial de sens, compris dans sa double acception de “signification” et de “direction”
Nous sommes au beau milieu du 19e siècle. Les mouvements ouvriers existent déjà depuis un certain temps, accompagnant la montée inexorable de la révolution industrielle en Europe. Ils pullulent même. Des systèmes de pensée théoriques bourgeonnent, partout reconnaissables à leurs terminaisons florales en “isme”: saint-simonisme, fouriérisme, proudhonisme, comtisme… Les questions économiques, même les plus ardues, donnent lieu à des débats enflammés à l’arrière des ateliers, les cours d’usine et les tavernes enfumées où l’on disserte matière première, main-d’oeuvre, produit, salaire, échange, capital, travail, exploitation, etc.
Bref, le mouvement ouvrier possède ce que nous appelons aujourd’hui sa “raison d’être”. Un cadre théorique et des concepts aptes à remplir des milliers de présentations Powerpoint, à produire des infographies à la pelle, à tenir une infinité de keynotes ou de sessions Zoom! Mais le mouvement patine, peinant à trouver un élan mobilisateur. Que faire?
C’est alors que deux jeunes intellectuels sont appelés à la rescousse à l’occasion d’un congrès international qui se tient à Londres. Et en février 1848 sort un petit livre d’une cinquantaine de pages seulement. Il débute comme un roman gothique par une phrase à glacer le sang (“Un spectre hante l’Europe…”) et se termine par un appel à un immense hug mondial (“Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!” ). Entre les deux, le livre parcourt à tire-d’aile l’histoire des luttes sociales depuis la Rome impériale jusqu’à la mainmise de la bourgeoisie sur le destin du monde. Enjambant le présent, il propose une vision programmatique de l’avenir avec une construction narrative impeccable menant, comme dans les films Marvel 150 ans plus tard, vers une lutte finale implacable et libératoire. Avec un call-to-action efficace: “Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner.”
Ce livre, vous l’aurez compris, c’est le Manifeste du parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels. Comme on le sait, il bouleversera le monde ouvrier, et le monde tout court. En quelques dizaines de pages seulement, alors que des milliers de pages avaient été écrites avant et ont été écrites après… On nous objectera que le projet qu’il défend s’est révélé quelque peu défectueux sur le long terme, que tout ne s’est pas passé comme prévu, que leur entreprise a été dévoyée et qu’elle a même fini en banqueroute en 1989.
Reste que ce livre aura réussi à transformer la “raison d’être” du mouvement ouvrier en des “raisons d’agir”. Il aura donné à toute une classe ouvrière déboussolée une voie dans laquelle s’engager. Au-delà des joutes philosophiques avec la dynamique narrative d’un programme qui soudain prenait corps.
Il incarne à la perfection la vertu mobilisatrice que tout manifeste, qu’il soit politique, sociétal ou d’entreprise, se doit de déployer. En transformant les convictions et les concepts souvent abstraits et interchangeables de la raison d’être (#dynamisme, #excellence, #transparence, #espritdinnovation, etc.) en des raisons d’agir. Trop souvent aujourd’hui, le travail identitaire et théorique de la raison d’être est perçu comme l’aboutissement, alors qu’il n’en constitue que le début. Dans une fusion entre argumentation et narration, le manifeste, au-delà des seuls mots-clés, explicite le projet d’entreprise en lui conférant son véritable sens.
Car en ces temps terriblement incertains et bavards, il n’y a peut-être qu’une seule chose qui soit certaine: plus que de slogans ou de hashtags, nous avons un besoin crucial de sens, compris dans sa double acception de “signification” et de “direction”.
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